Un long article dans Le Monde du 13 juin sur le rôle de l’Etat dans l’innovation « Ni austérité, ni keynésianisme! ». Intéressantes réflexions que je me permets de commenter à ma manière, en y ajoutant références et commentaires en caractères gras, entre parenthèses ou par liens web…
Voilà deux penseurs qui veulent réformer l’Etat pour le rendre plus juste et plus efficace. Mais l’un, Philippe Aghion, proche des socialistes, veut le rendre intelligent, l’autre, Phillip Blond, inspirateur du concept de « Big Society » des conservateurs britanniques, veut le réduire à sa portion congrue. Confrontation.
Pensez-vous que les Etats sont responsables de la crise ? Ou est-ce que ce sont les entreprises qui sont condamnables?
Phillip Blond (P.B.) – Dans tout système complexe, c’est le système dans son ensemble qui est responsable. Les sphères publiques et privées s’interpénètrent beaucoup plus qu’on ne le pense. Le système s’est effondré, et tout le monde est coupable. Il est indéniable que l’on a socialisé les pertes et privatisé les gains. Et que ceux qui en ont profité représentent une toute petite partie de la population.
Philippe Aghion (P.A.) – La réponse dépend de ce que l’on considère être à la source de la croissance. Durant les « trente glorieuses », la France et ses voisins européens étaient des économies en rattrapage. L’Etat-providence traditionnel était alors bien adapté. La politique industrielle reposait sur les grandes entreprises publiques et les subventions aux champions nationaux. La politique sociale consistait essentiellement à compléter les petits salaires car il n’y avait pas de chômage. Mais à partir des années 1980, l’économie s’est mondialisée, de sorte que l’innovation est devenue notre principal moteur de croissance. Or l’innovation implique la création et destruction permanente d’entreprises et d’emplois. Il faut alors réinventer la politique industrielle pour la rendre plus ascendante (« bottom-up ») et plus « pro-concurrence ». La politique sociale doit également changer pour mettre davantage l’accent sur la sécurisation des parcours professionnels pour aider les travailleurs à rebondir d’un emploi à un autre. Autrement dit, il faut remplacer l’Etat-providence par l’Etat stratège qui investit dans le capital humain, l’innovation et la sécurisation des parcours professionnels. Un Etat qui gère le cycle par l’offre plutôt que par la demande, en aidant les entreprises et les individus à maintenir leurs investissements innovants en période de récession : de keynésien, il faut devenir « schumpetérien ».
[HL: vaste sujet que l’approche Schumpeterienne de création destructrice. Voir mon long post sur Schumpeter].
P.B.- Je suis d’accord. Le keynésianisme récompense les entreprises en place et leur manque d’innovation. Il ne fait qu’accroître le fossé entre la situation actuelle et celle qu’il faudrait atteindre pour avoir une économie compétitive. Et donc le système s’effondre. Ni l’austérité ni le keynésianisme ne fonctionnent. Mais les responsables politiques ne comprennent rien à l’innovation. Il faut de nouveaux acteurs, visionnaires, pour mener des innovations de rupture. Et que les pays se mettent ensemble pour mener à bien un projet courageux.
M. Blond, votre projet de « Big Society », qui transfère des prérogatives de l’Etat vers les citoyens et les associations locales, était justement un projet innovant, adoubé par le premier ministre britannique, David Cameron. Mais est-il un succès?
P.B.- Oui! Ce projet trouve de plus en plus d’adeptes. Certes, les conservateurs l’ont gâché. Ils ont adopté les idées sociales du projet ; mais pas les mesures économiques. Ce qui a étranglé l’ensemble, car l’un ne fonctionne pas sans l’autre. Mais les travaillistes l’adoptent ! Ce projet part du constat que l’Etat échoue avec son principe de bénéfice universel. Il dépense des milliards sans rien résoudre. Il ne pallie pas le manque de gens compétents ; ni les ravages de l’alcoolisme. Car il faut davantage individualiser les aides. Etre plus près des gens. Que les services soient rendus localement. Que les gens prennent en charge ce dont ils ont besoin. Le retour sur investissement est alors bien supérieur parce que ce système élimine la bureaucratie. Un exemple : si vous confiez un délinquant à un groupe social, une association, plutôt que de le mettre en liberté surveillée, sous le contrôle de l’Etat, le taux de récidive baisse de 66 % à 15 %.
P.A.- Certes, la décentralisation permet de réduire les déficits structurels : je pense notamment au mille-feuille administratif et à l’assurance-maladie. Mais il ne faut pas qu’elle crée plus d’inégalités.
En Finlande, les instances locales définissent une partie des programmes éducatifs, mais l’Etat central définit le cursus de base, contrôle la qualité des professeurs sur l’ensemble des territoires et veille à ce que tout élève bénéficie du tutorat nécessaire pour ne pas perdre pied. De même pour la santé. En Suède, la santé a été décentralisée. Mais les grosses interventions demeurent centralisées.
[HL: Autre difficulté, un certain mélange des genres entre système social (protection, éducation, santé) d’un côté et innovation, créativité de l’autre. J’ai de plus en plus l’intuition que les deux peuvent être assez déconnectés, même s’il y a des enchevêtrements certains. La Finlande est un cas typique que j’ai souvent abordé ici.]
P.B.- Ce n’est pas le process qu’il faut évaluer. Mais les résultats. Par exemple, financer des associations de recherche d’emploi en fonction du nombre de gens qui trouvent du travail grâce à elles.
P.A.- J’adhère à la culture de l’évaluation et du résultat. Cela devient d’autant plus important pour un Etat stratège qui est obligé de cibler ses investissements et de donner la priorité aux secteurs et activités les plus porteurs de croissance.
M. Aghion, votre idée d’un Etat stratège confirme au contraire le rôle essentiel de l’Etat, mais à condition qu’il mette en oeuvre de nouveaux principes très éloignés de l’Etat-providence. Pouvez-vous préciser votre pensée?
P.A.- L’enjeu auquel sont confrontés les pays de la zone euro, et en particulier du sud de l’Europe, est celui de réduire les déficits publics tout en investissant dans la croissance de long terme et sans porter atteinte à la cohésion sociale.
Il faut donc un « Etat intelligent » qui investit de façon ciblée dans l’éducation, la recherche, l’aide aux PME innovantes, et dans la dynamisation du marché du travail. Et également un Etat dont les investissements transforment la gouvernance : par exemple, les universités d’excellence, aux normes de gouvernance internationale qui ont vu le jour grâce au grand emprunt.
[HL: on voit ici les grands enjeux habituels. Difficile d’être en désaccord.]
P.B.- Avoir des Etats stratèges ne suffit pas. Il faut des actions qui partent de la base (« bottom-up ») pour sortir de cette récession sociale. Notre modèle économique crée des travailleurs qui bénéficient de moins en moins du gâteau qu’est le PIB, même s’il double de taille, comme c’est le cas depuis les années 1960. Il ne s’agit plus d’avoir un Etat-providence, mais un Etat qui distribue l’éducation, la culture, l’excellence, le caractère. J’entends par « caractère » la discipline, la résilience, l’aptitude à se relever. Des études sociologiques ont prouvé que plus vous êtes pauvre, plus vous manquez de la discipline nécessaire pour avoir ce caractère.
[HL: De nouveau on voit ici de grands enjeux. Un peu moins évidents, car d’ordres plus culturels]
M. Blond, vous être pour le développement des PME, les commerces de proximité ; et contre les supermarchés ! Ne pensez-vous pas que les grandes entreprises ont un rôle essentiel à jouer?
P.B.- Ce qui me pose problème n’est pas que les grands groupes soient grands, mais qu’ils empêchent l’entrée de nouveaux acteurs sur le marché. Ils ont des rentes monopolistiques, non innovantes. Ce système fonctionne avec quelques leaders et beaucoup de gens à la traîne. Le coût nécessaire pour innover est trop élevé pour ceux qui sont loin derrière.
P.A.-> Il est de fait que les grandes entreprises n’innovent pas autant que les PME car elles ont davantage peur de voir des produits de remplacement Ce n’est pas pour rien que les grandes innovations se font souvent en dehors des grandes entreprises, bien que souvent impulsées par d’anciens salariés de ces entreprises qui justement les quittent pour innover. Cela dit, des sociétés de grande taille ont un avantage, y compris pour innover, dans des secteurs à forts coûts fixes, comme les industries de réseau et l’industrie aéronautique.
[HL: A nouveau un débat que Joseph Schumpeter puis Clayton Christensen ont formidablement étudié. (Sans oublier Doriot!)]
Mais elles ne doivent pas empêcher les petites entreprises de se développer. Or, en Europe, beaucoup de barrières entravent la croissance des PME. Comparé aux Etats-Unis, le marché du travail est trop rigide ; le marché du crédit est insuffisant, il n’y a pas assez de capital-risque. En outre, en France, les grands groupes n’aident pas assez les PME, ce qui inhibe l’innovation
Que faut-il faire pour favoriser la création et le développement d’entreprises?
P.A.- Supprimer les barrières administratives, rendre la fiscalité plus simple, plus incitative, et moins incertaine. En outre, il faut libéraliser le marché du travail, mettre de l’ordre dans le système bancaire, créer un Small Business Act, comme aux Etats-Unis.
[HL: Vaste sujet qui me rend infiniment sceptique. Aussi bien le sujet de la diminution des barrières que d’un SBA ne m’ont jamais semblé être les éléments critiques d’une innovation dynamique (par rapport aux autres arguments exposés plus haut)]
P.B.- Si j’étais le patron d’un grand groupe, j’investirais dans des PME pour innover. Sinon, les grands groupes ne survivront pas à la globalisation. Et si j’étais patron de PME, j’essaierais de créer une chaîne de petites entreprises qui concurrenceraient les grandes. En Italie, les PME se prêtent entre elles. C’est un système très résilient. Il faut aussi un système bancaire décentralisé. A défaut, les banques ne prêtent pas aux PME, car elles ne savent pas distinguer les bonnes des mauvaises. Elles n’ont pas les informations nécessaires. Elles ne font qu’agréger des données d’un groupe d’entreprises, font des moyennes et concluent que ça ne vaut pas le coup d’investir dans ce groupe. Elles ne prêtent à aucune ; et aucune ne peut donc se développer.
[HL: une idée originale et stimulante… optimiser la puissance des clusters…]
P.A.- C’est pourquoi, il faut un Etat qui privilégie le ciblage dit horizontal de ses investissements : recherche, création d’incubateur pour faciliter le passage des idées à leur concrétisation, subvention des équipements de laboratoire et autres moyens d’innovation, subvention du capital-risque.
[HL: par contre ces idées là peuvent rester lettre morte dans forte volontés individuelles et/ou locales]
Et lorsque l’Etat fait du ciblage vertical, il doit privilégier les secteurs porteurs de croissance et veiller à préserver la concurrence et l’entrée de nouvelles entreprises dans ces secteurs afin de stimuler encore plus l’innovation, car on innove précisément pour échapper à la concurrence. Il faut aussi casser le système d’achat public. Prendre en compte la valeur ajoutée sociale des fournisseurs, estimer ce qu’ils apportent à l’économie et à l’emploi local.
Retrouvez le programme du sommet international des think tanks économiques sur www.isbtt.com
Annie Kahn et Philippe Escande
Sommet mondial des « think tanks »
A moins d’une semaine du Sommet mondial des « think tanks » économiques, co-organisé les 17 et 18 juin par l’Institut de l’entreprise et Le Monde, nous croisons les regards de dirigeants et d’économistes sur l’avenir de l’entreprise en quatre volets. Nous poursuivons cette série avec Philippe Aghion et Phillip Blond, qui succèdent à Antoine Frérot et Mo Ibrahim (Le Monde daté 13 juin), Jean-Marc Daniel et Xavier Huillard (Le Monde daté 11 juin). Programme: www.isbtt.com/fr/programme
Philippe Aghion et Philippe Blond
Philippe Aghion est économiste, professeur à l’université Harvard et à l’Ecole d’économie de Paris. Il est membre du conseil d’analyse économique. Il a publié en 2011 Repenser l’Etat (Seuil). En 2012, il a signé l’appel des économistes en faveur de François Hollande.
Phillip Blond est philosophe, théologien et politologue ; directeur du groupe de réflexion ResPublica. Son ouvrage Red Tory (Faber and Faber, 2010) a inspiré le concept de « Big Society » défendu par l’actuel premier ministre britannique, David Cameron.