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Au-delà de l’idéologie de la Silicon Valley

J’avais mentionné dans mon post précédent cette anthologie d’articles établie par Loup Cellard et Guillaume Heuguet. Constituée de six articles (dont 5 traduits) et d’une longue introduction des auteurs, il s’agit d’une plongée des plus intéressantes dans ce que représente cette région d’un point de vue historique et politique.

Voici donc ce que j’ai noté ou retenu :

– les auteurs nuancent l’influence de la contre-culture dans les origines de la Silicon Valley. « Le pouvoir économique et la culture de L’innovation technique de la région précédent de loin le mouvement hippie. » [page 18] puis « les contrats gouvernementaux ou l’existence d’un surplus de capital devraient sans doute se voir accorder autant d’importance que les imaginaire utopiques » [page 19].

– Les auteurs vont plus loin quant aux velléités idéologiques des entrepreneurs de la Silicon Valley. J’ai déjà exprimé un certain scepticisme sur le sujet mais le débat reste intéressant. Les auteurs mentionnent à ce sujet un autre ouvrage que je ne connais pas Une histoire politique de la Silicon Valley de Fabien Benoit. Je ne crois pas que l’affirmation qui suit soit correcte : « L’université de Stanford, spécialisée en sciences dures, a la particularité de ne pas réclamer de droits de propriété intellectuelle sur les brevets pourtant développés dans ses murs. » [Page 19] Le sujet est pourtant connu (voir ici) et je suis surpris d’une telle affirmation. Mariana Mazzucato est aussi appelée à la rescousse de l’argumentaire et si j’ai là aussi exprimé des nuances fortes, on ne peut guère douter de l’influence de Fred Terman, de HP et du MIT bien avant l’émergence de la contre-culture.

– Dans la même introduction, il est rappelé la lettre ouverte de Bill Gates aux Hobbystes du Homebrew Computer Club.

Cette introduction des auteurs est passionnante et on a à nouveau la confirmation de la complexité de la genèse de la région où des hippies à la Wozniak et des ingénieurs à la Noyce ont collaboré souvent dans le plus grand respect. (CF à nouveau cet article pour les curieux, The tinkerings of Robert Noyce)

– Les articles sur le design sont surprenants tant le sujet a été à la mode (et m’avait jusqu’ici laissé circonspect et silencieux. Le chapitre De si vieilles promesses de Fred Turner est une analyse intéressante des liens entre prototypage et puritanisme protestant ! Celui de Ruha Benjamin intitulé Le design est complice va beaucoup plus loin. J’en retire les affirmations fortes qui suivent : « Design Thinking is Bullh*t » et l’auteur « exhorte les praticien.nes à éviter le jargon et les mots-clés à la mode et à s’engager davantage dans l’autocritique : quels sont les effet théoriques et pratiques de l’utilisation du langage du design pour décrire tous nos espoirs, nos rêves, cos critiques et nos visions du changement ? Qu’est-ce qui est gagné et par qui dans le processus qui revient à associer des choses aussi hétérogènes sous la rubrique du design? […] Je pense que l’une des raisons pour lesquelles il règne est qu’il a réussi à plier tout et n’importe quoi sous ses ailes agiles.

– Les auteurs sont très critiques de certaines personnalités de la région qu’ils associent au monde ancien. Les réactionnaires investissent de Charlie Tyson est une analyse intéressante de Peter Thiel qui aimerait se présenter comme un intellectuel. Et de conclure « L’homme lui-même reste un mystère […] qui nous offre le spectacle d’un esprit brillant logé dans une personnalité difforme, un homme qui a transformé sa philosophie de salon en une vision imposée du monde ». Le chapitre suivant, Le Capital ne risque rien de Fabien Foureault est une description assez correct de l’histoire du capital-risque. Le seul reproche que je ferai est que le passage des racines américaines à l’histoire de l’activité en France en oublie un peu les risques pris par les pionniers dans les années 60 et 70. La critique du capital-risque reste bien argumentée comme suit: sur trois critères majeurs, le VC est critiqué :
+ un caractère dysfonctionnel qui empêche la stabilité par des cycles d’emballement et d’effondrement (boom & burst)
+ une utilité sociale absente en allant vers une rentabilité à court terme qui oublie les enjeux fondamentaux (climat, santé abordable)
+ Une activité peu rentable, au mieux avec un faible rendement de 8% sur le long terme. J’ai découvert un chercheur, Ludovic Phalippou, très critique du Private Equity en général dont l’absence de transparence conduit à des performances sans doutes très surestimée. Je vous encourage à lire How Ludovic Phalippou Became the Bête Noire of Private Equity. Le post-sciptum fera sans doute sourire les amateurs et les connaisseurs du capital-risque français…

– Que dire alors des deux derniers chapitres ? Ils sont tout simplement passionnants. Tout d’abord L’optimisation remplace le progrès de Orit Halpern et Robert Mitchell. J’avais l’intuition que l’optimisation, sujet qui m’est cher puisqu’il fut au cœur de ma thèse de doctorat, touchait aux limites du progrès. On ne cherche plus le meilleur, mais à être smart, intelligent, que ce soit la ville, la mobilité, l’éducation et la guerre. Le meilleur étant inaccessible, on cherche simplement à faire mieux, et souvent tout en minimisant les ressources et les coûts… et à être résilient, que les auteurs décrivent comme étant la capacité non pas à être robuste dans un système stable, mais à survivre et gagner dans un système incertain et en déséquilibre. La disruption n’est pas loin. La conclusion du chapitre peut faire peur : « au lieu de rechercher des réponses utopiques à nos interrogations concernant l’avenir, nous nous concentrons sur des méthodes quantitatives et algorithmiques et sur la logistique : comment déplacer les choses du point A au point B, plutôt que de se demander où elles devraient arriver (ou si elles devraient même se trouver là) » [page 129].

– Le dernier chapitre s’intitule L’apocalypse remplace l’utopie de Dave Karpf. Il y est question du longtermisme. « La valeur morale de la vie humaine d’aujourd’hui n’est pas différente de celle des post-humains potentiels qui pourraient venir à exister dans un lointain avenir. A partir de ce postulat, ils en viennent à des conclusions fantasques et contre-intuitives. Ils affirment que la croissance économique, le progrès technologique et la prévention des risques existentiels, c’est à dire des risques susceptibles d’anéantir l’Humanité (frappes d’astéroïdes, super virus mortels, intelligence artificielle hostile, etc) comptent au plus haut point pour l’Humanité. Améliorer la situation de l’Humanité d’aujourd’hui en s’attaquant aux inégalités systémiques, en guérissant le cancer et en prévenant le paludisme sont des initiatives de moindre importance. Les humains d’aujourd’hui ne sont que les précurseurs d’un avenir post-humain disséminé dans l’espace. » Les promoteurs de telles idées sont connues et l’auteur parle d’Idéologie californienne. J’aimerais penser qu’elles en sont que dans la t^te de quelques esprits déformés. L’auteur conclut ainsi : « Nous devrions dès lors reconnaître le longtermisme comme un mouvement de pensée pernicieux. C’est une philosophie qui dit que nous ne devons pas nous préoccuper du sort, de la dignité ou des injustices subies par des personnes qui vivent aujourd’hui, parce que ces personnes ne comptent pas plus que celles qui vivront dans des millénaires. […] C’est une recette qui excuse trop facilement la cruauté, la souffrance et les préjudices sociaux.

Il s’agit donc d’un petit ouvrage passionnant, qui ne décrit pas la Silicon Valley, mais à travers ses racines et ses ailes, quelques uns de ces excès le plus étonnants. Et comme je le disais dans mon précédent post, cela ne représente pas forcément la majorité, mais du moins une minorité, peut-être infime mais sans aucun doute très et trop visible.

PS: pour ceux qui ne seraient pas intéressés par les longues analyses, voici une vidéo assez drôle

La gauche et la tech dans la Silicon Valley

C’est un article d’Olivier Alexandre pour la Tribune qui a généré ce post. Ce sociologue du CNRS que j’ai déjà mentionné ici tant j’apprécie ses analyses de la Silicon Valley résume sur sa page LinkedIn une interview intitulée La tragédie est que la Silicon Valley en vient à pousser des programmes réactionnaires.

J’ai voulu répondre sur LinkedIn mais ce site limite la longueur des commentaires. Voilà ce que j’aurais souhaité écrire : Il y aurait peut-être un livre à écrire sur la gauche et la tech, en particulier dans la Silicon Valley. Si la Silicon Valley a toujours été une région progressiste, du moins au nord vers San Francisco et Berkeley, je n’ai pas le souvenir d’avoir rencontré beaucoup de « gens de gauche » à Stanford ou dans les entreprises de la tech. Sans oublier qu’être de gauche aux Etats Unis n’a sans doute pas tout à fait le même sens qu’en Europe. La composante individualiste, voire anarchiste (je préfère ne pas parler des libertariens dont je ne suis pas sûr qu’ils représentent un grand nombre de personnes) reste très forte chez les Républicains et les Démocrates qui semblent toujours un peu se méfier du pouvoir central, pouvoir central dont l’attraction reste une particularité très française au contraire. Il y a bien eu le diner offert par Obama à la Maison Blanche avec l’élite de la tech, https://www.startup-book.com/2011/03/28/the-whos-who-of-silicon-valley/ et il est de manière anecdotique assez amusant de voir dans les dons aux partis (voir par exemple ici https://www.opensecrets.org/industries/contrib?cycle=2024&ind=F2500) que les deux grands fonds historiques du capital risque américain penchent différemment, Sequoia vers les Républicains et Kleiner Perkins vers les Démocrates, même en 2024. Il ne faut tout de même pas s’étonner que les entrepreneurs soient plutôt de droite, cela me semble assez universel.

Quand on regarde en arrière, dans les débuts de la Silicon Valley, il me semble que les grands entrepreneurs du semi-conducteur comme Robert Noyce sont plutôt des Républicains bon teint, qui vont surtout essayer d’influencer Washington pour protéger leur industrie contre la concurrence japonaise. Plus récemment Kleiner Perkins avait recruté Colin Powell comme partenaire (https://www.nytimes.com/2005/07/13/business/colin-powell-joins-venture-capital-firm.html), qui n’était pas connu pour être un ministre très à gauche. Enfin, je n’ai jamais vraiment vu les fondateurs d’Apple ou Google prendre position sur quelque sujet politique que ce soit, mais j’ai noté à quel point toutes ces entreprises depuis Intel à Google avait une « peur bleue » de voir les syndicats s’installer chez eux. La politique semble plutôt absente. Peut-être Fred Turner pourrait nous informer sur le sujet et écrire le livre dont je parle s’il n’existe pas déjà ?

Et un article de blog permet d’aller plus loin, alors je continue. Je parle de temps en temps de politique, comme le tag #politique l’indique mais sans doute pas assez. Je suis à tort ou à raison resté à distance du militantisme et des prises de positions, tout comme d’ailleurs un grand nombre de personnes du monde de la technologie et de la Silicon Valley, je vais y revenir. Mais à nouveau, vous pouvez parcourir les articles liés au tag qui précède. Je viens aussi de commander l’ouvrage intitulé Au delà de l’idéologie de la Silicon Valley après avoir lu celui de la revue Esprit il y a quelques années.

Que dire de plus ? J’ai découvert un autre site qui ne donne pas les montants des dons des personnes aux campagnes politiques, mais un portrait des personnalités de la tech, dont leurs inclinations politiques. C’est assez intéressant. On y trouve les portraits de Larry Page, Sergey Brin, les deux fondateurs de Google, de John Doerr (Kleiner Perkins) et Michael Moritz (Sequoia). les quatre penchent vers le centre gauche ou la gauche du centre, mais de manière plutôt discrète.

Plus récemment une longue analyse de la région montrait qu’elle est plutôt progressiste et démocrate, sauf sur un point celui de la régulation : The vast majority of tech entrepreneurs are Democrats — but a different kind of Democrat (La grande majorité des entrepreneurs de la tech sont des Démocrates, mais un différent type de Démocrate).

J’avais beaucoup aimé Hillbilly Elegy de JD Vance. Je le savais républicain, mais le pensais modéré et anti-Trump. Quelle déception, pour ne pas dire quel triste sire. Alors bravo à Jennifer Aniston pour sa récente critique : Jennifer Aniston criticizes JD Vance for ‘childless cat ladies’ remarks: ‘I pray that your daughter is fortunate enough to bear children’. Il y a aussi les positions (trop?) connues de Peter Thiel ou Elon Musk, mais à nouveau, je ne sais pas s’ils représentent une opinion majoritaire de la tech. Sait-on que Jeff Skoll fondateur de eBay est devenu un producteur de films particulièrement intéressants pour ne pas dire brillants ?

La politique devrait autant appartenir à ceux qui parlent et agissent discrètement qu’à ceux qui parlent si fort qu’on finit par croire qu’ils représentent l’opinion de la majorité…

Comment créer Google selon Paul Graham

J’ai (comme souvent) beaucoup aimé un article publié par Paul Graham sur son blog en mars dernier, intitulé How to Start Google. Alors je me suis décidé à le traduire et le publier ici (en informant Paul Graham de mon intention…) Voici donc.

Comment Créer Google

Mars 2024 – Paul Graham, traduit en juin 2024

(Ceci est une présentation donnée à des jeunes de 14 et 15 ans sur que faire aujourd’hui s’ils envisagent de créer une startup plus tard. De nombreuses écoles pensent qu’elles devraient dire quelque chose sur les startups à leurs étudiants. Et bien voici ce que je pense qu’elles devraient leur raconter.)

La plupart d’entre vous pensent sans doute que quand vous êtes lâchés dans le soi-disant monde réel, vous devrez trouver un travail. Ce n’est pas vrai, et aujourd’hui je vais vous donner la combine à utiliser pour éviter d’avoir jamais à trouver un travail.

La combine est de lancer sa propre entreprise. Ce n’est donc pas une combine pour éviter de travailler, parce que si vous lancez votre propre entreprise, vous travaillerez plus dur que si vous aviez un travail ordinaire. Maus vous éviterez de nombreuses choses ennuyeuses qui viennent avec un travail, y compris un bois qui vous dit quoi faire.

C’est plus excitant de travailler sur son propre projet que sur celui de quelqu’un d’autre. Et vous pouvez aussi devenir beaucoup plus riche. En fait, c’est la façon classique de devenir vraiment riche. Si vous regardez les listes des gens les plus riches qui sont publiées de temps en temps dans la presse, presque tous le sont devenus en lançant leur entreprise.

Lancer son entreprise peut dire beaucoup de choses, depuis lancer un salon de coiffure à créer Google. Je vais parle ici d’un des extrêmes du spectre. Je vais vous raconter comment commencer Google.

Les entreprises comme l’extrême de Google sont appelées des startups quand elles sont jeunes. La raison pour laquelle je les connais et que ma femme Jessica et moi avons lancé quelque chose appelé Y Combinator, qui est basiquement une usine à startup. Depuis 2005, Y Combinator a financé plus de 4000 startups. Et donc nous savons exactement ce qu’il faut pour lancer une startup, parce que nous avons aidé des gens à le faire depuis 19 ans.

Vous avez peut-être pensé que je plaisantais quand j’ai dit que j’allais vous raconter comment créer Google. Vous vous êtes peut-être dit « Comment pourrions-nous créer Google ? » Mais c’est exactement ce que les personnes qui ont créé Google ont pensé avant de le faire. Si vous aviez dit à Larry Page et Sergey Brin, les fondateurs de Google, que l’entreprise qu’ils étaient sur le point de lancer vaudrait un jour mille milliards de dollars, leur tête aurait explosé.

Tout ce que vous savez quand vous commencez à travailler à une startup c’est que cela semble en valoir la peine. Vous ne pouvez pas savoir si elle deviendra une entreprise valant des milliards ou qui fera faillite. Donc quand je dis que je vais vous raconter comment lancer Google, je veux dire que je vais vous raconter comment arriver au point où vous pouvez créer une entreprise qui a autant de chance d‘être Google que Google avait d’être Google. [1]

Comment aller d’où vous êtes aujourd’hui au point de pouvoir lancer une startup qui sera un succès ? Il faut trois choses. Il faut être bon dans un quelconque domaine technologique, il faut une idée de ce que vous allez bâtir, et il faut des cofondateurs avec qui lancer l’entreprise.

Comment devient-on bon dans une technologie ? Et comment choisir la technologie dans laquelle s’investir ? il se trouve que les deux questions ont la même réponse : en travaillant sur des projets personnels. N’essayez pas de deviner si l’édition de gènes, les LLM ou les fusées vont devenir la technologie la plus valable à maîtriser. Personne ne peut deviner une chose pareille. Travaillez simplement sur ce qui vous intéresse le plus. Vous travaillerez bien plus dur à quelque chose qui vous intéresse qu’à quelque chose sous prétexte que vous pensez qu’il faille le faire.

Si vous n’êtes pas sûr de la technologie dans laquelle vous investir, investissez-vous dans la programmation. Cela a tété la source de la startup moyenne dans les trente dernières années, et cela ne va sans doute pas changer dans les 10 qui viennent.

Ceux parmi vous qui prennent des cours d’informatique à l’école doivent se dire, maintenant, OK, voilà une chose réglée. On nous a déjà tout appris sur la programmation. Mais désolé, ce n’est pas assez. Il vous faut travailler à des projets personnels, pas se contenter de suivre des cours à l’école. Vous pouvez être bon en classe sans vraiment apprendre à programmer. Je dirais même que vous pouvez obtenir un diplôme en informatique d’une des meilleures universités et n’être même pas bon en programmation. C’est la raison pour laquelle les entreprises technologiques vous font passer des tests de programmation avant de vous recruter, indépendamment de votre université ou de vos notes. Elles savent que les résultats aux examens ne prouvent rien.

SI vous voulez vraiment apprendre à programmer, il vous faut travailler à des projets personnels. Vous apprenez beaucoup plus vite de cette façon. Imaginez que vous développiez un jeu et qu’il y ait quelque chose que vous vouliez ajouter, et vous ne savez pas comment faire. Vous allez l’apprendre beaucoup plus vite que si vous l’étudiez en classe.

Vous n’avez pourtant pas besoin d’apprendre à programmer. Si vous demandez ce qui compte en matière de technologie, cela inclut pratiquement tout ce que vous pouvez décrire en utilisant les mots « faire » ou « fabriquer ». Alors la soudure en fait partie, ou la couture, ou la vidéo. Tout ce qui vous intéresse le plus. La différence essentielle est de savoir si vous produisez ou si vous vous contentez de consommer. Etes vous en train de développer des jeux vidéo ou vous contentez -vous d’y jouer ? C’est la différence.

Steve Jobs, le fondateur d’Apple, a passé du temps pendant son adolescence à étudier la calligraphie – un genre d’écriture esthétique que le vois dans les manuscrits médiévaux. Personne, même pas lui, ne pensait que ça l’aiderait dans sa carrière. Il le faisait parce que ça l’intéressait. Mais il se trouve que ça l’a beaucoup aidé. L’ordinateur qui a fait d’Apple quelque chose d’énorme, le Mackintosh, est sorti juste au moment où les ordinateurs sont devenus assez puissants pour présenter à l’écran une typographie similaire à celle des livres imprimés plutôt qu’aux lettres du style des ordinateurs que l’on voit dans les jeux à 8 bits, et l’une de raisons est que Steve était l’une des quelques personnes dans le monde de l’informatique qui s’était vraiment investir dans le graphisme.

Ne croyez pas que vos projets doivent être sérieux. Ils peuvent être aussi frivoles que vous le souhaitez tant que vous construisez des choses qui vous passionnent. Il est probable que 90% des codeurs commencent par fabriquer des jeux. Eux et leurs amis aiment jouer aux jeux vidéo. Alors ils fabriquent ce genre de choses qu’eux et leurs amis désirent. Et c’est exactement ce que vous devriez faire à 15 ans si vous souhaitez un jour créer une startup.

Vous n’avez pas à faire juste un projet. En réalité, il est bon d’apprendre plein de choses. Steve Jobs ne s’est pas contenté d’apprendre la calligraphie. Il a aussi appris l’électronique, qui avait encore plus de valeur. Peu importe ce qui vous intéresse. (Vous voyez un pattern ici ?)

Donc c’est la première des trois choses dont vous avez besoin, devenir bon dans un domaine technologique. Vous le ferez de la même manière que pour le violon ou le football : par la pratique. Si vous vous lancez dans une startup à 22 ans, et que vous commencez à écrire vos propres programmes maintenant alors au moment de vous lancer, vous aurez passé au moins les 7 années précédentes à écrire du code, et on peut être bon dans n’importe quel domaine après l’avoir pratiqué pendant 7 ans.

Supposons que vous ayez 22 ans et que vous avez réussi : vous êtes alors bon dans un domaine de la technologie. Comment allez-vous trouver des idées de startup ? (Sur le sujet, voir le lien) Cela peut sembler être la partie difficile. Même si vous êtes devenu un bon programmeur, comment avoir l’idée pour lancer Google ?

En réalité, il est facile d’avoir des idées de startup une fois que vous êtes bon dans une technologie. Une fois que vous êtes bon dans une technologie, quand vous regardez le monde, vous voyez des lignes pointillées autour de choses qui manquent. Vous commencez à être capable de voir à la fois des choses qui manquent à partir de la technologie elle-même et tous les problèmes qui pourraient être fixés en l’utilisant ; et chacun d’eux est une startup potentielle.

Dans la ville proche de notre maison, il y a un magasin avec un signe avertissant que la porte est difficile à fermer. Le signe est là depuis plusieurs années. Pour les gens dans le magasin, cela doit être comparable à ce phénomène naturel et mystérieux d’une porte difficile à fermer, et tout ce qu’on peut faire est de placer un signe avertissant les clients. Mais tout charpentier qui regarderait cette situation penserait « Pourquoi ne pas juste aplanir la partie qui frotte ? »

Une fois que vous êtes bon en programmation, tous les bouts de code manquants dans le monde commencent à ressembler à une porte difficile pour un charpentier. Je vais vous donner un exemple concret. A la fin du 20e siècle, les universités américaines avaient l’habitude de publier des annuaires papier avec tous les noms des étudiants et leur information personnelle. Quand je vais vous dire comment ces annuaires s’appelaient, vous allez comprendre de quelle startup je parle. Ils s’appelaient des Facebooks (en français des trombinoscopes, car ils avaient en général le visage, la trombine, la « face » de chaque étudiant à côté de son nom.

Alors Mark Zuckerberg arrive à Harvard en 2002 et l’université n’a toujours pas mis le trombinoscope, le facebook en ligne. Chaque résidence avait un trombinoscope en ligne, mais il n’y en avait pas un pour l’université dans son ensemble. L’administration d l’université avait organisé avec sérieux des réunions sur le sujet, et aurait probablement résolu le problème une dizaine d’années plus tard. La plupart des étudiants n’avaient pas consciemment remarqué quoi que ce soit. Mais Mark est un codeur. Il regarde la situation et se dit « Mais c’est idiot. Je pourrais écrire un programme pour régler le problème dans la nuit. Laissons les gens charger leur propre photo et combinons alors les données dans un nouveau site pour toute l’université ». Et il le fait. Et presque littéralement dans la nuit, il a des milliers d’utilisateurs.

Bien sûr, Facebook n’était pas encore une startup. C’était juste …un projet. Et voici à nouveau ce mot. Les projets ne sont pas juste la meilleure façon d’apprendre une technologie. Ils sont aussi la meilleure source d’idées de startup.

Facebook n’a rien d’inhabituel de ce point de vue. Apple et Google ont aussi commencé comme des projets. Apple n’était pas censée devenir une entreprise. Steve Wozniak voulait juste fabriquer son propre ordinateur. Ce n’est devenu une entreprise que lorsque Steve Jobs a dit « Eh, je me demande si on ne pourrait pas vendre les plans de cet ordinateur à d’autres personnes ». C’est ainsi qu’Apple a commencé. Ils ne vendaient même pas d’ordinateurs, juste les plans de de l’ordinateur. Pouvez-vous imaginer à quel point cette entreprise semblait boiteuse ?

Idem pour Google. Larry et Sergey n’essayaient pas de créer une entreprise au début. Ils essayaient juste de faire un bon moteur de recherche. Avant Google, la plupart des moteurs de recherche n’essayaient pas de trier les résultats trouvés par ordre d’importance. Si vous cherchiez « rugby », ils vous donnaient juste toutes les pages web qui contenaient le mot « rugby ». Et le web était si petit en 1997 qu’en réalité ça fonctionnait ! Enfin à peu près. Il n’y avait peut-être que 2à ou 30 pages avec le mot « rugby » mais le web croissait exponentiellement, ce qui signifiait que cette manière de faire des recherches devenait exponentiellement plus foireuse. La plupart des utilisateurs pensaient « Ouah, je vais devoir passer beaucoup de temps à regarder les résultats pour trouver ce que je cherche. » La porte est dure à ouvrir. Mais tout comme Mark, Larry et Sergey étaient des codeurs. Ils ont regardé cette situation et pensé « Mais c’est idiot. Certaines pages sur le rugby comptent plus que d’autres. Essayons de les trouver et de les afficher en premier ».

Il est évident a posteriori que c’était une grande idée de startup. Ce n’était pas évident à l’époque. Ce n’est jamais évident. Si cela avait été une bonne idée de lancer Apple ou Google ou Facebook, quelqu’un d’autre l’aurait déjà eue. C’est pourquoi les meilleures startups viennent de projets qui n’étaient pas destinés à devenir des startups. On n’essaie pas de lancer une entreprise. On suit simplement son intuition de ce qui est intéressant. Et si on est jeune et bon dans une technologie alors l’intuition inconsciente de ce qui est intéressant est meilleure que les idées conscientes de ce qui pourrait être une entreprise de qualité.

Alors il est critique, si vous êtes un jeune fondateur, de faire des choses pour que vous-même et vos amis les utilisiez. La plus grosse erreur des jeunes fondateurs est de fabriquer quelque chose pour quelque groupe mystérieux d’autres gens. Alors que si vous pouvez faire quelque chose que vous et vos amis désiraient vraiment – quelque chose que vos amis n’utilisent pas simplement par loyauté envers vous, mais qu’ils seraient vraiment tristes de perdre si vous l’arrêtiez – alors vous avez certainement le germe d’une bonne idée de startup. Peut-être que cela ne vous semble pas avoir ce potentiel. Il n’est peut-être pas évident de faire de l’argent avec. Mais croyez-moi, il y a un moyen.

Ce dont vous avez besoin pour une idée de startup, et c’est tout ce dont vous avez besoin, c’est quelque chose que vos amis veulent vraiment. Et ces idées ne sont pas difficiles à voir une fois que vous avez atteint un bon niveau dans un domaine technologique. Il y a des portes qui coincent partout. [2]

Enfin, pour le troisième et dernier élément nécessaire, il vous faut : un cofondateur, ou des cofondateurs. La startup idéale a deux ou trois fondateurs, donc il vous faut un ou deux cofondateurs. Comment les trouver ? Savez-vous déjà ce que je vais vous dire maintenant ? C’est toujours la même chose : des projets. Vous trouvez des cofondateurs en travaillant sur des projets avec eux. Ce qu’il vous faut chez un bon cofondateur c’est qu’il soit bon à ce qu’il fait et que vous travailliez ben ensemble, et la seule façon d’en juger, c’est de travailler avec lui sur des choses.

A ce point de mon discours, je vais vous raconter quelque chose que vous n’avez peut-être pas envie d’entendre. Il est vraiment important d’être bon en classe, même pour les cours qui ne sont que de la mémorisation ou des bavardages sur la littérature, parce qu’il est nécessaire d’être bon dans en classe pour entrer dans une bonne université. Et si vous désirez vous lancer dans une startup, vous devrez essayer d’aller dans la meilleure université possible, parce que c’est là que se trouvent les meilleurs cofondateurs. C’est aussi là que se trouvent les meilleurs employés. Quand Larry et Sergey ont lancé Google, ils ont commencé à recruter toutes les personnes les plus brillantes qu’ils avaient connu à Stanford, et ce fut un vrai avantage pour eux.

La preuve empirique de ce point est claire. Si vous regardez où il y a le plus grand nombre de startup réussies, c’est à peu près la liste des universités les plus sélectives.

Je ne crois pas que les noms prestigieux de ces universités soient la cause du plus grand nombre de startup qui en sortent. Ni que ce serait en raison d’une meilleure qualité de l’enseignement. Ce qui explique cela est la difficulté d’y entrer. Il faut être plutôt brillant et déterminé pour entrer au MIT ou à Cambridge, alors si vous réussissez à y entrer, vous rencontrerez d’autres étudiants dont un grand nombre de gens brillants et déterminés. [3]

Il n’est pas obligatoire de lancer une startup avec quelqu’un que vous avez rencontré à l’université. Les fondateurs de Twitch se sont rencontrés quand ils avaient sept ans. Les fondateurs de Stripe, Patrick et John Collison, se sont rencontrés lorsque John est né. Mais les universités sont la source principale de cofondateurs. Et parce qu’elles sont le lieu où se trouvent les cofondateurs, elles sont aussi le lieu où se trouvent les idées, parce que les meilleures idées émergent de projets que vous ferez avec les gens qui vont devenir vos cofondateurs.

Par conséquent, la liste des choses nécessaires pour aller de là où vous êtes jusqu’à la création d’une startup est assez courte. Il faut que vous soyez bon dans un domaine de la technologie, et le moyen d’y arriver est de travailler sur vos projets personnels. Et vous devez travailler aussi bien que possible en classe pour entrer dans une bonne université parce c’est là que se trouvent les cofondateurs et les idées.

C’est tout, juste deux choses, fabriquer quelque chose et être bon en classe.

Notes

[1] La combine rhétorique dans cette phrase est que « Google » se réfère à différentes choses. Je veux dire : une entreprise qui a autant de chances de croître que Google l’a finalement fait, comme Larry et Sergey auraient raisonnablement pu s’attendre à ce que Google le fasse au moment où ils l’ont lancé. Mais je pense que la version originale est plus drôle.

[2] Faire quelque chose pour vos amis n’est pas la seule source d’idées de startup. C’est juste la meilleure source pour des jeunes cofondateurs, qui ont le moins la connaissance de ce d’autres personnes désirent et dont les désirs personnels sont les plus prédictifs de la demande future.

[3] De manière assez étrange, ceci est particulièrement vrai dans des pays comme les Etats Unis où les admissions en bachelor sont mal faites. Les départements d’admission américains demandent aux candidats de passer à travers des filtres arbitraires qui ont peu de rapport avec leurs capacités intellectuelles. Mais plus le test est arbitraire, plus il devient un test de la détermination et de l’ingéniosité. Et ce sont les deux qualités les plus importantes chez les fondateurs de startup. Alors les départements d’admission américains sont meilleurs à sélectionner les fondateurs qu’ils ne le seraient s’ils étaient meilleurs à sélectionner les fondateurs.

Puis Paul Graham ajoute des remerciements à Jared Friedman, Carolynn Levy, Jessica Livingston, Harj Taggar et Garry Tan pour avoir lu des brouillons de son texte.

Le chaos qu’est Internet : SBF, JKS et plus encore

Parfois, je vois des coïncidences frappantes dans des choses qui n’ont apparemment aucun lien. Cela m’aide à rédiger des posts (inutiles ?)… ici le chaos d’Internet est réapparu dans un procès contre un fondateur de startup, dans la littérature et dans le street art, trois sujets qui me sont chers.

Le procès contre un fondateur de startup est celui de Sam Bankman-Fried (SBF). Bien sûr, il y a eu des tonnes d’articles à ce sujet, y compris l’une de mes références préférées, le New Yorker :
– Sept. 2023 : The Parent Trap. Inside Sam Bankman-Fried’s family bubble.
– Nov. 2023 : Will Sam Bankman-Fried’s Guilty Verdict Change Anything?.
Mais aussi CNN, Mars 2024 : Sam Bankman-Fried sentenced to 25 years in federal prison
Sans oublier des articles français:
– Le Monde, mars 2024 : Le fondateur de FTX, Sam Bankman-Fried, condamné à vingt-cinq années de prison pour avoir détourné l’argent de ses clients.
– La RTS, mars 2024 : Sam Bankman-Fried, « le roi déchu des cryptos », est condamné à 25 ans de prison.

Et bien sûr, cela fait suite aux scandales deElisabeth Holmes ou de Adam Neumann. Il y a eu d’autres histoires, même si moins connues, comme Cadence vs. Avant! ou Stanford vs. Cisco (plus ici). Technology including the Internet has brought debatable things including crooks and I believe it is just an enlarged illustration of human nature, but it does not excuse anything…

La littérature me ramène à ma fascination actuelle pour Jón Kalman Stefánsson (JKS). Dans ma dernière lecture j’ai trouvé ceci :

Le sexe est le contenu le plus populaire sur le Net, pourtant, très peu de gens avouent regarder de la pornographie.
Ah ça, putain d’Internet ! Si je me souviens bien, tu es poète – est-ce que les gens comme toi sont parvenus à décrire le phénomène, est-ce qu’il existe des poèmes réussissant à cerner cette monstruosité, cette divinité ? Je crois que je saurais tirer profit de ce genre de poésie. Ma petite Gunna affirme que seuls les poèmes permettent de cerner ce qui constitue l’essence humaine.
[…]
En tout cas, tu as mis le doigt sur le problème tout à l’heure. Le Net. Tu sais ce que c’est m’a demandé à Gunna il y a bien longtemps, à l’époque où le monde commençait juste à entrevoir ce qu’était cette toile. Non, ai-je répondu, je n’en ai aucune idée. L’Internet, c’est le chaos, à-t-elle dit. Ah, ah, le désordre, tu as sans doute raison. Non, ce n’est pas le désordre, à-t-elle corrigé avant de citer un vieux livre grec qu’elle lisait à l’époque. Elle passe son temps à lire et elle essaie toujours de m’en faire profiter, comme si ça servait à quelque chose. En tout cas, ce livre explique, que c’est à l’aube des temps qu’est né le Chaos, et ce Chaos était une sorte de dieu ou de personnage. J’ai oublié les détails.
[…]
Ce que Gunna voulait souligner à propos de l’Internet, c’était qu’il avait quelque chose de mythologique, c’était à la fois le vide et le commencement de tout. Ce qui s’est plus tard vérifié. N’est-ce pas ? Le Net est un peu comme un nouveau ciel au-dessus de nos têtes – et on y trouve aussi de nouveaux mondes souterrains.
[…]
Je parlais du Net, de ce nouveau ciel, de ces nouveaux mondes souterrains. C’est un changement radical. Tellement radical que, pour la première fois, l’homme n’a pas besoin de mourir pour savoir ce qu’est l’enfer puisque l’enfer est monté jusqu’à nous et qu’il envahit la réalité numérique. Le diable sait exploiter la technologie. Il parait que son domaine est doté d’une excellente connexion.
ça n’aurait pas déplu à Dante.

Par hasard, j’ai découvert qu’un des artistes de rue que j’apprécie, Infinipi, avait un autre nom, Kaotica et il a choisi ce nom quand, en tant qu’informaticien, il est entré dans le monde d’Internet. Vous pouvez écouter (bientôt) son podcast ici. Le street art n’est pas très loin de la technologie. Invader s’est inspiré des jeux vidéo et a ensuite créé l’une des applications Internet les plus innovantes que j’ai vues au cours des dix dernières années.

Le chaos, en effet…

La Tech – Quand la Silicon Valley refait le Monde (la fin)

Je fais la publicité de ce livre auprès de mon entourage. C’est sans doute le livre que j’aurais aimé écrire. Tout est dit, comme l’on dit parfois! On pourra retrouver les deux précédents articles sur ce livre ici et .

Les ouvriers de la Silicon Valley

Le chapitre 6 est consacré aux développeurs, aux codeurs. L’historien Alfred Chandler a mis en lumière la manière dont la centralisation des informations et des prises de décision par des top et head managers, situés au sommet de divisions distinctes, constituait un avantage comparatif pour les entreprises phares apparues au XIXe siècle dans les domaines des transports, de l’énergie et des communications. Les manageurs y prévalent en tant qu’intermédiaires entre des producteurs-offreurs et des clients-demandeurs. Ils incarnent et concentrent le pouvoir pour des raisons fonctionnelles, car ils permettent de faire circuler de manière cohérente, hiérarchique et verticale l’information et les prises de décisions au sein des entreprises.
A travers les écrits et les conclusions de F. Brooks ([dans
The Mythical Man-Month] transparait un modèle inverse. Selon lui, pour laisser libre cours au processus d’itération nécessaire à la production logicielle, le travail doit être coordonné de manière horizontale, pour favoriser l’accompagnement dans la continuité du développement du logiciel. Il plaide en faveur de petites équipes réunies autour d’un travailleur central, qu’il compare à un « chirurgien en chef » placé, non plus en amont et en surplomb comme dans les grandes entreprises analysées par A. Chandler, mais au cœur de l’action.
Ce mode d’organisation vise à s’adapter au type de produit que sont le logiciel et ses caractéristiques en termes de production. Les développeurs se projettent dans un travail sans en connaître l’issue, le temps nécessaire ou les propriétés finales du processus de production. La conception logicielle procède ainsi nécessairement via des projections. Si les développeurs peuvent s’appuyer sur des scénarios, des visions, des schémas, des diagrammes, ces derniers ne permettent pas une coordination durable et stable à la différence des scripts dans le cinéma ou des partitions dans le domaine de la musique. Cette dimension explique le rôle attribué aux manageurs dans les entreprises de la Silicon Valley. Il ne s’agit pas de faire circuler l’information entre des responsables situés à la tête de différentes divisions pour contrôler le travail de subordonnés mais de veiller à la cohérence et la coordination de l’équipe dans le cadre d’un projet.
[…] Si les développeurs ne peuvent s’appuyer sur des supports de continuité en aval, ils mobilisent une série d’outils en amont du processus de production [Pages 316-18].

Fonder son entreprise

Fonder son entreprises représente un choix plus radical. […] Ce passage à l’acte entrepreneurial s’avère paradoxal si l’on considère le traitement dont les développeurs sont gratifiés au sein des entreprises de la Silicon Valley et les faibles chances de conduire une entreprise au succès, soit, suivant les critères des investisseurs, une revente ou une entrée en Bourse. Pour ceux qui travaillent pour les grands noms de la Tech, démissionner pour fonder sa propre entreprise implique de renoncer pour une période indéterminée à un haut salaire, des bonus, une assurance maladie, des services de restauration et de transports gratuits, des congés maternité et paternité, des systèmes de garde d’enfants, etc., le tout pour une quantité de travail supérieure. De ce point de vue, la création d’entreprise ne remplit pas les critères de choix rationnel au sein d’un groupe professionnel pourtant attaché à l’objectivité, la raison et la logique.
Si beaucoup mentionnent la culture entrepreneuriale de la Silicon Valley pour justifier ce changement de cap, ils soulignent également la volonté de conserver le contrôle de la valeur possiblement générée par leur travail. En effet, la création d’entreprise s’avère pour les développeurs non pas le plus sûr moyen d’enrichissement mas celui qui représente le plus grand potentiel
[Page 335].

Burning man, un carnaval inversé

En commençant la lecture de la dernière partie de son ouvrage, je me suis demandé pourquoi Olivier Alexandre consacrait autant de pages à cet événement si particulier qu’est le festival de Burning Man. Le chapitre qui lui est consacré mérite donc une lecture attentive, à commencer par une note à la page 529 : « L’habitus est un ensemble de dispositions durables qui consiste en catégories d’appréciation et de de jugement et engendre des pratiques sociales ajustées aux positions sociales. Acquis au cours de la prime éducation et des premières expériences sociales, il reflète aussi la trajectoire et les expériences ultérieures : l’habitus résulte d’une intégration progressive des habitudes sociales. C’est ce qui explique que, placé dans des conditions similaires, les agents aient la même vision du monde, la même idée de ce qui se fait et ne se fait pas, les mêmes critères de choix de leurs loisirs et de leurs amis, les mêmes goûts vestimentaires ou esthétiques » [Anne-Catherine Wagner dans Les 100 mots de la sociologie].

Il est de ce point de vue remarquable que le terme « connexion » trouve au Burning Man des utilisations multiples : se connecter avec les autres, se reconnecter avec soi-même, se connecter avec le festival, connecter les différentes étapes de sa vie (ou selon la formule de Steve Jobs « connect the dots ») ou encore prendre de la MDMA ou du LSD pour mieux « sentir la connexion » (avec les autres personnes, l’environnement, etc.), etc. Ce mode d’engagement, qui repose sur l’immédiateté et l’interaction, conduit in fine à mettre en jeu les habitudes, les représentations stabilisées et incorporées, y compris en termes de représentation de soi. Cette mise en jeu des habitus procède d’une série d’épreuves [Pages 361-62].

Comme vu précédemment, la Silicon Valley se caractérise par un important renouvellement de travailleurs. Leur forte mobilité géographique fait peser une incertitude sur la pérennité des relations. L’idée qu’un départ presque du jour au lendemain, appartient au domaine des possibles demeure profondément ancrée dans les esprits. D’autant plus que la Silicon Valley compte parmi les taux de divorce les plus hauts du pays depuis les années 1980 et les expatriés ne voient que rarement leurs familles. Pour ces différentes raisons, le Burning Man représente pour certains participants une « famille » de substitution. En 2008, 67% des participants étaient en relation avec des Burners en dehors du festival [Page 380].

Pour les participants, le festival tend de différentes manière à enchanter un monde qu’ils contribuent le reste de l’année à désenchanter par la production d’outils numériques, d’instruments de mesure, de méthodes de calcul et d’une démarche rationaliste. L’art n’y est pas tenu pour un objet mais un support d’interaction. EN tant que composant d’un environnement, il permet le développement de compétences en amont, durant et en aval du festival. Ce dernier confronte les Burners à une série d’épreuves dont les apprentissages et expériences sont réinvestis durant le reste de l’année, dans le cadre de projets. En cela, le Burning Man ne constitue pas une simple fête, un festival ou un laboratoire, mais un dispositif qui rend possible l’interconnexion entre des individus, des répertoires de compétences et des communautés de pratiques. Il conduit à la construction d »un éthos orienté vers le changement. [Page 382]

La Silicon Valley, un projet politique ?

Olivier Alexandre termine son ouvrage par ce que représente la région d’un point de vue politique. Lieu d’expérimentation par excellence, cette région est aussi à l’origine ou au développement de mouvements tels que le libertarianisme, le transhumanisme et le long-termisme, dont la figure qui suit montre les influences et les relations (voir la page 361 et la source originale en date de 2013 sur le blog de Julia Galef). Eux-mêmes sont des mélanges ou une synthèse de l’anarchisme, le libéralisme et l’isolationnisme [Page 387]. Leur vision politique se caractériserait par un manque d’empathie ainsi que par la volonté de dépasser les frontières de l’esprit et du corps [Page 388].

A nouveau, Olivier Alexandre fait une description subtile de la région : on peut s’interroger légitimement sur la nouveauté, la cohérence de cette constellation au sein d’une région qui compte en majorité des progressistes pragmatistes, des libertariens pro-gouvernement, des libéraux votant en majorité démocrates, qui (tout comme Elon Musk) plébiscitent l’État investisseur tout en réclamant des baisses d’impôt. [Page 394] Et d’ajouter en note 12, page 501: Les libertariens ne comptent que pour une minorité au nord de la Californie. Le parti libertarien recensait 2600 inscrits sur les 468000 électeurs dans la ville de San Francisco au début des années 2010.

Je ne peux m’empêcher d’ajouter ici quelques références supplémentaires pour mes propres archives :
– The vast majority of tech entrepreneurs are Democrats — but a different kind of Democrat. A big new survey tells us a lot about Silicon Valley’s politics by Dylan Matthews, Sep 6, 2017
– Techno-féodalisme de Cédric Durand. Voir une critique de Jérémy Lucas sur Dygest.
– Mouvement syndical et critique écologique des industries numériques dans la Silicon Valley de Christophe Lécuyer dans Réseaux 2022/1 (N° 231), pages 41 à 70
– Quelques articles avec le tag #politique sur ce blog sont le récent ouvrage de Anthony Galluzzo qui a participé avec Olivier Alexandre à des émissions sur France Culture.

L’impact sur la région est connu et n’est pas nouveau même s’il s’est amplifié. L’attractivité de la région a de trop nombreux laissés pour compte et le constat existait déjà en … 1979. Voir par exemple Silicon Valley, more of the same que je publiai aux débuts de ce blog. L’extrait suivant mérite d’être recopié ici : “En 1979, j’étais étudiante à Berkeley et j’ai été l’une des premières universitaires à étudier la Silicon Valley. J’ai terminé mon programme de maîtrise en rédigeant une thèse dans laquelle j’ai prédit avec confiance que la Silicon Valley cesserait de croître. J’ai soutenu que le logement et la main-d’œuvre étaient trop chers et que les routes étaient trop encombrées, et même si le siège social et la recherche des entreprises pouvaient rester, j’étais convaincu que la région avait atteint ses limites physiques et que l’innovation et la croissance de l’emploi se produiraient ailleurs au cours des années 1980. Il s’avère que j’avais tort”

« Je ne blâme pas nécessairement les travailleurs. […] Dans l’ensemble les vraies gens de l’industrie de la Tech ne cherchent pas à faire du mal. En fait, ils cherchent à faire le bien, en tout cas de la manière dont ils le voient, surtout les anciens, les OP [Old Programmers]. Mais ils ne sont qu’un rouage d’un système plus vaste qui est sinistre. L’une des choses que j’essaie de faire comprendre aux gens avec qui je travaille à propos de cette industrie, c’est que l’un des meilleurs aspects de celle-ci est de travailler avec des personnes très intelligentes sur des projets auxquels on se consacre totalement. Quand on travaille comme ça, il y a quelque chose qui se passe… qui fait oublier tout le reste. C’est comme dans une guerre… ça amène les gens à développer une psychologie où ils deviennent myopes à ce qui les entoure. Ça c’est le travail passionné, et c’est merveilleux. Mais si vous devenez myope, vous ne pouvez rien voir en dehors de votre champ de vision parce que vous êtes immergé là-dedans. Du coup, ils ne sont pas contre le droit au logement, ou plus de justice sociale. C’est juste que ça ne fait pas partie de leur conscience, ils ne sentent pas qu’ils ont la capacité de s’en soucier ou d’y penser, parce qu’ils sont tellement concentrés sur la tâche qui est devant eux. Lorsque nous avons créé cette organisation, j’ai eu la chance de vivre quelques expériences qui m’ont ouvert les yeux sur l’influence corruptrice de l’argent. Donc nous n’organisons pas de galas à prix élevés, je ne m’adresse pas aux riches fondation familiales, aux entreprises ou autres pour collecter des fonds » [Page 438, Brian Basinger, Juillet 2016].

Il est difficile de finir la lecture d’un tel livre et d’en faire la recension. Je ne peux qu’en encourager une dernière fois la lecture. Je vais me contenter de quelques citations complémentaires : « Le douloureux paradoxe de la technologies moderne, c’est qu’elle a connu un succès fulgurant, mais qu’elle a aussi échoué lamentablement. Nous vivons dans ce paradoxe qui remet en question le sens même d’être moderne » [Page 455 de Lee Bailey dans The Enchantements of Technology].

Ce livre est une description d’un monde ultra-compétitif mais enchanté, balzacien en ceci que la grandeur des ambitions tutoie la fragilité des solutions. Son analyse servira à celles et ceux désireux de « changer le monde » tout autant qu’à leurs critiques décidés à penser de nouveaux modèles [Page 456].

Merci à Olivier Alexandre.

La Tech – Quand la Silicon Valley refait le Monde (la suite)

J’ai déjà dit tout le bien que je pensais de La Tech – Quand la Silicon Valley refait le Monde (voir mon post précédent). Voici une suite.

Olivier Alexandre explique dans son introduction qu’il a conduit 147 entretiens approfondis. Son ouvrage fourmille de témoignages qui en disent souvent plus, en tout cas autant, que les travaux statistiques (les deux se complètent à merveille). D’autant plus que dans la deuxième partie du livre, l’auteur décrit des ingrédients essentiels mais intangibles de la Silicon Valley : la confiance, la chance les attitudes sociales par exemple. Je continue donc avec quelques extraits.

« Google est arrivé à nous de différentes façons et chacun aura une histoire différente de la manière dont ça s’est déroulé. Ma version à moi, c’est celle-ci : j’ai commencé à interviewer tous les gens qui avaient un doctorat à Stanford et qui continuaient à y travailler dans les départements d’ingénierie. Ça faisait une cinquantaine de personnes. Ce sont les meilleurs et les plus brillants. Et je leur ai demandé à chacun d’entre eux : Qui est le meilleur avec la meilleure idée ? Et ils ont presque tous répondu : les deux gars qui bossaient sur Google. Et ce qui est intéressant dans cette histoire, c’est que cette manière de procéder est exactement la même que l’algorithme de Google ». [Page 195]

« En 2000, j’avais la vision de Facebook… Mais parce que t’as pas rencontré la bonne personne, ça l’a pas fait. J’ai tenté la chance jusqu’au bout. C’est la secrétaire de l’investisseur, qui te dit : Désolé, il peut pas te recevoir. Les types qui réussissent, y a le temps, la persévérance, mais aussi la chance. » [Page 210]

« Il n’y a pas de concept de caste ici, si tu arrives avec une bonne idée, tu vas pouvoir rencontrer des mecs, lever des fonds et t’asseoir à la table ; j’en suis la preuve vivante : nous on connaissait personne. On n’a pas levé 20 millions, ok ; mais on nous a donné une chance ; on s’est plantés, mais ça, c’est notre problème. Après si la question est de savoir si la Silicon Valley est une utopie : ce n’en est pas une, évidemment. Il y a des vieilles familles, des réseaux d’anciens, des diasporas, des nouveaux riches, qui aident leur potes et s’entraident ; bien sûr. Mais y quand même cette idée : on ne connait pas, mais on va te laisser une chance. » [Page 211]

Et plus drôle encore, ou plus tragique : « Ici tout est organisé en communautés… On est les premiers à souffrit d’être français à l’étranger. C’est jamais facile de créer une boîte, encore plus dur quand t’es pas chez toi. On souffre tous de ça. Parce que les codes sont différents. Et t’as besoin de les comprendre et t’es pas sûr de les comprendre tout seul. ET c’est utile de rencontrer quelqu’un qui te dit : T’es pas fou, je rencontre exactement le même problème et j’en pense ça… Et ça, ça prend énormément de temps. Ça m’a pris quatre ans. Les français sont d’une arrogance, quand ils arrivent. Ils le sont tellement qu’ils pensent qu’ils vont devenir américains. C’est : Oui moi je veux pas voir de Français. Donc ils vont vers les Américains. Mais sans avoir les codes… Moi je les compare à des Barbapapa. Ils sont intelligents, ils savent s’adapter, mais on les reconnait quand même. Par contre, lui le Barbapapa, il est persuadé d’être une voiture alors que tout le monde sait que c’est un Barbabapa. Ca ne marche pas du tout. Moi pendant quatre ans, j’ai mis ce temps à comprendre d’abord qu’il fallait pas essayer de les imiter, et ensuite que j’arriverais pas à les changer. […] Sauf que le Français, lui, il se fond déjà dans le décor, que physiquement, il leur ressemble, donc il va se fondre dans le machin, avec un surplus : la subtilité. Qui est en fait de l’exotisme. Les entrepreneurs français, les cadres dirigeants du CAC40 qui viennent ici, je leur dis : Vous êtes des Sénégalais en boubou qui arrivez de votre village de brousse. Vous vous foutez de la gueule des mecs du Moyen-Orient qui viennent en rendez-vous business en tenue traditionnelle ? Mais vous, vous êtes pareils. Vous venez en cravate… Vous avez vu des gens en cravate, ici ? Donc il faut accepter et te dire : Je suis un sénégalais qui vient d’arriver à Paris, je suis noir et j’ai un accent de merde, je m’habille pas comme eux, et je peux pas rentrer au village, parce que sinon je suis la honte du village, alors que tout le monde croit en moi. Eux, c’est pareil : ils sont la lumière de la France ; quand tu réalises ça, que tu es un rêve projeté en fait, tu fais comment quand tu es ce type-là ? Et bien tu rebootes. Tout ce que j’ai fait avant compte pas. Donc c’est pas une renaissance italienne. Pas du tout. C’est une rebirth, c’est à dire que tout ce que j’ai fait ne compte pas. Toutes les personnes que j’ai rencontrées ne comptent plus et je dois me construire un nouveau projet et une nouvelle identité. » [Pages 208-210]

Ce qui est assez étonnant avec ce long extrait, c’est que la Silicon Valley n’a pas changé entre la fin des années 80 et 2016 où Olivier Alexandre a réalisé la plupart de ses interviews. La culture est absolument la même ! (Voir le Post-Scriptum en fin d’article).

Les pages 217 à 234 sur l’expérience entrepreneuriale sont peut-être les plus extraordinaires que j’ai lues depuis le début de l’ouvrage. Il faudrait les citer intégralement, alors tous à vos liseuses ! Il y est question de montagnes russes, de vertus de simplicité et de sincérité, et de capital énergétique. L’illusion méritocratique est un élément de plus qui ajoute de la complexité à la vue d’ensemble. Avec, en fin de passage, « Progressivement l’articulation entre l’individu et le collectif tend à se renverser : les entrepreneurs deviennent l’empreinte de leur environnement plutôt qu’ils ne l’impactent. L’entreprise constitue le principal véhicule de leur dialectique. »

Une évolution permanente en quête de talents

Dans la Silicon Valley, les entreprises sont donc caractérisées par un syndrome de Protée, appelées à une évolution constante. […] La conviction des entrepreneurs, dirigeants et investisseurs de la Silicon Valley est que le changement est non seulement souhaitable mais aussi « inévitable ». Cet horizon d’attente conduit à faire des routines, ces dispositifs de prévisibilité au fondement de l’efficacité des bureaucraties et des grandes entreprises, des objets repoussoirs. […] Cette dialectique du changement, souhaité et organisé pose une série de problèmes au sein des organisations : rester efficace malgré l’instabilité, maintenir une cohérence en dépit des évolutions.
[…] Dans le secteur des nouvelles technologies, les entreprises, quelle que soit leur taille, cherchent à se montrer innovantes. Or l’innovation suppose des phases de développement différenciées. Les premiers temps d’un projet sont caractérisées par des phases d’essais-erreurs, via des échanges serrés et rapprochés avec les utilisateurs ; la valeur d’usage demeurant indéterminée. Cette phase repose sur l’implication des passionnés, à la croisée de l’amateurisme, de la recherche et du monde de l’entreprise, dans des espaces en clair-obscur, à la frontière de l’espace public et de l’espace privé. Les cliques formées à cette occasion comptent nombres d’occurrences dans l’histoire de la Silicon Valley : les amateurs (« hobbyists ») dans le domaine de la radiodiffusion, les hackers du MIT bidouillant à la dérobée des ordinateurs DEC et IBM, les participants du Homebrew Computer Club durant les années 70, Nolan Bushnell programmant son premier jeu « Computer Space » dans la chambre de sa fille avant de créer Atari, les brogrammers de dortoir à l’origine de Facebook, etc. Au bout de plusieurs années, un produit aux propriétés stables émerge. Une seconde phase s’ouvre alors.
La croissance du nombre d’utilisateurs et l’ajout de nouvelles fonctions nécessitent l’implication de travailleurs présentant un haut niveau de compétences techniques. Or, développer une solution, augmenter ses capacités et le nombre de ses applications, résoudre les problèmes qui surviennent, sont autant d’objectifs qui nécessitent d’embaucher. Les profils recherchés sont désignés dans la Silicon Valley suivant une appellation métonymique courante dans les domaines de création, les « talents ».
[…] Cette seconde phase est déterminante en ceci qu’elle laisse envisager une bascule sur le plan financier. L’organisation est alors prête à s’engager dans une troisième phase, qui la rapproche des secteurs traditionnels : une technologie opératoire, un marché structuré et clairement identifié, avec des moyens de production , dont la contrepartie est une dynamique d’innovation ralentie. En effet, une fois une niche commerciale investie et balisée, les équipes tendent vers la systématisation des procédures et de l’organisation se caractérise par des effets de bureaucratisation?. Ces entreprises à développement « lent » (désignées les « slow moving organizations » dans la Silicon Valley) sont souvent puissantes mais déconsidérées car les effets d’apprentissage y sont limités. Pour maintenir une dynamique d’innovation, les grandes entreprises recourent couramment à une stratégie de croissance dite externe, en embauchant ou en achetant des entreprises afin d’intégrer leurs innovations ou leurs équipes. L’histoire récente des grandes entreprises témoigne de la constance de cette stratégie : Apple a réalisé 100 acquisitions entre 1976 et 2020, Microsoft 225 en quarante-cinq ans d’existence, Amazon 88 en vingt-cinq ans, Facebook 82 en quinze ans, Google 236 en vingt ans, soit en moyenne une acquisition par semaine. Au cours de ces trois phases, le destin des organisations repose en grande partie sur le facteur humain. [Pages 242-5]

Des cultures d’entreprise

Face à ces défis permanents, il semble que la Silicon Valley ait développé une culture assez unique. La sincérité et la simplicité reviennent avec le fameux pitch : « Dans les présentations, il y a beaucoup de déchets, beaucoup de gens ne savent pas de quoi ils parlent et ça se voit tout de suite. le discours est incohérent et ils ne savent pas exprimer ce qu’ils font de manière précise. Et ça c’est le premier signe qu’ils vont se planter. Ils savent pas expliquer dun paragraphe concis ce qu’ils font. c’est qui n’est juste seulement un problème de cohérence intellectuelle. La communication orale et écrite est une des compétences fondamentales d’un entrepreneur qui réussit. Un entrepreneur doit pouvoir lever des fonds. S’il n’est pas capable d’exprimer clairement, de manière concise, ce qu’il fait, pourquoi c’est intéressant et en quoi c’est nouveau, il n’y arrivera pas » [Page 272].

Établir clairement une mission permet de conserver un cap quelles que soient les circonstances et ce durablement, en fournissant une motivation pour dépasser les difficultés, relativiser les souffrances et opérer des choix [Page 270]. Serait-ce une explication à la quasi-absence de syndicats ?

Pour autant, chaque entreprise est différente, même au sein d’un même secteur. L’ouverture et la circulation de l’information chez Google, la mise en relation chez FAcebook, la concurrence chez Uber, le design chez Apple, etc. […] Dans les années 2010, Lyft se faisait un nom en promouvant une culture d’ouverture et d’inclusion, à l’opposé d’Uber [Page 268].

Avec un certain risque : « La culture d’entreprise c’est notre baratin à nous dans la Silicon Valley. […] Mais ça reste du bullshit dans le sens où ça devient vite artificiel si ce n’est pas incarné. le truc est donné par le fondateur et ça marche tatn qu’il est là, c’est lui qui l’incarne, qui la porte. […] Mais le jour où il part, les valeurs ça devient des cases dans une grille d’évaluation » [Page 283].

Post-Scriptum : des notes personnelles en rapport avec la deuxième partie du livre :
– Olivier Alexandre donnent des statistiques très intéressantes notamment aux pages 170-72. Je mentionne mes propres données sur des startup issues de Stanford et sur d’autres ayant préparé une entrée en bourse, dans ce post récent. Sur l’âge des fondateurs – 45 ans -, le nombre de fondateurs – 75% sont plus de 3 – ou sur les serial entrepreneurs – 60% le sont, j’ai construit des data sets similaires.
– Pour ceux que le sujet des acquisitions de startup intéressent, voici deux liens du blog : L’A&D de Cisco et Google in the Plex. Un dernier article montre que même les sociétés cotées en bourse sont souvent acquises après leur entrée en bourse.
– Mais comme je l’ai dit auparavant, les statistiques sont une chose. La description par une multitude de cas en est une autre et les deux se complémentent parfaitement, je crois. Je me suis souvenu d’un voyage effectué dans la Silicon Valley en 2006. Le rapport que nous en fîmes est confidentiel en raison des témoignages non anonymisés. Mais j’en extrais la partie non secrète :

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La Tech – Quand la Silicon Valley refait le Monde

J’ai eu la chance de participer à un débat sur France Culture avec Olivier Alexandre l’auteur de La Tech – Quand la Silicon Valley refait le Monde. Je dis bien « chance » car j’ai pu découvrir un livre qui est, selon moi, un des meilleurs sur ce sujet mal connu et fantasmé qu’est cette région d’innovation et de startups. D’ailleurs Fred Turner spécialiste de la région a écrit sur LinkedIn : « If you read French, you should read this book — a rich, up-close view of Silicon Valley by an outsider who became an insider long enough to learn the system. Highly recommended » (Si vous lisez le français, vous devriez lire ce livre – une vue riche et détaillée de la Silicon Valley par un étranger qui est devenu un initié assez longtemps pour comprendre le système. Hautement recommandé.)

C’est peut-être parce qu’Olivier Alexandre n’était pas un spécialiste de la région au début de sa carrière de sociologue que son ouvrage est passionnant. Le recul dont il fait preuve (ce qui n’est pas toujours le cas des analystes qui prennent souvent un point de vue trop négatif ou trop positif) et la variété des sujets qu’il étudie (alors que je n’en suis qu’au tiers de la lecture) me confortent dans ce jugement que j’espère confirmer quand je serai arrivé à la dernière page. En voici quelques illustrations.

Des joueurs plus que des acteurs

Pour rendre compte de cet état d’esprit et des conditions qui le favorisent, il faut donc opérer un détour phénoménologique. Les entrepreneurs, investisseurs et ingénieurs cherchent à changer le monde, c’est à dire à le mettre en jeu. Le terme de jeu ne s’entend pas ici au sens de l’oisiveté (les passe-temps) ou de phénomène ludique (l’amusement), mais recouvre une portée mondaine, soit la volonté de modifier l’organisation du monde au moyen de nouvelles technologies. Pour cette raison, on ne qualifiera pas les travailleurs de la Silicon Valley d’« agents », d’« actants » ou d’« acteurs » mais de joueurs, une notion dont l’équivalent anglais y est souvent mobilisée (« players », qu’ils soient « new », « big » ou « global »). Elle ne désigne pas une catégorie professionnelle spécifique, mais une mentalité en même temps qu’un régime d’action. [Page 28]

« On était tous plus ou moins en doctorat au MIT. Mes cofondateurs ont fait la tournée [roadshow] des VCs. On était encore étudiants, on trouvait ça cool, de prendre un avion, de se retrouver dans des bureaux à parler de recherche pour avoir de l’argent de gens qui te disent : Super, vas-y, prends cet argent, et tu repars avec vers l’aéroport. C’était beaucoup plus excitant que la vie du reste de nos potes à l’université. Pour un gamin de 25 ans, te retrouver avec 2 ou 3 millions en banque, c’est super grisant. On est allés à un distributeur de billets, voir la balance de notre compte en banque… Et on projetait : de quoi on allait avoir besoin, comment évaluer les risques de ce qu’on faisait… On commençait à se payer, ce qui représentait pour un étudiant un paquet de fric assez dingue, dans les 80000 dollars par an, par rapport au 25000 d’un thésard. Et on a emménagé dans la baie… Pour faire une start-up, tu dois avoir une idée… Mais le truc, c’est que les gens vont changer, ton idée va changer, il faut être prêt à ça. Et nous, on était pas prêts à ça. On se disait qu’on était super intelligents et que notre techno était super cool, ce qui n’était pas la bonne manière de faire [rires]. Après plusieurs mois, on est arrivés à la conclusion qu’on était différents, dans nos personnalités, nos agendas, sur ce que c’était pour nous une entreprise ou ce qu’elle n’est pas… Donc, au final, l’un est parti chez Google, un autre est reparti à la fac, et nous on a recommencé quelque chose à deux. Les VCs nous ont dit : OK vous avez tout cramé, mais voici de l’argent, 2-3 millions, on croit en vous. » [Page 96]

« Ici, tu vois deux choses : des gens intelligents et de l’argent. L’argent, il y en a beaucoup et depuis longtemps. Est-ce que c’est une bulle ou pas ? C’est pas le problème. L’enjeu, c’est la concentration. Quand tu vas sur Sand Hill Road [rue où sont situées les principales enseignes de capital-risque], sur quelques kilomètres, tu as une quantité de fric insensée qui est concentrée… Le capital-risque dans le monde c’est 87 milliards de dollars, les deux-tiers c’est aux États-Unis, et la moitié de ça, c’est dans la Silicon Valley. Quand tu prends conscience de ça, tu te dis Waouh … ça veut dire que les deux ressources de la réaction chimique pour entreprendre de grandes choses sont disponibles ici. Paul Graham [fondateur de l’accélérateur Y Combinator] dit que c’est suffisant. Mais il n’y a pas que ça. C’est un peu comme à Hollywood, avec des universités qui jouent intelligemment leur rôle dans une économie à la fois globale et locale : il y a des labos qui font de la recherche, des gens spécialisés, etc. Dans l’industrie du cinéma, il y a des gens qui sont capables de faire de la conciergerie de haut niveau, d’acheter ou liquider une boîte, de négocier des contrats à six, sept, huit zéros. C’est la même chose ici. Il y a cette économie de services spécialisés, qui est sous la surface, qui est cet élément invisible mais déterminant. C’est de cela dont dépend la capacité de valoriser une boîte, c’est à dire lui attribuer une valeur, ou la liquider. Dans tous les sens du terme ; et c’est infiniment précieux, les avocats, les banques spécialisées, les VCs, les cabinets RH spécialisées dans les start-up, etc. » [Page 70]

C’est une autre façon éclairante de décrire Les ingrédients d’un écosystème entrepreneurial comme les évoquent Nicolas Colin, Martin Kenney ou encore Paul Graham. L’auteur montre également que deux lois importantes, la loi de Moore et la loi de Metcalfe ont eu un fort impact dans la création d’un cercle vertueux de prophéties auto-réalisatrices. [Pages 47-52]

Un capitalisme à l’envers

Dans la Silicon Valley, trois caractéristiques rendent particulièrement complexe la tenue d’une juste comptabilité : la gratuité partielle des services, la pratique de l’échange, et la proportion d’échecs. [Page 89] … La valeur d’échange correspond à la valeur d’usage. Il en va toutefois autrement des services immatériels, dont la consommation peut être collective. Pour cette raison, les économistes qualifient les biens immatériels de biens publics. [Page 90]

« Sur mes deux premières start-up, on n’a jamais trouvé le market fit. Jamais. » [Page 93] La paternité de « market fit » est attribuée à l’un des premiers capital-risqueurs de la région, Don Valentine. Marc Andreessen contribua à la populariser dans les années 2000, à travers un billet sur son blog. A propos des inégalités de succès des start-up, il identifie trois facteurs : l’équipe, le produit et le marché, en soulignant que le plus important de ces trois éléments pour la réussite d’une entreprise est le troisième terme, le marché (ou « market fit ») justifiant cette position ainsi : « Dans un grand marché – un marché avec beaucoup de clients potentiels réels -, le marché tire le produit de la start-up. Le marché doit être satisfait et le marché sera satisfait par le premier produit viable qui se présentera. Le produit n’a pas besoin d’être génial, il doit juste fonctionner. Et le marché ne se soucie pas de la qualité de l’équipe, tant que l’équipe peut produire ce produit viable. En bref, les clients frappent à votre porte ; l’objectif principal est de répondre au téléphone et à tous les e-mails des personnes qui veulent acheter. Et lorsque vous avez un excellent marché, il est remarquabelement facile de faire évoluer l’équipe à la volée. » Traduit par l’auteur à partir de web.stanford.edu/class/ee204/ProductMarketFit.html [Note 14 page 497] On retrouve ici ainsi les fondamentaux recherchés par les VCs, comme indiqué dans En quoi le capital-risque de la Silicon Valley est-il unique ?

Je me devais de nuancer Olivier Alexandre, mais c’est au niveau du détail, tant la première partie de ce livre est réussie ! « Kleiner Perkins connait plusieurs années difficiles, avant de réaliser un conséquent retour sur investissement avec Sun Microsystems et Lotus Development au début des années 1980. En dépit de leur rivalités, elles [Sequoia et Kleiner Perkins] réalisent, un investissement conjoint dans Google en juin 1999, à l’initiative du micro-investisseur Ron Conway, contre 5% des parts de l’entreprise. » [Page 125] Alors mes nuances sont les suivantes :
– le premier fonds de KP fut particulièrement performant, dès 1972, comme indiqué dans A propos du premier fonds de Kleiner Perkins,
– je pense que et KP ont investi $25M pour 34% de Google lors du series B et que Ron Conway n’est arrivé qu’après ; je pense que Andy Bechtolsheim était le business angel mais je peux me tromper. Mais là on est dans le micro-détail. Par contre Pierre Lamond chez Sequoia m’avait détrompé en m’indiquant que malgré leur rivalité, KP et Sequoia avaient assez souvent investi ensemble. La fameuse co-opétition de ce monde, on est en concurrence mais on collabore… Voir When Kleiner Perkins and Sequoia co-invest(ed).

Les cultures de la Silicon Valley

La Silicon Valley est plutôt pauvre dans le domaine de la culture (les arts et autres manifestations de l’activité intellectuelle humaine considérées collectivement) et Olivier Alexandre le montre en comparant le nombre de cinémas, de librairies et de galeries d’art à San Francisco et dans d’autres villes du monde. Les musées de la Silicon Valley à l’exception d’un sur le campus de l’université de Stanford ne sont pas vraiment impressionnants.

La culture de la Silicon Valley est par contre unique. Alexandre mentionne l’éloge du faire, la liberté au travail, une société ouverte, une tradition d’accueil, une élite progressiste. « Ce qui m’a tout de suite marqué, c’est qu’ils discutaient de ce qu’ils faisaient, ils parlaient, sans se cacher, partageaient de l’information, parlaient de leur business… Des gens qui pour moi étaient a priori concurrents… Là où j’étais passé, à Paris, à New York, tu devais rester cachotier. Aujourd’hui, ça fait sept ans que je suis là, je sais maintenant que c’est un trait culturel typique d’ici. Si tu compares à ailleurs, sur le plan des traits culturels, psychologiques, il y a cette capacité à dire les choses. » [Page 156] Comment ne pas penser au méconnu Wagon Wheel Bar.

In fine, la prévalence des notions d’écosystème et de communauté illustre les ambiguïtés de cette industrie, certes localisée mais à vocation globalisée : ouverte à l’intégration des nouveaux entrants ; mais sélective et darwinienne. [Page 165]

J’espère vous avoir donné envie de découvrir ce livre passionnant. Et sans doute à suivre… (en fait ici)

Gordon Moore (1929-2023) – L’entrepreneur par accident

Gordon Moore est décédé le vendredi 24 mars 2023. Il était le dernier des Huit traîtres et il n’y a plus qu’un seul père fondateur vivant de la Silicon Valley, Arthur Rock.

J’ai pu créer une courte vidéo d’eux deux à partir du grand film documentaire Something Ventured.

Le texte est intéressant et drôle. Tout au long des années 1960, Fairchild perdait ses talents. L’attrait des stock options et de l’indépendance inspirait de nombreux jeunes ingénieurs brillants à partir et à créer leur propre entreprise.
Mais Gordon Moore et Bob Noyce, ses deux fondateurs les plus importants, étaient restés fidèles à leur entreprise jusqu’en mai 1968, lorsque la direction de la côte Est de Fairchild a commis une erreur fatale.

[Moore] Noyce était le candidat interne logique pour être le prochain C.E.O. Mais ils ont décidé qu’ils allaient regarder à l’extérieur.
Cela a changé tout le jeu. Noyce a dit : « Je vais partir. Es tu intéressé? »
Alors j’ai dit: « D’accord. Faisons-le. »

[Rock] Ils avaient besoin de financement, et ils m’ont appelé pour savoir si je serais intéressé.
Ils sont venus me voir sans plan d’affaires, sans rien d’autre que ce qu’ils m’avaient dit vouloir faire.
Arthur a dit qu’il avait besoin de quelque chose pour parler aux investisseurs potentiels.
Juste pour donner quelque chose.

[Moore] Nous avons rédigé un plan d’affaires, et il faisait une page – en double interligne, et c’était tout.
Cela disait simplement que nous allions faire des choses avec du silicium et des appareils électroniques intéressants.

[Rock] Il contenait beaucoup de fautes de frappe. Je pense que Bob l’a tapé lui-même.
Ce n’est pas un document très profond, mais c’était vraiment joli.
J’ai dit: « De combien d’argent avez-vous besoin? »
Et ils ont dit : « Deux millions et demi de dollars. »
Et j’ai dit: « D’accord. »
« Quel pourcentage de l’entreprise pensez-vous que vous seriez heureux d’abandonner pour deux millions et demi de dollars ? »
Et ils ont pensé et ont dit: « Eh bien, que diriez-vous de la moitié? »
Et j’ai dit: « C’est bien. » Et en un jour et demi, j’avais levé deux millions et demi de dollars.

[Narrateur] Intel a ouvert ses portes en juillet 1968,
[Moore] Nous sommes allés en bourse le même jour que Playboy. Au même prix.
Et quelques années plus tard, l’un des analystes déclara : « Le marché a parlé. Ce sont les mémoires face à aux mammaires, à 10 contre 1. »

La loi de Moore
(Traduit de la page Wikipedia en anglais sur Gordon Moore – voir ci-dessus)

En 1965, Moore travaillait comme directeur de la recherche et du développement (R&D) chez Fairchild Semiconductor. Electronics Magazine lui a demandé de prédire ce qui allait se passer dans l’industrie des composants semi-conducteurs au cours des dix prochaines années. Dans un article publié le 19 avril 1965, Moore a observé que le nombre de composants (transistors, résistances, diodes ou condensateurs) dans un circuit intégré dense avait doublé environ chaque année et a émis l’hypothèse qu’il continuerait à le faire pendant au moins le dix prochaines années. En 1975, il a révisé le taux prévu à environ tous les deux ans. Carver Mead a popularisé l’expression « loi de Moore ». La prédiction est devenue une cible de miniaturisation dans l’industrie des semi-conducteurs et a eu un impact généralisé dans de nombreux domaines de changement technologique.

L’importance de Moore et de sa loi pour l’innovation technologique

Cette « loi » n’a rien de scientifique, mais elle est devenue une prédiction auto-réalisatrice, un objectif à atteindre, en donnant aux ingénieurs et à la Silicon Valley une forte confiance en l’avenir. On peut ainsi comprendre en partie les cycles réguliers de croissance et de bulles spéculatives qui l’ont accompagnée pendant 60 ans, dans le semi-conducteur (dès les années 60), dans les ordinateurs et les logiciels (dès les années 70), dans les réseaux et l’Internet (dès les années 80), dans le commerce électronique et la téléphonie mobile (années 90) puis les réseaux sociaux (années 2000). La fin de la loi fut annoncée plusieurs fois dès cette décennie et on peut se demander si elle n’aura pas l’effet inverse tant l’innovation technologique semble avoir ralenti ces dernières années. Je vous renvoie à un article récent sur les désillusions de la Silicon Valley et un article scientifique qui illustre ce possible ralentissement : Papers and patents are becoming less disruptive over time.

Il y a tant et tant de choses sur Gordon Moore que j’ai un peu douté avant d’ajouter les PDFs qui suivent. Mais voici ce que j’ai retrouvé dans mes archives:
– l’article de 1965 à l’origine de la loi de Moore,
– un article sur l’impact de Fairchild (1998)
– une interview de Gordon Moore (2000)

moore Moore-Fairshield Moore

En quoi le capital-risque de la Silicon Valley est-il unique ?

Des amis du FMI m’ont envoyé un lien vers un article très intéressant intitulé How Unique is VC’s American History?. Vous pouvez y avoir accès ici ou . C’est une analyse d’un livre de Tom Nicholas, VC: An American History que je n’ai pas (encore) lu. Mais l’article est assez fascinant quant au manque de réponses sur le caractère unique du capital-risque et sur les raisons de son succès.

Permettez-moi de le résumer en le citant et en soulignant :

1- Un thème tout au long du livre est que le développement de l’industrie du capital-risque et la structure et la gouvernance des investissements en capital-risque peuvent être compris à travers le prisme de l’attrait des rendements à longue traine (long tail) et très asymétriques, où les succès rares doivent compenser un multitude d’échecs. Nicholas soutient que les gains biaisés et à longue traine sont une caractéristique distinctive du VC et de ses antécédents américains et suggère qu’une partie du succès comparatif de l’Amérique dans le VC peut être due à l’affinité relative des Américains pour de tels gains. […] Comme les investissements modernes en capital-risque, les voyages baleiniers du XIXe siècle étaient des projets à long terme qui faisaient face à d’énormes risques. Les navires pourraient être perdus en mer ou ne pas trouver de baleines, et même les voyages terminés pourraient avoir des charges utiles décevantes. Le résultat a été une distribution asymétrique et à longue traine des rendements similaires à celle du VC moderne. […] Nous sommes d’accord avec la conclusion de Nicholas selon laquelle les précédents historiques américains tels que le financement de la chasse à la baleine et de la technologie de la filature du coton, et d’autres détaillés dans le livre, sont étroitement proches au VC moderne. Il ne fait également aucun doute que le capital-risque américain a connu un succès unique dans le monde. Cependant, il est moins clair pour nous que le précédent historique soit unique aux États-Unis, ou même particulièrement un succès, ce qui rend difficile d’établir un lien de causalité entre l’histoire américaine de VC et le succès du capital-risque américain moderne. En particulier, les Néerlandais des XVIe et XVIIe siècles ont établi des entreprises commerciales en Asie de l’Est à grande échelle pour l’époque. Comme la chasse à la baleine, ces expéditions antérieures partagent de nombreuses similitudes avec la VC moderne, notamment des retours biaisés et à longue traine et des mécanismes de gouvernance complexes. Pourtant, une industrie moderne du capital-risque avec un succès similaire aux États-Unis n’a pas vu le jour aux Pays-Bas.

2- Nous convenons également que les rendements positivement biaisés et à longue traîne sont en effet une caractéristique du capital-risque. Mais les rendements à longue traine ne sont en aucun cas uniques au VC. Comme nous le verrons dans la section 4 ci-dessous, les rendements à longue traîne résultent naturellement des détentions à long terme d’actifs risqués plus généralement, y compris par exemple les rendements des actions cotées si elles sont détenues pendant de nombreuses années. Ainsi, il est difficile d’attribuer une trop grande partie de la gouvernance et de la structure du capital-risque à la nature à long terme de ses rendements.

3- Nicholas décrit la position unique dont jouit aujourd’hui la Silicon Valley en raison de l’agglomération au fil du temps d’un certain nombre de facteurs, notamment les rendements d’échelle des innovations académiques (en grande partie de l’Université de Stanford), les investissements militaires, la présence des premières entreprises influentes qui ont contribué aux retombées entrepreneuriales, au climat, aux immigrants et bien sûr au développement du secteur du VC. Ce qui est beaucoup moins clair, c’est si l’agglomération est simplement due au hasard. Par exemple, William Shockley a fondé Shockley Semiconductor dans la Silicon Valley parce qu’il souhaitait retourner dans la région de la baie de San Francisco depuis la côte Est pour s’occuper de sa mère malade. Les employés qui quittèrent Shockley Semiconductor ont à leur tour fondé Fairchild Semiconductor, Intel et la société de capital-risque Kleiner Perkins, entre autres. Si Shockley Semiconductor avait plutôt été formé sur la côte Est, à bien des égards un endroit plus naturel à l’époque, l’évolution de la Silicon Valley aurait facilement pu être très différente.

Nicholas décrit également la genèse de certains des partenariats de capital-risque les plus anciens et les plus éminents de la Silicon Valley. Il souligne les différents styles d’investissement des VC fondateurs. Par exemple, Arthur Rock de Davis & Rock (plus tard Venrock) a mis l’accent sur l’investissement dans les personnes, Tom Perkins de Kleiner Perkins s’est concentré sur la technologie et Don Valentine de Sequoia Capital a mis l’accent sur les marchés. Chacun de ces VC a connu un tel succès qu’ils sont maintenant des légendes dans la communauté VC. Pourtant, étant donné la disparité des styles, il est difficile de tirer des conclusions définitives sur l’étoffe d’un bon VC. De plus, conformément à la distribution à longue traîne des rendements, la réputation de chacun de ces VC a été cimentée en grande partie sur la base de quelques investissements « homerun », tels que l’investissement initial de Kleiner Perkins dans Genentech. Il est difficile d’exclure la possibilité que ces quelques premiers succès aient impliqué une grande partie de la chance, qui s’est auto-entretenue en raison de l’accès accru aux meilleures nouvelles entreprises (Nanda, Samila et Sorenson 2020). Si tel est le cas, comme l’éminence de la Silicon Valley elle-même, le succès précoce de ces VC de premier plan a peut-être été un hasard (sérendipité).

Tout cela est probablement bien connu mais je l’ai trouvé particulièrement convaincant dans sa brièveté synthétique.

L’importance des migrants selon Philippe Mustar

Un article qui date un peu (novembre 2022) est venu me rappeler l’importance du sujet. L’article publié par le monde, « Tous les immigrés sont des entrepreneurs », est réservé aux abonnés et je ne peux en citer que le début:

Une récente étude de la National Foundation for American Policy (NFAP, 2022) sur l’origine des créateurs des « licornes », ces jeunes entreprises non cotées en Bourse et évaluées à plus d’un milliard de dollars (960 millions d’euros), montre non pas l’importance mais bien le rôle prédominant des immigrés dans la création de ces dernières. Aux Etats-Unis, plus de la moitié d’entre elles (319 sur 582, soit 55 %) ont été fondées ou cofondées par un ou des immigrés. Si l’on prend en compte non seulement les immigrés mais aussi leurs enfants, ce pourcentage monte à 64 %. Et lorsqu’on élargit le spectre en ajoutant les immigrés non fondateurs mais occupant un poste-clé de direction dans l’entreprise (PDG ou vice-président de la technologie), il atteint 80 %. L’immigration joue bien un rôle massif dans les succès de l’entrepreneuriat aux Etats-Unis.

Cela d’autant plus que l’analyse de ces 319 entreprises souligne que 58 % d’entre elles avaient un ou plusieurs fondateurs immigrés et aucun fondateurs natifs, que 28% comptaient une majorité de fondateurs immigrés ou un nombre égal de fondateurs immigrés et natifs, et que seules 14 % avaient une majorité de fondateurs natifs. Comme l’étude l’indique : « Etant donné que chaque cofondateur contribue à la réussite d’une start-up, il semble probable qu’aucune de ces entreprises d’un milliard de dollars ayant au moins un fondateur immigré n’existerait ou n’aurait été créée aux Etats-Unis si le fondateur né à l’étranger n’avait pas été autorisé à venir aux Etats-Unis. »

Le sujet de l’importance des migrants dans l’entrepreneuriat n’est pas nouveau. Vous pouvez regarder le tag Immigrant et en particulier:
– Mars 2016 : Les migrants et les licornes.
– Juin 2013 : AnnaLee Saxenian, Migrations, Silicon Valley, et Entrepreneuriat.

Je ne ferai pas de longs commentaires si ce n’est remercier Philippe Mustar pour son article et en effet insister sur l’importance des migrants dans le monde des startup.