Je ne sais plus combien j’ai fait de posts sur le Cygne Noir de Taleb. Toujours est-il qu’il m’a été demandé d’ajouter une contribution pour l’EPFL sur son lien avec les start-up. Il s’agit de ma 8ème contribution sur les start-up pour l’EPFL. Voici donc:
08.05.13 – Qu’y a-t-il d’analogue entre une grande catastrophe et un succès industriel hors du commun dans le domaine high-tech? Ils échappent aux statistiques, mais leur impact n’en est pas moins gigantesque. Tel est le concept fécond du «Cygne noir».
Le concept de Cygne Noir a été créé Nassim Nicholas Taleb dans ses travaux sur le hasard, et popularisé par un best seller vendu à plus de 3 millions d’exemplaires. Taleb l’introduit comme suit : «Il y a deux classes de statistiques très distinctes. La première définit le Mediocristan, la seconde définit l’Extremistan. Sans entrer dans les détails, au Mediocristan, des exceptions se produisent, mais ne elles portent pas à de grandes conséquences. Ajoutez la personne la plus lourde de la planète à un échantillon de 1’000 personnes, le poids total sera à peine changé. En Extremistan, des exceptions peuvent avoir un tout autre impact (et avec le temps, leur impact sera nécessairement gigantesque). Ajoutez Bill Gates à votre échantillon: la richesse totale peut augmenter d’un facteur 10’000. Dans le premier type, il s’agit de familles de «Gauss-Poisson», à longue traîne; dans le second de familles non linéaires, fractales ou mandelbrotiennes, à traîne épaisse. Mais il faut ajouter ici un problème épistémologique: il y a une catégorie « je ne connais pas », tout simplement parce que je ne connais pas grand chose de sa structure probabiliste ou du rôle de certains grands événements.»
Les Cygnes Noirs sont les événements inconnus, en Extremistan. Ils sont rares, très rares même, et imprévisibles. Mais à leur impact est énorme. Paradoxalement, nous avons tendance à les rationaliser après coup. La chute du mur de Berlin, les événements du 11 septembre, l’accident de Fukushima sont des exemples de Cygnes Noirs.
Le monde de l’entrepreneuriat high-tech est particulièrement bien décrit pas le concept de Taleb. Nous avons des centaines de start-up en Suisse, et il s’en créée des milliers dans le monde chaque année. Mais un faible nombre croît et survit. Un plus petit nombre va connaître un grand succès. En Suisse, citons Logitech, Swissquote ou Actelion. Mais s’il ne s’agissait que de cela, l’emploi du concept de Cygne Noir serait galvaudé.
Par contre, Google ou Apple sont deux cygnes noirs. L’ampleur du succès et de l’impact de ces deux ex-start-up était tout simplement imprévisible. De multiples ouvrages ont tenté de l’expliquer a posteriori. En vain, je crois. Apple pèse presque deux fois plus en bourse qu’aucune autre société. Steve Jobs, entrepreneur improbable, la créa en 1976 à l’âge de 21 ans et, plus incroyable encore, la sauva de la catastrophe par son retour en 1997. Quant à Google, lisez le récent ouvrage I’m Feeling Lucky, et vous comprendrez l’extraordinaire exceptionnalité des fondateurs Brin et Page. Google a moins de 15 ans, plus de 50’000 employés et près de $40B de chiffre d’affaires.
Taleb est très controversé et provocateur. Il dénonce les excès de la discipline statistique, qui nous fait parfois croire à l’élimination des risques. Il déteste la «sagesse» des savants au point de s’attaquer à eux personnellement. Je me souviens d’une conférence où le président de la session me «reprocha» mon extrême passion pour les start-up high-tech, qui selon lui ne représentent qu’une fraction des entreprises. Je ne cherchai pas à dissimuler mon biais. Mais j’expliquais que leur impact est par contre loin d’être marginal, et tout aussi fascinant par la difficulté à l’anticiper. La passion l’emporte parfois sur la raison…
Taleb enfonce le clou avec la publication en novembre dernier d’Antifragile, qui a pour sous-titre «des choses qui tirent profit du désordre». C’est un livre multiforme, parfois bordélique, éloge de l’artisan, du souk, et de l’expérimentateur face à l’expert trop rationnel. Là encore, les idées de Taleb s’adaptent parfaitement à l’innovation. «La fragilité de toutes les start-up est nécessaire pour que l’économie soit antifragile, et c’est ce qui fait, entre autres choses, la réussite de l’esprit d’entreprise: la fragilité des entrepreneurs individuels et leur taux de défaillances nécessairement élevé.»
Le cygne noir a peut-être une explication assez simple. Il a souvent son origine dans les faiblesses (pour les catastrophes) et le génie (pour les merveilles) de l’espèce humaine. Albert Einstein, Léonard de Vinci, Lionel Messi et Steve Jobs sont des créateurs de génie. Il est possible de quantifier grâce à la science et à la technique de nombreux phénomènes, mais il reste toujours difficile de mesurer les capacités humaines.
Voici probablement un des articles que j’ai eu le plus de mal à écrire pour ce blog tant le sujet est passionant mais dur à résumer. Désolé si l’article vous semble mauvais. Mais vous pouvez toujours aller directement à la source! Taleb donne dans cette suite au Black Swan une analyse très intéressante de la façon dont le monde peut être moins exposé aux cygnes noirs, et non pas en devenant plus robuste seulement, mais en devenant « antifragile », c’est-à-dire en tirant bénéfice d’événements aléatoires. Ses vues sont liées aux tensions entre l’individu et les groupes, et comment les systèmes distribués sont plus robustes que les systèmes centralisés, comment les petites unités sont moins fragiles que les grosses. Cela ne signifie pas que Taleb soit contre les organisation ou les lois; un gouvernement trop peu interventionniste induit aussi des situations totalement désordonnées. Il s’agit selon lui de mettre le curseur au bon niveau. La Suisse représente pour Taleb une bonne illustration de l’organisation étatique idéale avec peu de gouvernement central et beaucoup de responsabilité locale. Il présente des analogies similaires pour le lieu de travail, où il explique que le travailleur indépendant, qui connaît bien son marché, est moins fragile face aux crises que les grandes entreprises et leurs salariés. Une façon de rendre les systèmes moins fragiles est de mettre un peu de bruit, un peu de hasard qui les stabilisent. Ceci est bien connu dans la science et dans les sciences sociales. Rappelez-vous juste d’Athènes qui parfois tirait au sort des nomination de certains de ses dirigeants pour éviter les excès!
Vous pouvez écouter Taleb ici:
Maintenant, permettez-moi de citer l’auteur. Il s’agit ici de notes plutôt rapidement (donc mal) traduites et pour des critiques construites, allez voir le site de l’auteur, www.fooledbyrandomness.com Premièrement Taleb est injuste, comme d’habitude, mais moins peut-être que dans le Black Swan. Voici un exemple: « Les universitaires (en particulier dans les sciences sociales) semblent se méfier les uns les autres, […] pour ne pas mentionner un niveau d’envie que je n’ai presque jamais vu dans les affaires … Mon expérience est que l’argent et les transactions purifient les relations ; les idées et les questions abstraites telles que la « reconnaissance » et « crédit » les déforment, créant une atmosphère de rivalité perpétuelle. J’ai grandi en voyant des gens avides de pouvoirs nauséabonds, répugnants, et indignes de confiance. » [Page 17] Taleb est juste sur l’envie et la rivalité, mais a tort de dire que c’est pire dans les milieux universitaires. Je pense que c’est universel! Dans la politique par exemple. Mais quand l’argent est disponible, peut-être la rivalité compte-t-elle moins que là où il y en a peu.
Maintenant un sujet proche de mon activité: « Ce message des anciens est beaucoup plus profond qu’il n’y paraît. Il contredit les méthodes modernes et les idées relatives à l’innovation et au progrès à plusieurs niveaux, car nous avons tendance à penser que l’innovation provient de financements bureaucratiques, grâce à une planification centralisée, ou en plaçant les gens dans un cours de la Harvard Business School donné par un professeur célèbre en Innovation et Entrepreneuriat (qui n’a jamais innové en quoi que ce soit) ou par l’embauche d’un consultant (qui n’a jamais innové en quoi que ce soit). C’est une escroquerie – notez la contribution disproportionnée des techniciens sans formation et des entrepreneurs dans les différentes révolutions technologiques, depuis la révolution industrielle jusque l’émergence de la Silicon Valley, et vous verrez ce que je veux dire. » [Page 42] [Taleb est à nouveau extrême et injuste, même s’il n’a pas entièrement tort]
« L’antifragilité de certains vient nécessairement au détriment de la fragilité des autres. Dans un système, les sacrifices de certaines unités – les unités ou les personnes fragiles – sont souvent nécessaires pour le bien-être des autres unités ou de l’ensemble. La fragilité de toutes les start-up est nécessaire pour que l’économie soit antifragile, et c’est ce qui fait, entre autres choses, la réussite de l’esprit d’entreprise: la fragilité des entrepreneurs individuels et leur taux de défaillances nécessairement élevé « . [Page 65] Ce qui m’a surpris, c’est que Taleb montre plus loin que cela est vrai aussi pour les restaurants (pas beaucoup de succès) que pour les start-up en haute technologie. Ce n’est donc pas à proprement parler une question d’incertitude des nouveaux marchés, mais d’incertitude en général.
Les mathématiques de la convexité
Je dois admettre Taleb n’est pas facile à lire. Non pas parce qu’il est complexe (parfois ses idées sont du pur bon sens), mais parce qu’il est dense, avec des idées très variées même si elles sont plutôt cohérentes. Le livre est divisé en 25 chapitres, mais aussi en 7 livres. En fait, Taleb insiste sur ce point, il aurait pu écrire 7 livres différents! Même ses mathématiques sont simples. Sa définition de la convexité est un peu étrange mais je l’ai trouvé intéressante (j’enseigne l’optimisation convexe, et vous l’ignorez sans doute, c’était le sujet de ma thèse de doctorat!). Un exemple de pensée abrupte mais finalement profonde: « La prise de décision est basée sur les gains, et non pas sur la connaissance. » [Page 337]
L’inégalité de Jensen est intéressante [Pages 342, 227 – Jensen était un mathématicien amateur !] – la transformation convexe d’une moyenne est inférieure ou égale à la moyenne après transformation convexe. Elle est majeure dans les raisonnements de Taleb. De même sa comparaison de l’individu (concave, nous mourons) et du collectif (convexe, antifragile, bénéficie des échecs individuels). Ainsi, la prise de risque est bonne pour la collectivité s’il y a des mécanismes d’assurance. La prise de risque + l’assurance face à la spéculation sans valeur ajoutée.
« Simplement, les faibles probabilités sont convexes aux erreurs de calcul. On a besoin d’un paramètre, appelé écart-type, mais l’incertitude sur l’écart-type a pour effet d’augmenter des faibles probabilités. Les probabilités de plus en plus petites nécessitent plus de précision dans les calculs. En fait, les faibles probabilités sont incalculables, même si nous avons le bon modèle – ce que bien sûr nous n’avons pas. » [Taleb oublie de mentionner Poincaré que pourtant il citait dans le Cygne Noir, mais peu importe. ]
Une tension visible entre les intérêts individuels et collectifs
Des citations à nouveau: « Ce que l’économie, en tant que collectif, veut [des diplômés d’école de commerce] faire est non pas de survivre, mais plutôt de prendre beaucoup, beaucoup de risques inconsidérés et être aveuglés par les chances. Les industries s’améliorent d’échec en échec. Les systèmes naturels et la nature ont besoin d’un excès de confiance de la part des agents économiques individuels, c’est à dire, une surestimation de leurs chances de succès et une sous-estimation des risques d’échec dans leurs entreprises, à condition que leurs défaillances n’aient pas d’impacts sur les autres. En d’autres termes, ils veulent l’excès de confiance local, mais pas global ». […] Autrement, une certaine prise de risque excessive, voire suicidaire, est bonne pour l’économie – à la condition que tous les gens ne prennent les mêmes risques et que ces risques restent faibles et localisés. Maintenant, en perturbant le modèle, comme nous le verrons, avec plans de sauvetage, les gouvernements favorisent généralement une certaine classe d’entreprises qui sont suffisamment grandes pour exiger d’être sauvegardées afin d’éviter la contagion à d’autres entreprises. Ceci est à l’opposé d’une bonne prise de risque, c’est le transfert de la fragilité du collectif à l’inapte. […] L’expression célèbre de Nietzsche « ce qui ne me tue pas me rend plus fort » peut être facilement mise en œuvre dans le sens de la mithridatisation ou de l’Hormesis mais elle peut aussi signifier «ce qui ne me tue pas ne me rend plus fort, mais m’a épargné parce que je suis plus fort que d’autres, mais il en a tué d’autres et la moyenne de la population est maintenant plus forte, car les faibles ont disparu « . […] Cette tension visible entre les intérêts individuels et collectifs est nouvelle dans l’histoire. […] Certaines des idées sur la force et la sélection rendent mal à l’aise l’auteur que je suis, ce qui rend l’écriture de certaines parties plutôt douloureuse – je déteste la cruauté de la sélection, la déloyauté inexorable de Mère Nature. Je déteste la notion d’une amélioration qui nuit à d’autres. Comme humaniste, je suis contre l’antifragilité des systèmes au détriment des individus, car si vous suivez le raisonnement, cela fait de nous des êtres humains individuellement inutiles. » [Pages 75-77]
Une journée nationale de l’Entrepreneur
« Comparez les entrepreneurs aux gérants et aux comptables des sociétés qui grimpent les échelons de la hiérarchie avec presque jamais aucune prise de risque. Leur cohorte est rarement en danger. Mon rêve – la solution – est que nous aurions besoin d’une journée nationale de l’Entrepreneur, avec le message suivant: La plupart d’entre vous vont échouer, méprisés, appauvris, mais nous sommes reconnaissants pour les risques que vous prenez et les sacrifices que vous faites pour l’amour de la croissance économique de la planète et en tirant les autres hors de la pauvreté. Vous êtes la source de notre antifragilité. Notre nation vous remercie. » [Page 80]
Systèmes locaux distribués, hasard et modernité
« Vous n’avez jamais une crise des restaurants. Pourquoi? Parce que cette industrie est composée d’un grand nombre de concurrents indépendants et de petites unités qui ne sont pas individuellement une menace pour le système en le faisant sauter d’un état à un autre. L’aléatoire est distribué plutôt que concentré. » [Page 98]
« Ajouter un certain nombre de politiciens au hasard peut améliorer le fonctionnement du système parlementaire. » [Page 104]
« La modernité, c’est la domination à grande échelle de l’environnement par l’espère humaine, le lissage systématique des irrégularités du monde, et l’étouffement de la volatilité et les facteurs de stress. Nous entrons dans une phase de la modernité marquée par le lobbyiste, la société à responsabilité très, très limitée, le MBA, le profiteur, la sécularisation, le fisc, la peur du patron… » [Page 108]
« L’iatrogénèse signifie littéralement « provoqué par le guérisseur ». L’erreur médicale tue encore actuellement entre trois fois (comme acceptée par les médecins) et dix fois autant de personnes que les accidents de voiture aux États-Unis ; il est généralement admis que les dommages causés par les médecins – sans compter les risques des germes des hôpitaux – représentent plus de décès qu’aucun cancer. L’iatrogénèse est aggravée par le «problème de l’agent» qui apparaît lorsque l’une des parties (l’agent) a des intérêts personnels qui sont séparés de ceux qui reçoivent ses services (le mandant). Un problème d’agent est présent chez les l’agent de change et les médecins dont l’ultime intérêt est leur compte en banque, et non pas votre santé financière ou médicale. » [Pages 111-112]
Théories et intervention
« Les théories sont super fragiles en dehors de la physique. L’emploi même du mot «théorie» est troublant. En sciences sociales, nous devrions appeler ces constructions des «chimères» plutôt que des théories. [Vous comprenez maintenant pourquoi Taleb a beaucoup d’ennemis.] Une source principale de la crise économique a commencé en 2007 dans l’iatrogénèse des tentatives […] d’Alan Greenspan pour aplanir le cycle explosif qui a poussé à causé cacher des risques sous le tapis. La partie la plus déprimante de l’histoire ed Greenspan, c’est que l’homme était un libertaire et apparemment convaincu par l’idée de laisser les systèmes à eux-mêmes, les gens peuvent se leurrer eux-mêmes sans cesse. […] L’argument n’est pas encore une fois contre l’idée de l’intervention, en fait, je l’ai montré ci-dessus, je suis tout aussi préoccupé par la sous-intervention lorsque cela est vraiment nécessaire. […] Nous avons tendance à sous-estimer le rôle du hasard dans les affaires humaines. Nous devons éviter d’être aveugles à l’antifragilité naturelle des systèmes, leur capacité à prendre soin d’eux et combattre notre tendance à leur nuire et à les fragiliser en ne leur donnant une chance de le faire. […] Hélas, il a été difficile pour moi de développer ces idées au sujet de la fragilité dans le discours politique américain actuel. Le côté démocrate du spectre américain favorise l’hyper-intervention, la réglementation inconditionnelle et le grand gouvernement, tandis que le côté républicain aime les grandes sociétés, la déréglementation inconditionnelle et le militarisme, les deux sont la même chose pour moi. Permettez-moi de simplifier mon point de vue sur l’intervention. Pour moi, c’est surtout d’avoir un protocole systématique pour déterminer quand intervenir et quand laisser seuls les systèmes. Et nous pouvons avoir besoin d’intervenir pour contrôler l’iatrogénèse de la modernité – en particulier les dommages à grande échelle pour l’environnement et la concentration du potentiel de dommages (pas encore manifesté), le genre de chose que nous remarquons seulement quand il est trop tard. Les idées avancées ici ne sont pas politiques, mais fondées sur la gestion des risques. Je n’ai pas une affiliation politique ou d’appartenance à un parti en particulier, mais plutôt, je présente l’idée de dommage et de fragilité dans le vocabulaire pour que nous puissions formuler des politiques appropriées pour nous assurer de ne pas finir par faire exploser la planète et nous-mêmes. » [Pages 116-118]
« En conclusion, la meilleure façon d’atténuer l’interventionnisme est de rationner la quantité d’informations. Plus vous obtenez de données, moins vous en savez. » [Page 128]
« Les événements de « queue » politiques et économiques sont imprévisibles et leurs probabilités ne sont pas scientifiquement mesurables. » [Page 133]
La stratégie de l’haltère et l’optionalité
« La stratégie de l’haltère est un moyen de parvenir à l’anti-fragilité, en diminuant le risque de baisse plutôt que d’augmenter la probabilité de hausse, en réduisant l’exposition aux cygnes noirs négatifs. Ainsi, tout comme le stoïcisme est la domestication, et non pas l’élimination, d’émotions, de même que la barre de domestication, à l’éradication de l’incertitude. » [Page 159]. C’est une combinaison de deux extrêmes, l’un du type coffre-fort et l’autre du type spéculatif, combinaison jugée plus robuste qu’une stratégie monomodale. Dans les systèmes biologiques, l’équivalent est d’épouser un comptable en ayant une aventure occasionnelle avec une star du rock ; pour un écrivain, obtenir une sinécure stable et écrire sans les pressions du marché. Même les mécanismes d’essais et d’erreurs sont une forme de stratégie d’haltère. » [Glossaire page 428].
« La force de l’entrepreneur Steve Jobs était de se méfier des études de marché et des groupes de discussion – ceux qui demandent aux gens ce qu’ils veulent – et en suivant sa propre imagination, son fonctionnement était que les gens ne savent pas ce qu’ils veulent jusqu’à ce qu’on le leur fournisse. » [Page 171]
« L’atout de l’Amérique est tout simplement la prise de risque et l’utilisation de l’optionalité, la remarquable capacité à s’engager dans des formes rationnelles de tâtonnements, sans honte particulière de l’échec, en recommençant à nouveau et en répétant les mêmes erreurs. Dans le Japon moderne, en revanche, la honte vient, avec l’échec, ce qui pousse les gens à cacher les risques, financiers ou nucléaire, sous le tapis. »
« La nature fait de l’« échec précoce » à la manière californienne – elle a des options et les utilise. La nature comprend des effets d’optionalité mieux que les humains. […] L’idée est exprimée par Steve Jobs dans un discours célèbre: “Stay hungry, stay foolish.” Il voulait probablement dire « Soyez fou, mais conservez la rationalité du choix de la limite supérieure quand vous la verrez. » Tout essai et erreur peut être considéré comme l’expression d’une option, tant que l’on est capable d’identifier un résultat favorable et de l’exploiter. » [Page 181]
« L’option est un substitut à la connaissance en fait je ne comprends pas ce qu’est une connaissance stérile, car elle est nécessairement vague et stérile. Je fais donc l’hypothèse audacieuse que beaucoup de choses que nous pensons être dérivées par la connaissance ou le savoir viennent en grande partie d’options, d’options bien utilisées, tout comme la situation de Thales [qui avait pris une option sur pressoirs à olives – pages 173-174] plutôt que de ce que nous prétendons comprendre. » [Page 186]
Taleb est sceptique avec les experts, avec quiconque croyant en un modèle linéaire : université -> sciences appliquées -> pratique (ceux qui « apprennent aux oiseaux à voler »), il croit au bricolage, aux heuristiques, à l’apprentissage, et se fait encore beaucoup d’ennemis gratuitement! Il prétend que le moteur à réaction, les instruments financiers modernes, l’architecture, la médecine ont d’abord été mis au point par des praticiens puis théorisé par des scientifiques, pas inventés ou découverts par eux.
Bricolage et recherche
« Il doit y avoir une forme de financement qui fonctionne. Par un tour vicieux d’événements, les gouvernements ont eu d’énormes retombées de la recherche, mais pas comme prévu – regardez l’Internet. Cela vient juste de ce que les fonctionnaires sont trop finalistes dans la façon dont ils regardent les choses et tout comme les grandes entreprises. La plupart des grandes entreprises, dans l’industrie pharmaceutique par exemple, sont leurs propres ennemis. Pensez à la recherche fondamentale, où les subventions et le financement sont donnés aux personnes et non aux projets, réparties en petites quantités à de nombreux chercheurs. Il a été découvert qu’en Californie, les capital-risqueurs ont tendance à soutenir les entrepreneurs, pas des idées. Les décisions sont en grande partie une question d’opinion, renforcée « qui vous connaissez ». Pourquoi? Parce que les innovations dérivent, et on a besoin de talent de type flâneur apte à saisir les occasions qui se présentent. Les décisions importantes du capital-risque se font sans plan d’affaires réel. Donc, s’il y a une quelconque analyse, elle est de nature de sauvegarde et de confirmation. Clairement l’argent devrait aller aux bricoleurs, les bricoleurs agressifs en qui vous avez confiance pour faire fructifier les options. » [Page 229]
« Malgré le succès commercial de plusieurs sociétés et la croissance fulgurante du chiffre d’affaires pour l’industrie dans son ensemble, la plupart des entreprises de biotechnologie ne font aucun profit. » [Page 237] [Optionalité à nouveau]
« (i) Cherchez optionalité ; en fait, classez les choses selon l’optionalité, (ii) de préférence avec des gains ouverts, non bornés, (iii) n’investissez pas dans les plans d’affaires, mais dans les gens, donc cherchez quelqu’un capable de changer six ou sept fois au cours de sa carrière, ou plus (une idée qui fait partie du modus operandi du capital-risqueur Marc Andreessen); on obtient une immunité face aux récits illusoires du plan d’affaires en investissant dans les personnes . Assurez-vous que vous êtes « haltérifiés », quoi que cela signifie dans votre entreprise. » [Page 238]
« Je me suis contenté ici de réfuter l’épiphénomène de ceux qui « apprennent aux oiseaux à voler » et le « modèle linéaire », en suivant les propriétés mathématiques simples de l’optionalité. Il n’existe aucune preuve empirique pour soutenir l’affirmation selon laquelle la recherche organisée (au sens de son actuelle commercialisation) conduit aux grandes choses promises par les universités. [Voir aussi les lamentations de Thiel au sujet de la promesse de technologies – www.startup-book.com/fr/2010/10/12/la-technologie-notre-salut] L’éducation est une institution qui a connu une croissance sans facteurs de stress externes; la chose va nécessairement s’effondrer. » [En guise de conclusion du livre IV, page 261]
Pourquoi la fragilité est-elle non linéaire?
« Pour la fragilité, l’effet cumulatif de petits chocs est plus faible que l‘effet d’un choc équivalent de grande dimension. Pour l’antifragilité, les chocs apportent plus d’avantages (de façon équivalente, moins de mal) avec l’augmentation de leur intensité (jusqu’à un certain point). »
Via negativa
« Nous n’avons pas forcément besoin d’un nom ou même d’une capacité à exprimer quoi que ce soit. Nous pouvons juste dire quelque chose à propos de ce qu’il n’est pas. Michel-Ange avait été interrogé par le pape sur le secret de son génie, en particulier la façon dont il avait sculpté la statue de David. Sa réponse avait été: C’est simple, je supprime tout ce qui n’est pas David. » [Pages 302 à 304]
[…] « Les charlatans sont reconnaissables au fait qu’ils vont vous donner des conseils positifs. Pourtant, dans la pratique, c’est le négatif qui est utilisé par les pros. On ne peut pas vraiment dire si une personne qui a réussi a les compétences, ou si une personne ayant des compétences va réussir – mais on peut assez bien prédire la négative, une personne totalement dépourvue de compétences finira par échouer. »
[…] « La plus grand – la plus robuste – contribution à la connaissance consiste à enlever ce que nous pensons erroné. Nous en savons beaucoup plus sur ce que ce qui est faux que ce qui est juste. La connaissance négative est plus robuste aux erreurs que la connaissance positive. […] Ainsi une petite observation négative peut réfuter une affirmation, alors que des millions de positifs ne peuvent guère la prouver. [Les Black Swan!], L’infirmation est plus rigoureuse que la confirmation. […] Disons que, en général, les échecs (et l’infirmation) sont plus instructifs que le succès et la confirmation. »
[Curieusement, je me souviens des principales critiques contre mon livre étaient le manque de proposition [positive] en conclusion. J’aurais dû dire il y a beaucoup sur ce qu’il ne faut pas faire!]
« Enfin, pensez à cette version modernisée d’une parole de Steve Jobs: On croit que se focaliser c’est dire oui à ce que l’on choisit. Mais ce n’est pas ce du tout ce que cela signifie. Cela signifie dire non à la centaine d’autres bonnes idées qui se présentent. Vous devez choisir soigneusement. En fait je suis aussi fier des choses que nous n’avons pas faites que des choses que j’ai faites. L’innovation c’est dire non à 1000 choses. » [Page 305]
Less is more
« Il existe des méthodes beaucoup plus simples et efficaces pour la prévision et l’inférence que bien des méthodes complexes. Des heuristiques « rapides et frugales » permettent de prendre de bonnes décisions en dépit du temps limité. Premiers effets extrêmes: il y a des domaines dans lesquels les événements rares (bons ou mauvais) jouent une part disproportionnée et nous avons tendance à fermer les yeux sur eux. Juste s’inquiéter de l’exposition aux Black Swan et la vie devient facile. Ils peuvent ne pas avoir de cause facilement identifiable pour une grande part des problèmes, mais souvent il y a une solution facile pour les éviter, parfois visible à l’œil nu, plutôt que par l’utilisation d’analyses compliquées. Pourtant, les gens veulent plus de données pour résoudre des problèmes. » [Page 305-306]
« Le moyen de prédire est de rigoureusement « retirer de l’avenir », de le réduire des choses qui ne rentreront pas dans les temps à venir. Ce qui est fragile finira par se briser, et, heureusement, nous pouvons facilement dire ce qui est fragile. Les cygnes noirs positifs sont plus imprévisibles que leurs congénères négatifs. Maintenant, j’insiste sur la méthode de prophétie via negativa comme étant la seule valable. » [Page 310]
« Pour ce qui est périssable, chaque jour supplémentaire se traduit comme une diminution de l’espérance de vie supplémentaire. Pour ce qui est non-périssable, chaque jour supplémentaire peut impliquer une espérance de vie plus longue. En général, plus la technologie est ancienne, plus elle peut se pérenniser. Je ne dis pas que toutes les technologies ne vieillissent pas, mais seulement que les technologies sujettes au vieillissement sont déjà mortes. » [Page 319]
« Comment pouvons-nous savoir ce qu’il faut enseigner aux enfants pour le XXIe siècle, car nous ne savons pas ce que seront les compétences nécessaires? Effectivement ma réponse serait de leur faire lire les classiques. L’avenir est dans le passé. En fait, il y a un proverbe arabe à cet effet: celui qui n’a pas de passé n’a pas d’avenir. » [Page 320]
[Comme on peut le lire plus tard dans le livre Taleb n’aime pas la culture de la Bay Area. Et ce n’est pas une coïncidence, c’est une région avec presque pas de passé, presque pas d’histoire, mais cela certainement a pu contribuer à la multitude d’innovations de la Silicon Valley…]
« Si vous avez un tableau ancien et une télévision à écran plat, vous ne vous gênerez pas pour changer télévision, mais vous réfléchirez avant de vous débarrasser du tableau. Même chose avec un stylo plume ancien et le dernier ordinateur Apple; [Taleb est vraiment méfiant de la modernité et l’innovation, même s’il en joue le jeu. Avec l’architecture, il a les mêmes préoccupations. Encore une fois, il préfère la tradition à la modernité agressive. Même chose avec le système métrique face aux métriques ancestrales] Le « top-down » est bien souvent irréversible, de sorte que des erreurs ont tendance à survivre, alors que le « bottom-up » est graduel et progressif, avec un processus de création et la destruction au fil de l’eau, qui a du coup un impact plus positif. » [Pages 323-24]
« Nous pouvons aussi appliquer des critères de fragilité et de robustesse à la manipulation de l’information – le fragile dans ce contexte est, comme la technologie, ce qui ne résiste pas à l’épreuve du temps. […] Les livres qui ont été disponibles pendant dix ans le seront encore de l’ordre de dix ans, des livres qui l’ont été depuis deux millénaires devrait être là encore pendant un bon bout de temps. […] Le problème de décider si un résultat scientifique ou une nouvelle « innovation » est une percée, c’est-à-dire le contraire du bruit, est que l’on a besoin de voir tous les aspects de l’idée – et il y a toujours une certaine opacité à ce moment-là, que seul le temps, peut dissiper. »
[Page 329]
« Maintenant, qu’est-ce qui est fragile? La trop grande confiance, optimisée, dépendante de la technologie, et la méthode dite scientifique au lieu des heuristiques qui ont survécu à l’usage. »
« En émettant des avertissements basés sur la vulnérabilité – c’est-à-dire des prophéties soustractives – nous sommes plus près du rôle original du prophète: pour avertir, pas nécessairement pour prédire et prévoir les catastrophes si les gens n’écoutent pas. »
Éthique
« En vertu de l’opacité et de la complexité, les gens peuvent cacher des risques et blesser les autres. Avoir du « skin in the game » est le seul vrai atténuateur de fragilité. Nous avons développé un penchant pour la complication néo-maniaque au détriment de la simplicité archaïque. […] Le plus gros problème de la modernité réside dans le transfert malin de la fragilité et de l’antifragilité d’un groupe à l’autre, l’un obtenant les avantages, l’autre (inconsciemment) les inconvénients. Ce transfert est facilité par la confusion croissante entre l’éthique et le légal. La modernité se cache particulièrement bien. C’est bien sûr un problème d’agent. » [Page 373]
[Jetez aussi un coup d’œil au tableau 7, page 377.]
« Dans les sociétés traditionnelles, une personne n’est respectable et digne qu’en regard des risques qu’il (ou beaucoup plus souvent qu’elle) est prêt(e) à affronter pour le bien des autres. » [Page 376]
« Je veux que les prophètes aient des cicatrices visibles sur leur corps conséquences de leurs erreurs de prédiction, et non pas qu’ils redistribuent ces erreurs à la société. » [Page 386]
[Don Quichotte marquait déjà la fin du héros, de l’éthique. Les modèles de Taleb sont Malraux et Ralph Nader – « l’homme est un saint laïque » [Page 394]. Ses ennemis sont Thomas Friedman, Rubin et Stieglitz]
[Le « skin in the game » est-il la seule solution ? Le seul moyen? Qu’en est-il de la transparence?]
À propos de la science
« La science ne doit pas être une compétition, il ne doit pas y avoir de classements – nous pouvons voir comment un tel système finira par exploser. La connaissance ne doit pas avoir un problème d’agent. Un candidat au doctorat est venu me dire un jour qu’il croyait en mes idées de « queues épaisses » (fat tails » et en mon scepticisme des méthodes actuelles sur la gestion des risques, mais que ça ne l’aiderait pas à obtenir un emploi universitaire. « C’est ce que tout le monde apprend et utilise dans les publications papiers » m’avait-il dit. Un autre étudiant m’expliqua qu’il voulait un emploi dans une bonne université, pour qu’il puisse faire de l’argent et témoigner comme expert – qu’ils n’achèteraient pas mes idées sur la gestion robuste des risques parce que tout le monde utilise ces autres manuels. » [Page 419] [Tellement vrai! Voyez Rien ne va plus.]
Conclusion
« Tout ce que je veux, c’est supprimer l’optionalité négative, réduire l’antifragilité qui blesse les uns en faveur des autres. Grâce à cette simple idée de la via negativa. […] La règle d’or est la suivante: « Ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas qu’il te fasse ». […] La volatilité crée du gain ou de la perte. La fragilité est ce qui perd de la volatilité ou d’incertitude. […] Le temps est de la volatilité. L’éducation dans le sens de la formation du caractère, de la personnalité, et de l’acquisition de la vraie connaissance, aime le désordre et l’inconnu, l’éducation étiquetée et ses éducateurs détestent le désordre. L’innovation est justement quelque chose qui profite de l’incertitude. » [Pages 420-22]
« Tout ce qui est non-linéaire est convexe, concave ou une combinaison des deux. […] Nous pouvons construire des systèmes insensibles aux cygnes noirs en détectant la concavité, […] et avec un mécanisme appelé transformation convexe, l’autre nom de la stratégie de l’haltère. […] L’aléatoire distribué (par opposition au centralisé) est une nécessité. »
[Commentaires généraux]
Taleb donne parfois le sentiment de contradictions: le marketing est mauvais, mais Steve Jobs est grand, la stratégie de l’haltère et de l’optionalité est positive, mais n’est-il pas question de risques et d’inconvénients transférés à autrui ? pour les autres [Thales n’est-il pas un pur spéculateur qui profite des autres ?], les cigarettes sont mauvaises, mais les traditions sont bonnes.
Et aussi cet amour de la tradition rend les gens ayant un solide passé et des ressources plus à l’aise avec la prise de risques en utilisant la stratégie de l’haltère, mais qu’en est-il des pauvres n’ayant rien à perdre? Les gains pourraient aller statistiquement à ceux qui ont déjà … [Cela me rappelle l’histoire racontée par Doumeng : c’est un millionnaire qui raconte ses débuts difficiles : « j’ai acheté une pomme 50 centimes, je l’ai astiquée pour qu’elle brille et je l’ai vendue 1 Fr. Avec ce franc, j’ai acheté deux pommes à 50 cts, je les ai astiquées soigneusement et je les ai vendues 2 Fr. Au bout d’un moment, j’ai pu m’acheter une carriole pour vendre mes pommes et puis j’ai fait un gros héritage… »]
Vous savez maintenant pourquoi écrire ce « résumé » a été un défi. Un livre très étrange, dense, ascinant, mais si vous aimez ces concepts, vous devez lire Antifragile. En fait, vous devez lire le Black Swan d’abord, si vous ne l’avez pas déjà lu et si/qaund c’est fait, je suis sûr que vous allez lire Antifragile.
Comme suite aux « posts » sur le Cygne Noir, le « Black Swan » de Nassim Nicholas Taleb, j’ai eu la chance d’expliquer comment je comprenais ce phénomène dans l’émission Babylone de la station Espace 2 sur la Radio Télévision Suisse Romande. Merci à Jean-Marc Falcombello pour ce long entretien. Cela dure 19 minutes entre les minutes 23:15 et 42:00.
Je viens de finir la lecture (en anglais) du Black Swan et j’ai tellement aimé votre livre que je ne peux m’empêcher de vous contacter. Mais il m’a aussi tellement frustré parfois que je ne serai pas que positif dans ce courrier. Comme l’on dit chez nous, qui aime bien, châtie bien ! J’étais à l’aéroport d’Heathrow en partance pour Dallas quand je suis tombé sur l’édition Penguin qui incorpore le long essai intitulé « On Robustnes and Fragility, Deeper Philosophical and Empirical Reflections ». Essai dont l’une des dernières phrases est : “And, just as it is harder to have good qualities when one is rich than when one is poor, it is harder to be a Stoic when one is wealthy, powerful, and respected than when one is destitute, miserable and lonely.” C’est ce qui rend la lecture de vos travaux frustrante, je veux parler de vos généralisations simplificatrices. Pourtant celle-ci est intéressante. Mais vos digressions sur les Français ou sur les méthodes soviéto-harvardiennes m’échappent plus encore !
Autre raison assez proche de frustration : on ne sait jamais tout à fait si vous êtes un sage, un philosophe comme vos maîtres Sénèque et Montaigne ou un pamphlétaire en colère, voire enragé, dont les excès affaiblissent parfois le propos comme je le disais plus haut. Mais après tout, vous écrivez à la fin de votre essai que Sénèque ne fut pas toujours sage, ce qui ne l’empêcha pas d’être philosophe. Je ne crois pas que les qualités ou la sagesse (le stoïcisme) dépendent de la richesse comme vous le dites, mais plus des leçons tirées de l’expérience et de la variété de ces expériences. Avoir été pauvre et riche permet d’en comprendre les avantages ou les limites si elles existent. Comme disait un humoriste célèbre, l’argent ne faire pas le bonheur… des pauvres.
Ces choses étant dites, vous avez écrit des choses qui ont (enfin) soulagé mes propres frustrations. Vous avez illustré et sans doute prouvé avec votre Black Swan les limites de la statistique ou plus généralement de la modélisation mathématique des connaissances humaines. Je ne parle pas seulement des aberrations de la finance qui nous on conduit en partie à la crise actuelle, ni même de la question plus fondamentale de ce qu’est l’économie (Keynes, Marx et Schumpeter d’un côté et nombre de prix Nobel que vous détestez de l’autre – les économétristes en définitive ?), mais bien plus fondamentalement de la différence entre statistique et prédiction, entre connaissance et théorie. Vous m’avez d’ailleurs aussi un peu frustré parce que dans ma jeunesse, je n’avais jamais été convaincu que Benoit Mandelbrot soit un scientifique de la plus haute stature. Vous avez failli me faire croire que je m’étais trompé, puis grâce à votre description des travaux de Poincaré, confirmé que je n’avais peut-être pas tort.
Vos explications sur le Mediocristan et l’Extremistan sont magnifiques et vous le savez ! je travaille depuis 15 ans dans le monde de l’innovation et des entreprises de haute technologie. Comme praticien dans le capital-risque puis dans le soutien aux apprentis entrepreneurs à l’université, mais aussi comme théoricien empirique qui cherche à mieux décrire ce monde. Les start-up sont dans le domaine de l’Extremistan. Google, Apple, Cisco, Intel ou Genentech ne sont peut-être pas des Black Swan car on peut en partie les imaginer (sans pouvoir anticiper leur venue ni les prédire précisément) mais il est certain qu’une seule d’entre elles peut peser plus lourd que mille autres appartenant plus à un monde ressemblant au Mediocristan. Alors que je commençai un travail de recherche sur un tel groupe, j’avais découvert avec un peu de stupeur que mes données n’étaient pas gaussiennes, ce qui a posteriori est moins surprenant. La meilleure description des caractéristiques de ce groupe est d’utiliser des méthodes non paramétriques, donc qualitatives. (Lors de la conférence où je me rendais à Dallas, le chairman de la session m’indiqua ou reprocha que je ne m’intéressai à travers la high-tech qu’à 2% des entrepreneurs… Méconnaissait-il donc lui aussi le phénomène du Black Swan ?!) Avant de plonger par passion dans ce monde là, j’avais fait de la recherche en optimisation dont vous dénoncez l’usage dans certaines disciplines et comme je continue à l’enseigner, je mettrai en garde les étudiants contre son utilisation abusive (en dehors de la science et de l’ingénierie linéaire, comme vous dites si bien) et je peux donc me blâmer d’avoir publié un papier sur son utilisation pour les portefeuilles markoviens. Honte sur moi ! J’ai tout de même souri en découvrant que vous aviez donné une conférence à Lausanne dans une business school renommée alors que vous semblez critiquer ces institutions. Sans doute ne refuse-t-on jamais de manger dans la main ceux que l’on moque, il faut bien vivre. Vous êtes un peu le fou du roi… honte sur vous ?
Je pourrais vous écrire plus longuement encore, mais j’ai à ma manière commenté votre livre sur mon blog et cela suffit sans doute. Vous pourriez avoir l’impression que je suis plus agacé que conquis par votre livre. Détrompez-vous. C’est une des meilleures lectures que j’ai faites depuis des années, depuis ma découverte de Michel Houellebecq (lui est plutôt un cynique), qui comme vous est en quête de la vérité. Je terminerai pas une citation de Poincaré (que je ne suis plus sûr d’avoir lue dans votre livre ou dans un article de Cedric Villani dans le Monde) : « La pensée n’est qu’un éclair au milieu de la nuit. Mais c’est cet éclair qui est tout. »
J’adorerais vous rencontrer un jour, mais quand je me promène, je marche vite.
Avec mes salutations respectueuses
Hervé Lebret
NB: j’ai réellement envoyé ce courrier sous forme électronique à Nicholas Taleb, comme suite à mon post sur le Cygne Noir. La réponse fut malheureusement automatique: Dear correspondent;
I am currently disengaged from the rest of the world (until November 2012).
I had to stop replying to emails outside of the strictly personal (friends, family, citizens of Amioun, etc.), except for extremely important/urgent matters.
Please note that, except for emergencies & appointments, I reply to mails with an equivalent frequency to that of classical letters.
(REQUESTS: Also note that 1) I no longer do media interviews (except those scheduled by publishers), 2) can no longer endorse books, 3) do not participate in documentary films, 4) will not give lectures in Asia, Australia, and other places entailing severe jetlag, etc.)
I apologize for the inconvenience.
« La pensée n’est qu’un éclair au milieu de la nuit. Mais c’est cet éclair qui est tout. »
Henri Poincaré *
Quand j’ai parlé à mes amis et collègues du Cygne Noir ou Black Swan («BS»), ils ont été surpris de mon intérêt pour le film avec Natalie Portman. Je ne peux pas confirmer puisque je ne l’ai pas vu. Je parlais du livre de Nassim Nicholas Taleb et de sa théorie. D’autres amis me l’ont résumé comme du b… s… américain, ces livres superficiels qui donnent des conseils sur tout et n’importe quoi et qui semblent toujours devenir des best-sellers; mes collègues me parleraient sans doute de littérature d’aéroport (et non pas de hall de gare), indigne d’être lue dans les cercles académiques.
Je l’ai lu et j’ai beaucoup aimé, mais je dois admettre que Taleb est parfois pénible. Est-ce parce qu’il a été tellement frustré par je ne sais pas qui ou quoi ou est-ce parce qu’il est si fier de ses certitudes? Je ne suis pas sûr. Mais ses idées sont certainement utiles et méritent la réflexion (alors que vous oubliez le b… s… d’aéroport américain après 30 secondes). Donc, retour au BS.
Vous trouverez d’excellents résumés de son livre ou de sa théorie, par exemple sur
– Nassim Taleb « The Black Swan » par Andrew Gelman, http://andrewgelman.com/2007/04/nassim_talebs_t/
– La page Wikipedia sur la théorie du Black Swan
– ou même the Fourth Quadrant, un autre essai de Taleb. Je ne vais donc pas essayer de faire la même chose.
Cependant la définition du Black Swan pourra être utile! Dans le Fourth Quadrant, Taleb écrit ce qui suit: Il ya deux classes de probabilité – très distinctes qualitativement et quantitativement. La première, à longue traîne, définit le Mediocristan », la seconde, à traîne épaisse, définit l’Extremistan. Sans entrer dans les détails, comprenez la distinction comme suit: au Mediocristan, des exceptions se produisent, mais ne portent à de grandes conséquences. Ajoutez la personne la plus lourde de la planète à un échantillon de 1’000 personnes, le poids total serait à peine changé. En Extremistan, des exceptions peuvent avoir un tout autre impact (elles peuvent tout représenter.) Ajoutez Bill Gates à votre échantillon: la richesse peut augmenter d’un facteur 100’000 . Ainsi, au Mediocristan, de grandes déviations se produisent, mais elles sont sans conséquence, à la différence de l’Extremistan. Au Mediocristan le hasard correspond à des « marches aléatoires » décrites dans les livres classiques (et dans les livres populaires sur le hasard). L’Extremistan correspond à « sauts de taille aléatoire ». Dans le premier type, il s’agit de familles de « Gauss-Poisson »; dans le second de familles « fractales ou mandelbrotiennes » (d’après les œuvres du grand Benoit Mandelbrot, reliées à la géométrie de la nature.) Mais il faut noter ici une question épistémologique: il y a une catégorie « je ne connais pas » que j’ai aussi regroupée en Extremistan et nécessaire à la prise de décision, tout simplement parce que je ne connais pas grand chose de la structure probabiliste ou le rôle de certains grands événements. Les Cygnes Noirs sont les événements inconnus en Extremistan .
Voici donc quelques longues notes prises lors de la lecture.
[Page xxii] Le cygne noir est caractérisé par «la rareté, l’impact extrême et la prévisibilité rétrospective (mais pas prospective) » (avec la note additionnelle: la survenance d’un événement hautement improbable est l’équivalent de la non-occurrence d’un évènement très probable).
[Page 8] L’esprit humain souffre de 3 faiblesses:
-L’illusion de la compréhension, ou comment tout le monde pense qu’il sait ce qui se passe dans un monde qui est plus compliqué (ou aléatoire) qu’ils ne le pensent;
-La distorsion rétrospective, ou comment nous pouvons évaluer des questions seulement après les faits, comme si elles étaient vues dans un rétroviseur, et
-La surévaluation de l’information factuelle et le handicap des personnes faisant autorité et sachant – quand ils platonifient.
[Page 15] Taleb adore mélanger théorie et histoire personnelle, pour mieux illustrer ces arguments. Ainsi sur la violence ou la rapidité de l’histoire: « Alors que dans le passé la distinction s’établissait entre la Méditerranée et non-Méditerranée (c’est à dire entre l’huile d’olive et le beurre), dans les années 1970, la frontière est soudainement passée entre l’Europe et la non-Europe. »
[Page 54] Il insiste sur un biais mental ou une erreur logique classsique: pas de preuve de quelque chose ne signifie pas la preuve de son contraire.
[Page 77] « La réponse est qu’il y a deux variétés d’événements rares: a) les cygnes noirs, qui sont présents dans le discours actuel et que vous êtes susceptibles d’entendre parler à la télévision, et b) ceux dont personne ne parle, car ils échappent aux modèles: ceux qui vous feraient honte d’en discuter en public parce qu’ils ne semblent pas plausibles. Je peux dire qu’il est entièrement compatible avec la nature humaine que les cas de cygnes noirs soient surestimés dans le premier cas, mais gravement sous-estimés dans le second. »
[Page 80] « Un mort est une tragédie, un million est une statistique. […] Nous avons deux systèmes de pensée. Le système 1 est l’expérience, sans effort, automatique, rapide, et opaque. Le système 2 est la pensée, raisonnée, locale, lente, sérielle, progressive. La plupart des erreurs proviennent du système 1 lorsque nous pensons que nous utilisons le système 2. »
[Page 140] Nous surestimons ce que nous savons et sous-estimons l’incertitude. Un autre biais: « pensez au divorce. La quasi-totalité des gens sont familiarisés avec la statistique, entre un tiers et la moitié de tous les mariages échouent. Mais bien sûr, «pas nous» parce que «nous nous entendons si bien» (comme si les autres s’entendaient mal.) »
[Page 174-179] Poincaré est un personnage central de la théorie de Taleb (par Mandelbrot interposé) grâce notamment à son problème à 3 corps. D’après Taleb, Poincaré dénigre lui aussi l’utilisation de la courbe en cloche, dans ses excès du moins. Mais surtout la sensibilité aux conditions initiales vient de Poincaré comme le montre la figure suivante.
Les prédictions
Opération 1: imaginez un cube de glace; il s’agit d’examiner comment il pourrait fondre.
Opération 2: regardez une flaque d’eau. Essayez de reconstituer la forme de la glace-cube.
La première opération (vers l’avant) est généralement utilisée en physique et en ingénierie, la seconde (en arrière) pour les évènements non reproductibles, les approches historiques ou non expérimentales. Elle est autrement plus complexe que la première…
[Page 198] En théorie, le hasard est une propriété intrinsèque. Dans la pratique, le hasard est une information incomplète. Les non-praticiens ne comprennent pas la subtilité. Un véritable processus aléatoire ne possède pas de propriétés prévisibles. Un système chaotique possède des propriétés tout à fait prévisibles, mais elles sont difficiles à connaître.
a) Il n’y a pas de différences fonctionnelles, dans la pratique, entre les deux, puisque nous ne pourrons jamais arriver à faire la distinction.
b) Le simple fait qu’une personne parle de la différence implique qu’il n’a jamais pris une décision significative sous incertitude – ce qui explique pourquoi ils ne se rendent pas compte qu’ils sont indiscernables dans la pratique.
Le hasard en pratique est juste du non-savoir. Le monde est opaque et les apparences nous trompent.
[Page 204] Le « processus d’essai et erreur » signifie essayer beaucoup de choses. Dans le Blind Watchmaker, Richard Dawkins illustre brillamment cette notion du monde sans grand dessein, un monde se transformant par petits changements aléatoires supplémentaires. Notez un léger désaccord de ma part qui ne change pas l’histoire de beaucoup: le monde, se déplace plutôt par de grandes modifications incrémentielles aléatoires. En effet, nous avons des difficultés psychologiques et intellectuelles avec les essais et erreurs et l’acceptation de cette série de petits échecs nécessaires dans la vie. « Vous avez besoin d’aimer perdre ». En fait, la raison pour laquelle je me suis immédiatement senti chez moi en Amérique, c’est précisément parce que la culture américaine encourage le processus d’apprentissage par l’échec, à la différence des cultures d’Europe et d’Asie, où l’échec est est stigmatisé et gênant. [C’est bien Taleb qui écrit et non l’auteur de ce blog, mais je suis en parfait accord]
[Page 207] Quand vous avez un risque de perte très limitée, vous devez être très agressif et spéculatif, et parfois aussi déraisonnable que possible. Certains feront l’analogie avec des billets de loterie. C’est simplement faux. Tout d’abord les billets de loterie ne produisent pas de récompense sans limite. Deuxièmement, les billets de loterie ont des règles connues.
L’économie des superstars
[Page 24] « Pour qui ce livre est-il écrit? Vous avez besoin de comprendre qui est votre public cible. Les amateurs écrivent pour eux-mêmes, les professionnels écrivent pour les autres. » [Cette ironie de l’auteur est passionante. Je l’ai vécue, je suis un amateur. Mais les oeuvres clé ne sont-elles pas alors écrites par des amateurs? Les Black Swans (le Seigneur des Anneaux, Harry Potter) ressemblent peut-être plus à des oeuvres d’amateurs. L’exemple de Yevgenia Krasnova fournie par Taleb est passionante elle aussi]
[Page 214] La victoire va souvent à ce qui est marginalement mieux et souvent le gagnant prend tout. Le problème, c’est la notion de «mieux». le monde tel qu’il est prend aux pauvres pour donner aux riches. Un avantage initial suit quelqu’un à travers la vie et celui-ci continue à recevoir des avantages cumulatifs. L’échec est également cumulatif. L’avènement des médias modernes a amplifié ces avantages cumulatifs. Le sociologue Pierre Bourdieu a noté un lien entre l’augmentation de la concentration de la réussite et la mondialisation de la culture et la vie économique.
[Page 221] Taleb affirme toutefois que les nouveaux arrivants atténuent les avantages cumulatifs. « Des cinq cents plus grandes sociétés américaines en 1957, seulement 74 faisaient encore partie de ce groupe, le S&P500, 40 années plus tard. Seulement quelques centaines ont disparu dans des fusions, le reste a soit été dépassé ou a fait faillite.
Les acteurs qui gagnent un Oscar ont tendance à vivre en moyenne cinq ans de plus que leurs pairs non récompensés. Les gens vivent plus longtemps dans les sociétés qui ont des gradients sociaux aplanis.
[Page 277] Ce qui est mal compris, c’est l’absence d’un rôle pour la moyenne de la production intellectuelle. La part disproportionnée de l’élite dans le rayonnement intellectuel est plus troublante que la répartition inégale des richesses, troublante parce que, contrairement à l’écart de revenu, aucune politique sociale ne peut l’éliminer. Le communisme pouvait cacher ou comprimer les écarts de revenus, mais il ne pouvait pas éliminer le système de superstar dans la vie intellectuelle. [Je n’en suis pas sûr]
Le scepticisme et l’humilité
Taleb se définit comme un sceptique et ses maîtres sont Popper et Hayek (et Mandelbrot pour les sciences).
[Page 190] « Quelqu’un avec un faible degré d’arrogance épistémique n’est pas trop visible, comme une personne timide lors d’un cocktail. Nous ne sommes pas prédisposés à respecter les gens humbles, ceux qui essaient de suspendre leur jugement. Maintenant contemplez l’humilité épistémique. Pensez à quelqu’un de très introspectif, torturé par la conscience de sa propre ignorance. Il ne craint pas d’être jugé comme un fou, ou pire, un ignorant. Il hésite, il ne veut pas s’engager, et il agonise sur les conséquences de se tromper. Introspection, introspection, et toujours introspection jusqu’à ce qu’il atteigne l’épuisement physique et nerveux. » Nous sommes plus proches de Dostoievsky que de Taleb…
Les experts
[Page 146] Nous comprenons la différence entre savoir-faire et savoir-quoi. Les Grecs ont fait la distinction entre la techné et l’épistémè, la technique et la connaissance. Nous avons des experts qui ont tendance à être des experts: les astronomes, les pilotes, les médecins, les mathématiciens, les comptables; et les experts qui ont tendance à être … non-experts: les courtiers, les psychologues, les conseillers… tout simplement les choses qui bougent et donc nécessitent des connaissances n’ont généralement pas d’experts et sont souvent sujettes aux BS. L’effet négatif de la prédiction est que ceux qui ont une grande réputation sont pires prédicteurs que ceux qui n’en avaient pas.
[Page 166] Le modèle classique de la découverte est le suivant: vous recherchez ce que vous savez (par exemple, une nouvelle façon d’atteindre l’Inde) et trouvez quelque chose que vous ne connaissez pas (l’Amérique). C’est ce qu’on appelle un heureux hasard, la sérendipité. Un terme inventé par l’écrivain Hugh Walpole, dans un conte de fées, « Les trois princes de Serendip » qui « sont toujours en train de faire des découvertes par accident ou sagacité, de choses qu’ils ne recherchaient pas. » […] Sir Francis Bacon a fait observer que les progrès les plus importants sont les moins prévisibles.
[Page 169] Les ingénieurs ont tendance à développer des outils pour le plaisir de développer des outils. Outils qui conduisent à des découvertes inattendues. [Donc, je suis en désaccord avec la définition de Taleb: « Un nerd est tout simplement quelqu’un qui pense à l’intérieur de la boîte ». Ce n’est peut-être pas un grand désaccord, mais je préfère celle-ci: «Un nerd est une personne qui utilise le téléphone pour parler à d’autres personnes des téléphones. Et un nerd en informatique est donc quelqu’un qui utilise un ordinateur pour pouvoir utiliser un ordinateur. [Voir le Triomphe des Nerds] Et d’ajouter [Page 170] Pasteur affirme que « La chance ne sourit qu’aux esprits bien préparés. […] « Sur la difficulté de prévoir, il suffit de regarder l’échec du Segway pour lequel il a été prophétisé qu’il allait changer la morphologie des villes. »
[Page 184] Un autre exemple de cible de Taleb: l’optimisation [mon domaine d’expertise passée!] « L’optimisation consiste à trouver le résultat mathématiquement optimal qu’un agent économique pourrait atteindre. L’optimisation est un cas de la modélisation stérile ».
La politique
[Page 16] La catégorisation produit toujours une réduction de la véritable complexité. Essayez d’expliquer pourquoi ceux qui sont favorables au droit à l’élimination d’un fœtus dans le ventre de la mère s’opposent également à la peine capitale. [Et réciproquement]
Ce qui me fait penser à la citation de André Frossard: « Le malheur, c’est que la gauche ne croit pas beaucoup au péché originel et que la droite ne croit pas beaucoup à la rédemption. »
[Page 52] « Je n’ai jamais dit que les conservateurs sont généralement stupides. Je voulais dire que les gens stupides sont généralement conservateurs. » se plaignait John Stuart Mill. Le problème est chronique: si vous dites aux gens que la clé du succès n’est pas toujours liée aux compétences, ils pensent que vous leur dites que ce n’est jamais la compétence qui compte, mais toujours la chance.
[Page 227] Ce qui peut expliquer « nous vivons dans une société d’une personne, une voix, où les impôts progressifs ont été adoptés précisément pour affaiblir les gagnants ». Je ne sais pas si Taleb ne préfère pas le monde aristocratique. Au moins, il semble favoriser ses amis dans ce monde.
[Page 255] Il est vrai que je cherche dans la vie les personnages intellectuellement sophistiqués. Mon père érudit et esprit universel – qui, s’il était encore vivant, n’aurait été que deux semaines plus agé que Benoît Mandelbrot [son mentor sur les fractales et les non-linéarités] – aimait la compagnie des prêtres jésuites extrêmement cultivés. Je me souviens de ces visiteurs jésuites […] Je me souviens que l’un deux avait un diplôme de médecine et un doctorat en physique, et encore qu’il enseignait l’araméen à la population locale dans l’Institut des Langues Orientales de Beyrouth . […] Ce genre d’érudition impressionnait mon père bien plus que le « scientifique travailleur à la chaîne ». J’ai peut-être quelque chose dans mes gènes qui m’éloigent des « bildungsphilisters ».
La mondialisation / l’Évolutivité
[Page 28] Les professions évolutives (« scalable ») sont bonnes seulement si vous avez du succès, elles sont plus concurrentielles, produisent des inégalités monstrueuses et sont beaucoup plus aléatoires. Prenons l’exemple de l’enregistrement de la musique d’abord, de l’alphabet, de l’imprimerie. Aujourd’hui, peu d’acteurs prennent presque tout, et ne laissent que des miettes aux autres. « Winner takes all ».
[Page 32] Au Mediocristan, « lorsque votre échantillon est suffisamment grand, pas un seul cas ne change notablement le total ». En Extremistan, « Bill Gates pour sa richesse et J. K. Rowling dans la vente de livres changent totalement la moyenne d’une foule. Presque tous les problèmes sociaux sont en Extremistan. » [Lors de ma présentation à la conférence BCERC, j’eus une remarque d’un type similaire sur mon travail sur les start-up high-tech: « mais vous n’étudiez que 2% des entrepreneurs! » Et j’ai répondu, oui, mais quel impact (de type Extremistan)…]
[Page 85] « Les activités intellectuelles, scientifiques et artistiques appartiennent à la province de l’Extremistan. Je suis toujours à la recherche d’un contre-exemple simple, une activité non-terne qui appartient au Mediocristan. »
[Page 90] « Vous devez voir que les investisseurs vivent mieux que les entrepreneurs, mais aussi que les éditeurs vivent mieux que les auteurs, les agents vivent que les artistes, et la science se débrouille mieux que les scientifiques. » [Je peux ajouter que les chercheurs d’or font moins d’argent que les gens qui leur ont vendu des pics et des pelles.]
[Page 102] La conséquence de la dynamique de superstar, c’est que ce que nous appelons « l’héritage littéraire » où les « trésors littéraires » sont une infime proportion de ce qui a été produit de façon cumulée. Balzac était juste le bénéficiaire d’une chance disproportionnée par rapport à ses pairs.
[Page 118] Le problème ici avec l’univers et la race humaine est que nous sommes les survivants chanceux (qui ne devraient pas avoir survécu – il n’y a pas là de destinée, mais une survie a posteriori].
Les statistiques
[Page 37] Taleb n’est pas contre les statistiques, mais contre la loi de Gauss, les moyennes, etc. « Les Cygnes noirs ne sont pas modélisables. Ce sont des phénomènes communément appelés par des termes tels que évolutifs, invariants par échelle, les lois de puissance, de Pareto-Zipf, la loi de Yule, les procédures paréto-stables et de lois de Levy -stables et fractales. »
[Page 239] Les écarts-types n’existent pas en dehors de la gaussienne, ou si elles existent, elles ne comptent pas et n’expliquent pas grand-chose. Mais il y a pire. La famille gaussienne (qui comprend divers amis et parents, comme la loi de Poisson) est la seule classe de distributions que l’écart type (et la moyenne) est suffisante à décrire. Vous n’avez besoin de rien d’autre. La courbe en cloche satisfait le réductionnisme de l’illusion. Il y a d’autres notions qui ont peu ou pas de signification en dehors de la gaussienne: la corrélation et pire, la régression. Pourtant, elles sont profondément ancrées dans nos méthodes: il est difficile d’avoir une conversation d’affaires sans avoir entendu le mot corrélation.
[Page 240] Taleb n’a rien contre les mathématiciens, mais il pense comme Hardy: Les «vraies» mathématiques des «vrais» mathématiciens, les mathématiques de Fermat, Euler, Gauss, Abel et Riemann sont presque entièrement « inutiles » (et cela est aussi vrai des mathématiques «appliquées» que des mathématiques «pures»).
[Page 252] Une caractéristique essentielle des statistiques gaussiennes est la vérification de deux hypothèses: Première hypothèse centrale: les événements sont indépendants les uns des autres. Une pièce de monnaie n’a pas de mémoire. Le fait que vous ayez obtenu pile ou face sur le test précédent ne modifie pas les chances d’obtenir pile ou face au prochain lancer. Vous ne devenez pas un « meilleur » lanceur de pièce au fil du temps. Si vous introduisez la mémoire ou les compétences dans le lancer, l’ensemble du modèle de Gauss devient caduque. (Et notez qu’il y a attachement préférentiel et un avantage cumulatif dans le monde réel et donc non gaussien.) Deuxième hypothèse centrale: pas de saut « sauvage ». La taille du saut aléatoire est toujours connue, à savoir une seule étape. Il n’y a aucune incertitude quant à la taille de l’étape. […] Je n’ai pas de toute ma vie pu trouver quelqu’un autour de moi dans le monde des affaires et des statistiques qui était cohérent intellectuellement, en ce sens qu’il ait accepté à la fois le Cygne noir et a rejeté les outils de Gauss. Beaucoup de gens acceptent mon idée du Black Swan, mais ne peuvent aller jusqu’au bout de sa conclusion logique, qui est que vous ne pouvez pas utiliser une seule mesure de l’aléa appelé écart-type (ni l’appeler « risque »), vous ne pouvez pas trouver une mesure simple qui caractérise l’incertitude.
Mais Taleb va encore plus loin. [Page 272] «Mais le hasard fractal ne donne pas de réponse précise. […] les fractales de Mandelbrot nous permettre de rendre compte de quelques cygnes noirs, mais pas de tous. […] Un cygne gris peut modéliser des événements extrêmes, un cygne noir décrit des « inconnus inconnus ». […] Je le répète: Mandelbrot traite des cygnes gris, je m’occupe du Cygne Noir. Ainsi Mandelbrot domestique beaucoup de mes cygnes noirs, mais pas tous, pas complètement.
La finance
Taleb montre que les accidents d’achat d’actions sont parfois liés à la modélisation et il est particulièrement critique des options de Black-Scholes . Il est très critique des théories de portefeuille et des prix Nobel associés (Markowitz, Samuelson, Hicks ou Debreu), « une démolition des idées de Keynes ». L’histoire du hedge fund LTCM en est une illustration de points Taleb.
Le Business et la Technologie
[Page xxv] Presque aucune découverte, aucune technologie notable ne sont nées de la conception et de la planification – elles étaient tout simplement des cygnes noirs. […] Donc, je suis en désaccord avec les disciples de Marx et avec ceux d’Adam Smith: la raison du succés du libéralisme, des marchés, c’est qu’ils permettent aux gens d’être chanceux grâce à un processus agressif d’essais et d’erreurs, et non parce qu’ils donnent des récompenses ou des «incitations» pour les compétences.
[Page 17] Le monde des affaires est inélégant, terne, pompeux, vorace, inintellectual, égoïste et ennuyeux. […] Ce que j’ai vu, c’est que dans quelques-unes des plus prestigieuses business schools dans le monde, les dirigeants des sociétés les plus puissantes ont été invités à décrire ce qu’ils ont fait pour gagner leur vie et il était bien possible qu’ils ne savaient pas trop ce qui se passait.
[Page 135] Lorsque je demande aux gens de nommer trois technologies récemment mises en œuvre et ayant un impact sur notre monde d’aujourd’hui, ils proposent généralement l’ordinateur, l’Internet et le laser. Aucune des trois n’était planifiée; elles furent imprévues et peu appréciées lors de leur découverte, et sont restées incomprises bien après leur utilisation initiale. Ils étaient consécutifs. Ils étaient cygnes noirs.
Critique de la moyenne
[Page 295] « La moitié du temps, je suis un hypersceptique, l’autre moitié je suis plein de certitudes. […] La moitié du temps je déteste les cygnes noirs, l’autre moitié je les aime. […] La moitié du temps je suis très prudent, l’autre moitié je suis hyperactif. » Je pourrais supprimer les guillemets!
Je n’en ai pas totalement fini avec le Cygne Noir, je suis en train de lire l’essai de 70 pages que Taleb a ajouté à la dernière édition de poche. Il pourrait y avoir plus à dire (et à lire si vous m’avez suivi jusqu’ici…)
* Poincaré est cité dans Le Monde le 7 Juillet 2012, par Cédric Villani, qui mentionne également les cygnes noirs dans Villani, Dans les entrailles des cygnes noirs.