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La recherche scientifique comme acte poétique et révolutionnaire

Être poète ce n’est pas nécessairement écrire – suivant ce régime de précision extrême, de rigueur obsessionnelle, de connaissance et de transgression des règles, qui caractérise le genre littéraire diffus et polymorphe nommé « poésie ». Ce serait, au-delà ou en deçà, un voeu de subversion du banal et de perversion de l’attendu.

En refermant l’hypothèse K d’Aurélien Barrau, j’ai surtout ressenti une fascination pour une analyse provocante de l’état actuel de la science et de sa sœur inséparable, la technologie. Je n’y ajouterai que deux citations à celle qui ouvre ce post (page 202 de l’édition Grasset dans la collection dirigée par Mathieu Vidard.)

Il serait bien trop simple d’opposer la « bonne science », fondamentale, pire, désintéressée, à la « mauvaise science », appliquée, ingénierique, technologique. Peut-être un certain manichéisme est-il légitime face à l’urgence et à l’ampleur de la catastrophe. Mais la ligne de démarcation n’est pas à chercher ici. Elle se dessinerait plutôt entre la science qui sur-affirme le déjà su ou le déjà vu et celle qui fait vaciller les construits et les édifiés. L’essentiel est ici. [Page 104]

La poésie n’intervient pas comme métaphore guillerette mais en tant que dynamique paradigmatique d’une connaissance pointue ouverte sur son propre questionné. Une maîtrise souveraine de la langue qui, pourtant, s’autorise à chaque phrase l’exercice d’une profonde violence à la grammaire comme à la syntaxe. [Page 112]

En refermant l’hypothèse K je n’ai pas eu d’autre choix que de le réouvrir et d’en faire une seconde lecture plus minutieuse, notamment pour noter tous les mots qui m’avaient arrêtés, avec l’intention d’en fournir un lexique à la fin de ce post.

Vous m’avez compris, l’essai d’Aurélien Barrau n’est pas toujours d’une lecture facile. Deux chapitres échappent au constat. « L’exemple » présente l’interprétation relationnelle et assez lumineuse de Carlo Rovelli de la mécanique quantique. Les choses n’existeraient qu’en tant qu’elles interagissent. Le chapitre « L’impossible » rappelle « la posture radicale » et « l’intransigeance acérée » d’Alexander Grothendieck.

Je crois qu’on peut lire Aurélien Barrau comme on peut lire Jón Kalman Stefánsson, pour la simple raison qu’ils illustrent l’importance de la poésie dans un monde qui va courir à sa perte si celle-ci disparait.

PS (avant lexique) : je mélange un peu les choses. Comment un individu peut-il en être amené à penser comme Aurélien Barrau ou Alexander Grothendieck. Et pourquoi certains vont-ils s’opposer farouchement à leurs idées ? Ce matin sur France Culture, une conversation similaire a eu lieu, que l’on peut résumer par son titre Être de droite ? Je vous encourage à écouter l’interview de Laetitia Strauch-Bonart. C’est instructif. IL s’agit sans doute d’une promotion d’un livre puisque le lendemain, on pouvait l’écouter sur France Inter !

Comme il est difficile de (é)changer (sur) les convictions, j’en préfère parfois la littérature. Que dire de cet extrait de la récente prix Nobel de littérature Han Kang ?

L’élément définitif qui décide de la morale des masses populaires n’est pas encore connu. Ce qui est intéressant, c’est qu’un flux éthique spécifique se crée sur place, indépendamment du niveau moral des individus formant la masse. Certaines masses populaires volent, violent et tuent, d’autres acquièrent un altruisme et un courage qu’elles n’auraient jamais atteints individuellement. Selon l’auteur, ce n’est pas que les individus de la seconde catégorie soient particulièrement nobles, mais la noblesse inhérente à l’homme s’exprime grâce à la force d’une masse ; de même, ce n’est pas que les individus de la première catégorie soient particulièrement barbares, mais la bestialité inhérente à l’homme est optimisée à travers la force d’une masse.

LEXIQUE

Aurélien Barrau emploie des mots techniques, des mots rares, on pourra s’en moquer ou apprécier. Il emploie deux fois « Holistique » qui est l’un des mots que j’ai de plus en plus de mal à entendre tant il me semble galvaudé. Mais les autres le sont moins, je vous laisse juger. Les pages font à nouveau référence à l’édition Grasset. Les sources sont indiquées à la fin de la définition et proviennent de Wikipedia, du Wiktionnaire, de Larousse ou du CNRTL (Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales).

Abstrus (p.107) : qui est difficile à comprendre (CNRTL).
Abscons : obscur, mystérieux, difficile à pénétrer. Étant donné que pour abstrus comme pour abscons, l’anton. est l’adj. clair, abscons peut être considéré comme un renforcement superl. de abstrus. (CNRTL)

Aléthique (p.51): se dit des modalités du sens d’une proposition : vrai ou faux, nécessaire ou contingent, possible ou impossible. (Wiktionnaire).

Allant (p.102) : qui fait preuve d’activité / qui aime l’activité (CNRTL).

Anachronie (p.141) : inadaptation d’une personne à son époque (Wiktionnaire).

Autolyse (p.51) : (du grec αὐτο- auto- « soi-même » et λύσις / lusis « dissolution ») destruction par ses enzymes, suicide en psychologie (Wikipedia). Voir aussi Lyse p.115, Zoélyse p.132.

Axiologie (p.47) : (du grec : axia ou axios, valeur, qualité) science des valeurs sociologiques et morales ou, en philosophie, à la fois une théorie des valeurs (axios) ou une branche de la philosophie s’intéressant au domaine des valeurs (Wikipedia).
Axiologique : relatif aux valeurs.

Cachexie (p.92) : état caractéristique de nombreux cancers en phase avancée qui se traduit par un amaigrissement extrême lié à une dénutrition, pouvant évoluer vers une issue fatale, sans traitement à l’heure actuelle (Wikipedia).

Cardinal (p.22) : qui est fondamental, essentiel (Larousse).

Céans (p.143) : ici, dedans (Wiktionnaire).

Clinamen (p.143) : (en français : déclinaison) en physique épicurienne, l’écart ou une déviation spontanée des atomes par rapport à leur chute dans le vide, qui permet aux atomes de s’entrechoquer (Wikipedia).

Définitoire (p.43) : 1. Relatif à une définition. 2. Qui constitue la définition de quelque chose (Wiktionnaire).

Diapré (p.35) : Varié de plusieurs couleurs. De couleur variée et changeante (Wiktionnaire).

Dialectal (p.45) : Relatif au dialecte.
Dialecte : Proche parent d’une langue dominante ou officielle mais qui s’en distingue et qui, avec cette langue dominante, étaient autrefois variétés régionales l’une de l’autre.
(Wiktionnaire)
Idiome : langue (envisagée comme ensemble des moyens d’expression communs à une communauté) et termes qui désignent diverses espèces de langues et variétés régionales et sociales d’une même langue (Wikipedia).

Efficient (p.101) : qui aboutit à de bons résultats avec le minimum de dépenses, d’efforts, etc. ; efficace : Une collaboration efficiente. (Larousse) Tout se joue donc dans la rapidité et l’optimisation dans l’efficience, tandis que l’efficacité cherche à faire les bonnes tâches peu importe le temps ou l’argent que cela prendra. (Voir aussi CNRTL)

Émétique (p.68) : vomitif (Wikipedia).

Épiphanie (p.52/171) : (du grec ancien ἐπιφάνεια, epiphaneia, « manifestation, apparition soudaine ») est la compréhension soudaine de l’essence ou de la signification de quelque chose (Wikipedia).

Épistémique (p.20) : Relatif à la connaissance. Voir aussi épistémè et épistémologie (Wikipedia).

Éthique (p.41) : (ou philosophie morale), discipline philosophique portant sur les jugements moraux. Elle examine les questions normatives, concernant ce que les individus devraient faire, ainsi que les questions méta-éthiques sur la nature même de la moralité (Wikipedia).

Étiologie (p.131/186) : en médecine, l’étiologie (ou étiopathogénie) est l’étude des causes et des facteurs d’une maladie (Wikipedia). Voir aussi téléologie plus bas.

Essence (p.16) : (du latin essentia, du verbe esse, être, traduction du grec ousia) en métaphysique « ce que la chose est », sa nature, par distinction d’avec l’existence, qui est « l’acte d’exister », et d’avec l’accident, qui est ce qui appartient à la chose de manière contingente. L’essence est ce qui répond à la question du « qu’est-ce que cela est ? » pour un être (Wikipedia).

Exergue (p.120) : formule, pensée, citation placée en tête d’un écrit pour en résumer le sens, l’esprit, la portée, ou inscription placée sur un objet quelconque à titre de devise ou de légende (CNRTL).

Hétérotopie/que (p.72) : localisation physique de l’utopie (terme dû à Michel Foucault) (Wikipedia).

Homéostasie (p.179) : stabilisation, réglage chez les organismes vivants, de certaines caractéristiques physiologiques (pression artérielle, température, etc.) (Wikipedia).

Immanent (p.140) : qui est contenu dans la nature d’un être, ne provient pas d’un principe extérieur (s’oppose à transcendant) (Larousse).
Immanentisme/iste : doctrine qui prône l’immanence de Dieu ou d’un absolu au sein de la nature, de l’homme, de l’histoire (Wikipedia).

Intellection (p.48) : Activité de l’intellect, acte par lequel l’esprit conçoit (Wiktionnaire).

Karkinos (p.179) : (du grec ancien Καρκίνος, « crabe ») « C’est Hippocrate (460-377 avant J-C) qui, le premier, compare le cancer à un crabe par analogie à l’aspect des tumeurs du sein avec cet animal lorsqu’elles s’étendent à la peau. La tumeur est en effet centrée par une formation arrondie entourée de prolongements en rayons semblables aux pattes d’un crabe » (Centre Paul Strauss)
Carcinogène : qui cause ou peut causer le cancer (Wiktionnaire).

Litote (p.19) : figure de style et d’atténuation qui consiste à dire moins pour laisser entendre davantage (Wikipedia).

Lyse (p.115) : Destruction d’éléments organiques par des agents physiques, chimiques ou biologiques. Voir aussi Auolyse p.51, Zoélyse p.132.

Mélioratif (p.48) : qui a une connotation favorable (CNRTL). Contraire : péjoratif.

Méphitique (p.68) : qui sent mauvais et est toxique (Wiktionnaire).

Ontologie (p.16) : une branche de la philosophie et plus spécifiquement de la métaphysique qui, dans son sens le plus général, s’interroge sur la signification du mot « être » (Wikipedia).

Palimpseste (p.44) : (du grec ancienπα λίμψηστος / palímpsêstos, « gratté de nouveau ») manuscrit constitué d’un parchemin déjà utilisé, dont on a fait disparaître les inscriptions pour pouvoir y écrire de nouveau (Wikipedia).

Poliade (p.174) : en théologie, divinité qui protège une cité qui lui rend un culte spécifique (Wikipedia).

Praxéologie/que (p.41) : (de praxis) champ disciplinaire centré sur l’étude de l’action humaine. Ses objectifs varient selon les disciplines et les chercheurs : la réflexion peut être orientée en vue d’intervenir sur des domaines d’action réels ou elle peut être destinée à constituer une approche analytique ou une science de l’action (Wikipedia).

Praxinoscope (p.196) : Jouet optique inventé en 1876 donnant l’illusion du mouvement et fonctionnant sur le principe de la compensation optique. (Wikipedia).

Profus.e (p.94) : qui se répand en abondance. Qui existe, se répand avec profusion (CNRTL).
Diffus.e (p.94) : qui se répand dans toutes les directions (qui délaye sa pensée).

Réourdissage (p.134) : terme issu de « ourdissage » qui est l’opération préalable et préparatoire du tissage qui consiste à assembler les fils de chaînes parallèlement par portées, dans l’ordre qu’ils occuperont dans l’étoffe. L’ourdissage consiste à disposer les fils les uns à côté des autres sur une grande longueur afin d’en former une nappe sur une largeur déterminée (CNRTL).

Sénescence (p.179) : en biologie, processus physiologique qui entraîne une lente dégradation des fonctions de la cellule à l’origine du vieillissement des organismes (Wikipedia).

Sentience (p.130) : Pour un être vivant, capacité à ressentir les émotions, la douleur, le bien-être, etc., et à percevoir de façon subjective son environnement et ses expériences de vie (Wikipedia).

Subsumer/ant (p.130) : penser/ant (un objet individuel) comme compris dans un ensemble (CNRTL).

Suraffirmer/ation (p.16) : Affirmer plus que la normale, ou de façon excessive (Wiktionnaire).

Systémique (p.17) : manière de définir, étudier, ou expliquer tout type de phénomène, qui consiste avant tout à considérer ce phénomène comme un système (Wikipedia).
Systéme : Un système est un ensemble d’éléments interagissant entre eux selon certains principes et règles (Wikipedia).

Tautégorique (p.115) : « La mythologie n’est pas allégorique : elle est tautégorique [allégorique renvoie à un autre ; tautégorique renvoie au même]. Pour elle, les dieux sont des êtres qui existent réellement, qui ne sont rien d’autre, qui ne signifient rien d’autre, mais signifient seulement ce qu’ils sont. (Selon Paul Ricoeur in « Le symbole donne à penser »).
Tautégorique étant particulièrement rare, voici une autre citation : Cependant, là où la Théorie critique exige de la prudence et une modification incessante du « jugement existentiel théorique [3] », l’esthétique lyotardienne semble absolutiser la sensation, celle-ci étant comprise d’une manière tautégorique, c’est-à-dire à la fois comme état et information sur cet état. La seule voie, pour l’œuvre d’art, de ne pas retomber dans une représentation, serait de devenir le témoin du « désastre » sublime, ou, autrement, d’une incompatibilité principielle entre le mode logique et le mode esthétique. Cependant cette projection du caractère tautégorique du jugement réfléchissant sur une œuvre d’art s’avère, d’une part, problématique car il s’agit d’un concept extra-artistique et, d’autre part, potentiellement contradictoire car elle semble reproduire – sur un niveau différent, certes – la logique de la représentation (dans le sens où il s’agit de représenter le « désastre » sublime par le moyen de la peinture par exemple). Dans cet article nous voudrions analyser la démarche philosophique de Lyotard qui consiste à s’opposer à l’esthétisation généralisée par une précision des concepts proprement esthétiques et leur différenciation par rapport aux concepts de la raison. Il s’agira de comprendre plus largement, en s’appuyant sur l’étude du cas de l’esthétique lyotardienne, s’il est possible de défaire le nœud de l’esthétique à l’époque de l’esthétisation omniprésente. (Cairn)

Taxinomie/onomie (p.38) : science des classifications (Wikipedia).

Téléologie (p.186) : courant philosophique soutenant le rôle déterminant des causes finales, de la finalité (Wikipedia).

Théandrique (p.63) : qui est à la fois homme et dieu; qui se rapporte, qui appartient à cette double nature humaine et divine. (Du grec ancien, composé de Θεός, Théos (« Dieu »), ἀνδρεῖος, andreios (« d’homme ») et -ικός, -ikós) (Wiktionnaire).

Topique(s) (p.142) : forme de représentation du fonctionnement de l’appareil psychique, différencié en systèmes organisés les uns par rapport aux autres (Wikipedia).

Trabendisme (p.127) : commerce de contrebande s’effectuant en Algérie, par voie aérienne, comme composante du commerce du cabas, ou via les frontières de l’Algérie (Wikipedia). Aurélien Barrau ajouter deux mots, Contrebandier et Bandolier. Je n’ai toutefois trouvé pour ce dernier qu’un terme anglais qui signifie cartouchière, c’est-à-dire un sac de petite taille (ou une ceinture) généralement en peau dont les soldats et les chasseurs se servent pour ranger leurs cartouches (L’Internaute) encore que Corneille l’utilise aussi (voir Wiktionnaire) au lieu de Bandoulier – Brigand qui écume les montagnes. C’est aussi le nom donné aux trafiquants qui passent la frontière franco-espagnole à travers les Pyrénées (Wiktionnaire à nouveau).

Truisme (p.19) : vérité trop manifeste, qu’il est superflu de vouloir démontrer et qui ne vaut même pas la peine d’être énoncée (Wiktionnaire). La page Wikipedia renvoie à Lapalissade.

Uchronie (p.126) : dans la fiction, genre qui repose sur le principe de la réécriture de l’Histoire à partir de la modification du passé (Wikipedia).

Zététique (p.94) : (du grec ancien zetetikos, qui aime chercher, qui recherche) étude rationnelle des phénomènes présentés comme paranormaux, des pseudosciences et des thérapies étranges (Wikipedia).

Zoélyse (p.132) : destruction totale et méthodique de la vie en son essence même (créé par l’auteur). Voir aussi Autolyse p.51 et Lyse p.115.

Lire Jón Kalman Stefánsson sans hésiter

J’ai déjà dit dans un récent post tout le bonheur que m’avait apporté la découverte de Jón Kalman Stefansson et en particulier de sa Trilogie romanesque

  • 2007 : Himnaríki og helvíti (Entre ciel et terre, traduit par Éric Boury, Paris, Gallimard, 2010)
  • 2009 : Harmur englanna (La Tristesse des anges, traduit par Éric Boury, Paris, Gallimard, 2011)
  • 2011 : Hjarta mannsins (Le Cœur de l’homme, traduit par Éric Boury, Paris, Gallimard, 2013)

J’ai la chance d’avoir poursuivi ce bonheur avec la tout aussi magnifique Chronique Familiale :

[Il faut sans doute découvrir aussi le blog du traducteur Eric Boury (mais je ne l’ai pas encore fait) car les traductions sont magnifiques.]

Il m’est difficile de parler de littérature. Un ami m’a récemment demandé ce que voulait dire « expliquer », et après quelques échanges, nous sommes arrivés à « donner à voir », « rendre lumineux », « donner une perspective particulière », et évidemment il peut y avoir une infinité de perspectives. Nous parlions de science et de mathématique. La littérature, le roman, la poésie expliquent bien souvent et bien mieux que les sciences humaines ou même exactes…

Alors voici deux courts extraits:

Pourquoi m’appelles-tu Pluton ? Et que va-t-il se passer ensuite ?
Je vais gagner cette partie de petits chevaux, puis m’évanouir dans le clair de lune, toi, tu continueras à vivre, tu seras une planète cernée par les ténèbres de l’univers. Plus tard, il apparaîtra que tu ne mérites pas l’appellation de planète ; et qu’on devrait plutôt dire de toi que tu es une planète naine. Tu es dénué d’orbite, tu n’oses pas plonger assez profondément en toi, peut-être par peur de ne pas pouvoir te relever et soulever le poids de tes découvertes. Tu finiras par te convaincre que la vie est un cheval qu’on peut dresser, puis tu embrasseras quelqu’un et le destin enverra une comète dans ta direction, le cheval prendra peur, tu ne pourras plus le maîtriser, tu te perdras au milieu du voyage qu’est ta vie.
Et alors, est-ce que je retrouverai ma route?

Ce passage me rappelle d’ailleurs une belle et terrible citation de Wilhelm Reich dans Écoute Petit Homme. Puis il y a cette part de féminin de l’auteur. Pas seulement dans ses thèmes, mais aussi dans sa manière d’écrire. Il n’y pas pas meilleur argument, meilleure réponse face à cette haine contre le mouvement woke ou de la perte du pouvoir masculiniste. C’est en aimant ce qui n’est pas comme nous que nous aimons mieux et que nous pourrons perdre ou abandonner notre part d’obscurité, en développant ou voyant mieux ce qu’il y a de lumineux.

À propos, annonce Þorkell, je suis en train d’écrire un article sur une femme remarquable, Marie Curie, un des plus grands scientifiques de notre temps, si ce n’est de tous les temps. Ah bon, répond Margrét d’un ton neutre, comme par simple politesse, puis elle pivote légèrement pour le regarder à nouveau. Il hoche la tête, elle vient de mourir, ajoute-t-il, elle a reçu deux fois le prix Nobel, d’abord en physique, puis en chimie. C’est une immense scientifique, une figure, et j’aimerais élargir un peu l’horizon de nos vies, ici, dans l’Est, en parlant d’elle. Et c’est une femme, s’étonne Margrét. Oui confirme-t-il.
Et peut-être une mère?
Elle a deux filles.

Et comme j’ai fini mon autre post avec Cynthia Fleury, je vais finir celui-ci par une autre découverte, celle du cinéaste Terence Davies, auteur entre autres de Of Time and the City, des Carnets de Siegried et du très beau court métrage Passing Time.

Oser lire Jón Kalman Stefánsson

Je parle rarement de littérature, de sujets qui n’ont rien à voir avec le monde des startups. Mais voilà, parfois, la nécessité et le bonheur s’imposent. En 2023, j’ai découvert un romancier admirable : Jón Kalman Stefánsson.

Sa trilogie romanesque demande une lecture lente et attentive tant la langue est profonde et poétique. En voici quelques exemples à travers les titres des chapitres :

Entre ciel et terre

Nous sommes presque uniquement constitués de ténèbres
Le gamin, la mer et le paradis perdu
L’enfer, c’est de ne pas savoir si nous sommes vivants ou morts
Le gamin, le Village de pêcheurs et la trinité profane

La tristesse des anges

Nos yeux sont telles des gouttes de pluie
Certains mots forment des gangues au creux du temps, et à l’intéreur se trouve peut-être le souvenir de toi
La mort n’est d’aucune consolation
Le voyage : Si le diable a créé en ce monde autre chose que l’argent, c’est la neige qui s’abat sur les montagnes

Le coeur de l’homme

Ce sont là des histoires que nous devons conter
Un antique traité de médecine arabe affirme que le coeur de l’homme se divise en deux parties, la première se nomme bonheur, et la seconde, désespoir : En laquelle nous faut-il croire ?
La fibre céleste de l’homme
La vie elle-même n’est-elle pas ce grandiose instrument dissonant que le Seigneur a négligé d’accorder
Cette plaie béante au sein de l’existence
Ce maudit monde est-il habitable aussi longtemps que tu m’aimes
Notre plus grande tristesse est de n’exister plus
Où cesse la mort, ailleurs qu’en un baiser ?

Et voici un plus long extrait

Il n’y a rien à ajouter sinon qu’il faut oser plonger dans une écriture magnifique. Enfin si ! Stefansson c’est l’Islande. Et mon dernier coup de coeur de cette ampleur date d’il y a une dizaine d’années, j’avais de la même manière plongé dans trois ouvrages de la philosophe Cynthia Fleury.
MesLivres-Cynthia-Fleury
(avec ici une longue interview traduite en anglais)

Cormac McCarthy – la réalité et la vie des choses imaginaires

Je parle rarement de littérature sur ce blog. Cela s’est produit parfois lorsqu’il y avait des liens avec les startups, l’entrepreneuriat, l’innovation ou même les sciences et les mathématiques. C’est arrivé avec mon adoré Hopeful Monsters et il y a quelques similitudes avec Le Passager de Cormac McCarthy.

Cormac McCarthy est un auteur proche du génie et relativement célèbre, vous avez peut-être lu ou entendu parler de La Route, Non, ce pays n’est pas pour le vieil homme (No country for old men) ou encore le moins connu, mais vrai chef d’œuvre qu’est Suttree.

Je ne sais pas si Le Passager est un chef-d’œuvre, et je n’ai pas commencé son roman sœur Stella Maris. Mais j’aime l’histoire, sa profondeur et sa beauté. À près de 90 ans, McCarthy est à nouveau impressionnant. Voici un extrait qui, espérons-le, vous poussera à lire plus loin :

Je travaille tout le temps. C’est juste que je ne mets pas grand-chose par écrit.

Alors tu fais quoi ? Tu bulles et tu rumines les problèmes ?

Oui. Buller et ruminer. C’est tout moi.

En rêvant d’équations à venir. Alors pourquoi tu ne mets pas ça par écrit ?

Tu veux vraiment qu’on en parle ?

Ben ouais.

Très bien. Ce n’est pas seulement que je n’ai pas besoin de mettre ça par écrit. Il y a autre chose. Tout ce que tu écris devient figé. Soumis aux mêmes restrictions que n’importe quelle entité tangible. Ça bascule dans une réalité coupée du domaine de sa création. Ça n’est qu’une borne. Un panneau routier. Tu t’arrêtes pour prendre des repères, mais ça se paie. Tu ne sauras jamais jusqu’où l’idée aurait pu aller si tu l’avais laissée y aller. Dans toute hypothèse, on cherche les faiblesses. Mais parfois on a le sentiment qu’il faut attendre. Avec patience. Avec confiance. On a vraiment envie de voir ce que l’hypothèse elle-même va extraire du bourbier. Je ne sais pas comment on fait des maths. Je ne suis pas sûre qu’il y ait une méthode. L’idée lutte toujours contre sa concrétisation. Les idées ne vont pas de l’avant à toute blinde, elles émergent avec un scepticisme inné. Et ces doutes ont leur origine dans le même monde que l’idée elle-même. Et ce n’est pas un monde auquel on ait vraiment accès. Donc les objections que tu apportes, depuis le monde où tu te débats peuvent être complétement étrangères au parcours de ces structures émergentes. Leurs doutes intrinsèques sont des instruments directionnels alors que les tiens sont plutôt des freins. Bien sûr, l’idée finira par trouver sa conclusion. Une fois qu’une hypothèse mathématique est formalisée en une théorie elle a peut-être un certain panache mais à de rares exceptions près on ne peut plus nourrir l’illusion qu’elle offre un réel aperçu du cœur de la réalité. A vrai dire, elle n’apparait plus que comme un outil.

La vache.

Ouais.

Tu parles de tes exercices d’arithmétique comme s’ils avaient une volonté propre.

Je sais.

Tu y crois vraiment ?

Non. Mais c’est dur de résister.

Pourquoi tu ne retournes pas à la fac ?

Je t’ai déjà expliqué. Je n’ai pas le temps. J’ai trop à faire. J’ai postulé pour une bourse de recherche en France. J’attends des nouvelles.

Bigre . C’est sérieux ?

Je ne sais pas ce qui va se passer. Je ne suis pas sûre d’en avoir envie. Envie de savoir. Si je pouvais planifier ma vie je n’aurais plus envie de la vivre. Je n’ai sans doute pas envie de la vivre tout court. Je sais que les personnages de l’histoire peuvent être réels ou imaginaires et qu’une fois qu’ils sont morts, il n’y aura plus de différence. Si des êtres imaginaires meurent d’une mort imaginaire, ils n’en sont pas moins morts. On croit pouvoir créer une histoire de ce qui a été. Présenter des vestiges concrets. Une liasse de lettres. Un sachet parfumé dans le tiroir d’une coiffeuse. Mais ce n’est pas ce qui est au cœur du récit. Et le problème, c’est que le moteur du récit ne survit pas au récit. Quand la pièce s’obscurcit et que le bruit des voix s’estompe on comprend que le monde et tout ceux qu’il contient vont bientôt cesser d’exister. On veut croire que ça recommencera. On désigne d’autres vies. Mais leur monde n’a jamais été le nôtre.

Pour les non-encore convaincus, voici une magnifique critique de ce dyptique par le désormais mythique Philippe Garnier dans Libération. Cliquer ici.

Les monstres optimistes

« Que sont les monstres optimistes ? » Je dis: « Ce sont peut-être des choses nées un peu avant leur temps; quand on ne sait pas si l’environnement est assez prêt pour eux. » Hopeful Monsters, de Nicholas Mosley [P. 71]

Les monstres optimistes pourraient être des startups, mais Hopeful Monsters est un roman, un roman merveilleux écrit en 1990 et que je lis une deuxième fois ces jours-ci. Je l’avais lu dans un autre siècle, quand il n’y avait que des livres en papier et que les librairies indépendantes existaient encore. Je l’avais acheté dans la défunte Black Oak Books de Berkeley, Californie.

Bruno tendit les mains vers les flammes et leur parla dans un langage inintelligible. Minna dit: ‘Que dis-tu au feu?’
Bruno dit: ‘Je dis « Allez! Fais comme je dis ou je te punirai! »‘
Minna dit: ‘Et que fait-il?’
Bruno dit: ‘Ce qu’il veut.’

les trois premiers chapitres commencent ainsi:
Chapitre I – si nous devons survivre dans l’environnement que nous avons fait pour nous-mêmes, pouvons-nous être suffisamment monstrueux pour saluer notre situation?
Chapitre II – si on parle d’un environnement dans lequel l’acceptation des paradoxes pourrait se reproduire, cela peut se produire dans une serre anglaise, je suppose, ainsi que dans un melting-pot des rues de Berlin.
Chapitre III – si, pour des raisons de changement, l’ancien territoire doit être détruit, une ou deux graines cachées, que de terribles occasions pendant ces années!

Je n’avais jamais lu un roman qui mélange la philosophie et la science avec de belles histoires. Pas une lecture facile. Je ne suis pas sûr que ce soit un chef-d’œuvre non plus, mais peut-être…

PS: à ma connaissance, ce roman n’a jamais été traduit bien qu’il ait reçu le prix Whitbread – Whitbread Book Award – en 1990.