Voici une nouvelle contribution à Entreprise Romande. C’est un sujet que j’ai déjà abordé ici et j’ai pensé qu’il serait utile de le partager avec une plus large audience grâce à publication de la FER.
Je me suis toujours méfié du concept de serial entrepreneur ce créateur qui, selon Wikipedia, « produit continument de nouvelles idées et commence de nouvelles entreprises, par opposition à l’entrepreneur typique, qui vient plutôt avec une idée, démarre son entreprise, puis continue à jouer un rôle important dans le fonctionnement au jour le jour de sa société. » Pourquoi un tel biais si l’on considère les parcours exceptionnels de serial entrepreneur comme Steve Jobs (Apple, Next, Pixar), Elon Musk (PayPal, Tesla, SpaceX) ou la quasi- « rock-star » anglaise Richard Branson qui a décliné le mot Virgin dans la musique, la grande distribution, le transport aérien et les communications mobiles ? Parce que par expérience, l’idée de butiner d’une idée à une autre me semble insuffisante si l’on ne consacre pas durablement une énorme énergie à sa commercialisation ? Pas vraiment, puisque les trois exemples cités montrent qu’il peut s’agir, non d’hyper-activité superficielle, mais de succès de produits ou de services consécutifs à un engagement total de leurs créateurs.
Ma méfiance s’est construite avec le temps, car à l’exception de quelques personnages mythiques toujours cités en exemples pour de bonnes raisons, j’ai eu la conviction de « patterns » récurrents que l’exemple de Steve jobs illustre assez bien : il n’aura jamais fait aussi bien qu’avec Apple, sa première création. Il y a quelques années, je me suis attelé à une étude statistique des « performances » de ces serial entrepreneurs en les comparant à leurs plus classiques homologues [1]. L’étude de quelques 450 entrepreneurs en série au sein d’un groupe de plus de 2 700 fondateurs m’avait donné des résultats intéressants : si en moyenne, les entrepreneurs en série font mieux que les autres lors de leur première entreprise (la valeur créée est supérieure avec des investissements moindres), la tendance s’inverse avec les suivantes, et dès la troisième, ils font moins bien en levant plus d’argent auprès de leurs investisseurs. CQFD ! Cette étude était peut-être le résultat d’une situation particulière à la Silicon Valley et Stanford ? Une étude de 2011 sur quelques 600 entrepreneurs britanniques [2] montre que 60% des fondateurs ayant connu l’échec étaient des entrepreneurs en série alors qu’ils représentaient la moitié de l’échantillon. Les auteurs sont connus comme des experts du sujet et leurs nombreuses études ne montrent en tout cas pas que l’expérience représente un véritable avantage.
Si les faits semblent quelque peu saborder le mythe, il est aussi intéressant de poursuivre l’analyse. Un entrepreneur en série, et plus encore s’il a un parcours à succès, aura une énorme confiance en lui et sans doute un pouvoir de séduction conséquent pour attirer investisseurs et talents pour ses futurs projets. Il sera prêt à prendre des risques d’autant plus grands que, comme il a déjà réussi, l’échec aurait, pour lui, un moindre impact financier. Les auteurs de l’étude britannique ajoute que ceux qui ont échoué ont vécu un tel trauma qu’ils refouleront cet échec au point de ne pas apprendre quoi que ce soit de l’expérience…
Quelles leçons en tirer pour ceux – investisseurs ou employés – qui seraient prêts à suivre aveuglément un tel héros ? Sans doute qu’il faut faire preuve d’un peu de prudence et analyser avec un peu de rationalité si le projet a du sens et si son créateur semble un minimum rationnel dans sa vision du développement de ce nouveau projet. En réalité, le succès restera toujours du domaine de l’exception, un alignement improbable des planètes. Un entrepreneur se doit d’être toujours optimiste, mais s’il perd trop de vue ces réalités, son aveuglement pourra lui être fatal. Et je me permets d’ajouter un message pour l’entrepreneur sans expérience : à trop écouter les conseils de ceux qui « sauraient », l’entrepreneur risque d’oublier sa petite voix intérieure, cette intuition si fondamentale à tout créateur. Ce mythe du serial entrepreneur montre peut-être que le talent a plus d’importance que l’expérience…
[1] Serial Entrepreneurs: Are They Better? – A View from Stanford University Alumni – Babson Conference “Frontiers of Entrepreneurship Research” 2012. http://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=2133127
[2] Why Serial Entrepreneurs Don’t Learn from Failure. Par Deniz Ucbasaran, Paul Westhead et Mike Wright . https://hbr.org/2011/04/why-serial-entrepreneurs-dont-learn-from-failure