Archives de catégorie : A lire ou à voir

Les Bons Profs selon Aymeric Patricot

Après avoir écouté la remarquable intervention sur France Culture (vous pouvez l’écoutez ici) d’Aymeric Patricot, je me suis décidé à acheter son dernier livre, Les Bons Profs.

Bien m’en a pris car je vous en livre la première citation qui déjà beaucoup plu avant même d’en avoir commencé véritablement la lecture:

« Aristote n’occupa point tant son éminent disciple à l’art de composer des syllogismes ou aux principes de la géométrie qu’à l’instruire des bons préceptes concernant la valeur, la bravoure, la magnanimité et la modération et à lui donner l’assurance qui consiste à ne rien craindre. »
Montaigne, Essais, I, 26.

Artisanat et industrie, le sens du travail selon Arthur Lochmann

Comme suite à mes postes récents (ici et ) sur le sens du travail à travers L’éloge du carburateur de Matthew Crawford, voici quelques extraits du magnifique ouvrage de Arthur Lochmann, La vie solide. Je dis magnifique parce que l’écriture est aérienne et précise…

Voici les pages 99-102:

Certes, tout savoir intellectuel, même le plus abstrait, comporte un faire, se réalise dans une action : la connaissance d’un théorème de mathématiques inclut de savoir l’appliquer. Mais les savoir-faire se distinguent des connaissances intellectuelles en ce que ces dernières peuvent être seulement disponibles, mobilisables en cas de besoin, et stockées en attendant sur des supports techniques externes. Le mouvement d’externalisation du savoir, initié par l’écriture, – c’est tout l’objet du Phèdre de Platon ; l’écriture, en même temps qu’elle permet de conserver le savoir, est aussi ce qui dispense de le retenir et de le faire vraiment sien – est aujourd’hui exacerbé par le développement des nouvelles technologies et l’accessibilité permanente des savoirs offerte par celles-ci. Le rapport aux savoirs s’en trouve modifié. La connaissance devient périphérique, tandis que ce que l’on fait sien, ce que l’on intériorise, c’est la capacité à retrouver et, surtout, à la traiter. Probablement ce rapport aux connaissances connaîtra-t-il des transformations plus importantes dans les prochaines années avec le développement de l’intelligence artificielle, qui permet d’externaliser non plus seulement le stockage de la connaissance, mais également une partie de son traitement analytique.

Les savoir-faire, à l’inverse, se caractérisent par le fait d’être intériorisés, incorporés. Ils comportent une dimension intuitive qui permet de reconnaître les traits saillants d’une situation et d’en dégager les règles d’action. On ne consulte pas une vidéo sur Youtube pour savoir comment faire passer une poutre de cinq mètres de longueur dans une cage d’escalier, il faut avoir acquis une intuition de l’espace. Elle seule nous permettra d’orienter la poutre pour utiliser au mieux les diagonales de l’espace, elle seule aura ancré en nous la perception continue des deux extrémités de la poutre. Pour autant, il ne s’agit pas d’une aptitude magique ou innée. Bien au contraire, cette intuition est une conquête intellectuelle. L’intuition se travaille. Et dans cette élaboration, qui s’appelle l’expérience, la répétition des opérations joue un rôle décisif en permettant d’établir des liens cumulatifs entre les situations vécues et les solutions retenues. L’expérience consiste ainsi en un processus d’appropriation du vécu.

Plusieurs critiques de la modernité ont diagnostiqué, voire constaté, une destruction progressive de l’expérience. D’abord, parce que la durée de vie des compétences, et donc de l’expérience de leur pratique, tend à se réduire. Dans certains domaines d’activité particulièrement orientés vers le changement – comme c’est le cas du consulting, dont la fonction est de changer les institutions, – l’expérience est même écartée au profit du talent innovant. Plus profondément, certains penseurs de la modernité considèrent que la possibilité même de l’expérience est remise en cause par l’accélération des rythmes sociaux et professionnels. L’appropriation des « chocs » du vécu quotidien et leur transformation en expérience nécessitent des modèles narratifs stables permettant d’établir des liens entre le passé et l’avenir. Comme l’analyse Hartmut Rosa, lorsque les horizons d’attente sont en constant changement et que « les espaces d’expérience se reconstruisent en permanence » [1], on ne peut qu’assister à une progressive perte d’expérience.

Dans les métiers artisanaux, pourtant, les techniques évoluent lentement, et les compétences conservent une importante durée de vie. L’expérience y demeure donc absolument déterminante. Avec le temps et les situations vécues, on acquiert tout un répertoire de méthodes et d’astuces qui viennent enrichir, préciser et complexifier la pensée matérielle. On estime qu’il faut environ dix mille heures de pratique [2] pour apprendre un métier, en médecine, en musique ou dans l’artisanat. En matière de charpente, c’est en effet le temps qu’il faut pour acquérir une vision d’ensemble des différentes situations qui peuvent se présenter et pour en maîtriser tous les détails. Cette durée correspond d’ailleurs aux quelques sept années de formation (l’apprentissage puis le tour de France) qui sont traditionnellement nécessaires pour être reçu compagnon par une société compagnonnique.

[1] Hartmut Rosa, Accélération, Paris, La Découverte, 2010, p.179
[2] Dans le capital-risque on dit qu’il faut cinq ans et dix millions pour devenir un bon investisseur. Preuve que l’expérience compte là aussi et que le capital-risque est un artisanat, pas une industrie.

Puis les pages 153-155:

Ces savoirs, parce qu’ils avaient été développés au fil du temps par et pour la communauté, s’apparentent à ce qu’on appelle aujourd’hui des biens communs, c’est-à-dire des biens qui ont vocation à être universels et que la privatisation peut détruire ou amoindrir – et qui par conséquent supposent un soin spécifique. A l’opposé du « secret professionnel » revendiqué par certaines corporations pour n’accorder leurs savoirs qu’à ceux qui s’en seraient montrés dignes, à l’opposé aussi de l’idée de brevetage des techniques et des méthodes, la volonté de transmission des savoirs que j’ai rencontrée sur la plupart des chantiers procède à mes yeux de la même logique : les savoir-faire constituent un trésor immatériel qui appartient à toute la société. Chaque ouvrier en est le dépositaire temporaire. A ce titre, sa responsabilité est de le faire vivre en le transmettant. « Toute parole reçue que tu n’as pas transmise est une parole volée », disent les compagnons.

C’est dans une telle conception des savoir-faire comme biens communs que se place l’attitude des développeurs informatiques travaillant selon les principes du logiciel libre et en open source. Le système d’exploitation Linux ou le navigateur Web Mozilla Firefox sont élaborés et constamment améliorés par une communauté de développeuses et développeurs qui produisent leurs propres logiciels. Ceux-ci travaillent d’abord pour eux-mêmes, en fabriquant les outils dont ils ont besoin, mais aussi pour le bien commun. C’est le schéma que suivent la plupart des logiciels libres : d’abord développés pour répondre au besoin spécifique et non encore satisfait d’une communauté privée, ils sont ensuite rendus publics et mis à disposition de tous, pour que chacun puisse les utiliser et, éventuellement, les adapter à son usage propre. Mieux, le principe d’intelligence collective sur lequel s’organise ce travail consiste à considérer que le meilleur logiciel sera obtenu grâce à la collaboration du plus grand nombre.

Des développeurs, artisans des temps modernes, se placent donc dans la lignée des dêmiourgos – terme qui désigne les artisans, issu du grec ancien ergon, ouvrage, et dêmios, public – tout en renouvelant son inscription dans la communauté. La communauté, ici, est instituée par la seule décision de prendre soin d’un bien commun. Elle n’est pas située géographiquement : c’est celle des utilisateurs du monde entier, autrement dit le bien commun universel. Elle n’est pas plus située historiquement : au processus de transmission de génération en génération des savoir-faire anciens correspond ici le processus de mise en commun en temps réel.

Cet exemple, loin d’être anodin, est le signe de la vitalité et de la modernité de l’artisanat comme mode de travail, d’organisation et plus généralement comme culture et modèle éthique soucieux du bien commun par le partage du savoir – cela tout en se détachant des communautés et structures sociales traditionnelles.

Le sens et la valeur du travail selon Matthew Crawford (suite)

Je continue à lire l’éloge du carburateur (voir ici mon post précédent) et j’en extrais un passage à la page 205 qui m’a frappé sur l’intelligence artificielle et le sens du travail.

« Dans sa célèbre critique de l’intelligence artificielle, le philosophe John Searle nous demande d’imaginer un homme enfermé dans une pièce et qui ne serait relié au monde extérieur que par une mince fente dans la porte [1]. A travers cette fente, on lui passe des morceaux de papier sur lesquels sont tracés des caractères chinois. Notre homme n’a aucune connaissance du chinois. Sans qu’il en sache rien, les textes qui lui sont transmis sont une série de questions. Il dispose de son côté d’un ensemble d’instructions en anglais qui lui indiquent comment faire correspondre une autre série de caractères à chaque texte qui lui est transmis. Il fait passer cette nouvelle série par la fente de la porte, et on considère alors qu’il a « répondu » aux questions posées. L’idée de Searle c’est que pour accomplir cette tâche, l’homme n’a pas besoin de connaître le chinois, pas plus que cela ne serait nécessaire pour un ordinateur qui effectuerait la même opération. Certains enthousiastes de l’intelligence artificielle rétorquent pourtant que le système, en fait, connaît le chinois – qu’il existe en quelque sorte une pensée sans penseur. Mais une position moins mystique admettrait que c’est le programmateur humain, celui qui a rédigé les instructions permettant de faire correspondre des réponses chinoises à des questions chinoises, qui connaît le chinois.

« Le mécano qui travaille avec un diagnostic informatique se trouve dans la même situation que l’homme de la chambre chinoise. Dans l’expérience imaginaire de Searle, l’idée fondamentale, c’est que vous pouvez disposer d’un ensemble d’instructions qui vous permettent de faire correspondre de façon adéquate une série de réponses à une série de questions sans avoir jamais à faire référence à la signification des propositions ainsi manipulées. La possibilité d’une telle opération est une question extrêmement controversée en linguistique et en philosophie de l’esprit, et il n’existe pas de réponse simple à ce problème. Mais la conception décérébrée du travail qui prévaut souvent aujourd’hui ressemble étrangement au dispositif de la chambre chinoise. Les êtres humains y sont perçus comme ders versions moins performantes des ordinateurs. »

[1] John R. Searle, « Minds, Brains and Programs », Behavioral and Brain Science, 3, no 3, septembre 1980.

Le sens et la valeur du travail selon Matthew Crawford

La lecture des trois livres que je mentionne plus bas est due à l’émission 28 minutes d’Arte et aussi à un malentendu… Voici l’archive de l’émission d’Arte

J’ai donc acheté La vie solide – La charpente comme éthique du faire d’Arthur Lochmann et parce qu’il est mentionné dans l’archive, Éloge du carburateur: Essai sur le sens et la valeur du travail de Matthew Crawford. Le malentendu vient du fait que je pense avoir confondu ce texte avec celui de Robert M. Pirsig, Traité du zen et de l’entretien des motocyclettes… Je n’ai (pas encore) lu ce troisième titre. Et voici quelques extraits du second.

Nous avons l’habitude de penser la vertu intellectuelle et la vertu morale comme deux choses très différentes mais à mons avis, cette distinction est erronée. L’implication mutuelle de l’éthique et de la connaissance est bien appréhendée par Robert Pirsig (sic!) dans ce qui reste à mon sens un des passages les plus réussis (et les plus drôles) de son Traité du zen et de l’entretien des motocyclettes. (…) Pour être un bon mécanicien, il faut savoir s’engager personnellement: je suis un mécanicien. De l’autre être un bon mécanicien signifie avoir une conscience aiguë du fait que votre tâche n’a rien à voir avec les idiosyncrasies de votre personnalité, qu’elle a quelque chose d’universel. (…) L’identification de cette vérité requiert une certaine disposition de l’individu, une certaine capacité d’attention accompagnée d’un sentiment de responsabilité envers la moto. (Pages 113-115)

La vertu est l’effort pour traverser le voile de la conscience égocentrique et pour retrouver le monde tel qu’il est réellement, Cet effort n’est jamais complètement couronné de succès parce que nos propres préoccupations interfèrent constamment avec lui. Mais sortir de soi-même est la tâche de l’artiste, et aussi celle du mécanicien. (Page 117)

Alors quels conseils faut-il donner aux jeunes? Si vous vous sentez une inclination naturelle pour la recherche universitaire, si vous avez un besoin urgent de lire les livres les plus difficiles et que vous vous croyez capables d’y consacrer quatre ans de votre existence, alors inscrivez-vous en fac. En fait, abordez vos études universitaires dans un esprit artisanal, en vous plongeant à fond dans l’univers des humanités ou des sciences naturelles. Mais si ce n’est pas le cas, si la perspective de passer quatre ans de plus assis dans une salle de classe vous donne des boutons, j’ai une bonne nouvelle pour vous: rien ne vous oblige à simuler le moindre intérêt pour la vie d’étudiant dans le simple but de gagner décemment votre vie à la sortie. Et si vous souhaitez quand même aller en fac, apprenez un métier pendant les vacances. Vous aurez des chances de vous sentir mieux dans votre peau, et éventuellement aussi d’être mieux payé, si vous poursuivez une carrière d’artisan indépendant qu’enfermé dans un bureau à cloisons (un « poste de travail modulaire » comme on dit élégamment), à manipuler des fragments d’information ou à jouer les « créatifs » de faible envergure. Certes, pour suivre ces conseils, peut-être faut-il posséder une veine un peu rebelle, car cela suppose de rejeter la voie toute tracée d’un avenir professionnel conçu comme obligatoire et inévitable. (Page 65)

Un des principes du management contemporain est d’abandonner la gestion des détails à la base et d’accumuler la reconnaissance du mérite au sommet. Pour les chefs, la règle est donc d’éviter de prendre de véritables décisions qui peuvent finir par nuir à leur carrière mais de savoir concocter a posteriori des récits qui leur permettront d’interpréter le moindre résultat positif en leur faveur. (Page 61)

A suivre…

Homme augmenté, humanité diminuée – D’Alzheimer au transhumanisme, la science au service d’une idéologie hégémonique et mercantile

Comme suite à un article récent sur les critiques des technosciences et à un article beaucoup plus ancien sur les promesses manquées de la science, voici un très court article sur un excellent livre intitulé Homme augmenté, humanité diminuée – D’Alzheimer au transhumanisme, la science au service d’une idéologie hégémonique et mercantile

L’auteur commence par son histoire personnelle et raconte comment sa mère a souffert et est morte de cette terrible maladie d’Alzheimer. Puis il a commencé à enquêter et des doutes ont émergé. Nous ne devons pas nécessairement être d’accord avec tout ce que dit l’auteur Philippe Baqué, mais nous ne pouvons pas éviter d’avoir les mêmes doutes sur où et comment la science et l’innovation nous guident tous. J’espère que ces trois courts extraits vont créer la même réaction que celle que j’ai ressentie:

[Page 71] Jean Maisondieu, psychiatre et auteur de Crépuscule de la Raison, la maladie d’Alzheimer en question, a l’habitude de dire que la maladie d’Alzheimer n’existe pas, mais que les malades d’Alzheimer, eux, existent bien.

[Page 74] Je suis arrivé à cette conclusion que [les patients] se démentifiaient surtout parce qu’ils mouraient de peur à l’idée de mourir. Le cerveau des patients alzheimériens est peut-être altéré, mais ces malades sont surtout malades de peur.

[Page 260] J’éprouve le besoin de reposer la question: le transhumanisme, c’est quoi? Un lobby économique et politique? Une technoreligion? Une nouvelle idéologie eugéniste? Ou la plus grande escroquerie de la science du XXIe siècle?

Cela vaut sans doute la peine d’y réfléchir… Le vieillesse est-elle une maladie? La mort est-elle une maladie?

Gandhi et la technologie, selon Bertrand Jarrige

Deuxième article sur l’excellent Technocritiques – Du refus des machines à la contestation des technosciences après celui-ci : Technocritiques par François Jarrige. Jarrige m’a surpris en donnant le point de vue de Gandhi sur la technologie. Passionnant. J’en cite intégralement plus bas les pages 192-195.

Personne n’illustre mieux l’ambivalence du rapport à la technique dans le monde colonial que Gandhi. Si en effet il utilise un simple fuseau traditionnel pour tisser ses vêtements, il voyage en train et utilise une montre. La figure de Gandhi mérite qu’on s’y arrête car la critique de la machine occupe une place centrale dans son discours et son action. Or, si ses successeurs et disciples l’ont vénéré pour sa contribution à l’indépendance politique de l’Inde, ils ont rarement pris au sérieux sa critique du déferlement technique et sa proposition de restaurer l’économie locale indigène. Pour Gandhi (1869-1958), la « civilisation de la machine » et la grande industrie ont créé un esclavage quotidien et invisible qui a appauvri des franges entières de la population en dépit du mythe de l’abondance globale. Alors que certains réduisent la pensée gandhienne à un ensemble de principes frustres et simplistes, d’autres y voient au contraire une riche « économie morale », distincte aussi bien de la tradition libérale que du marxisme [1].

Né en 1869 dans l’État du Gujarat, alors que la domination britannique sur l’Inde s’accentue et que le réseau ferroviaire s’étend, Gandhi part étudier le droit en Angleterre en 1888, comme des centaines de jeunes Indiens des castes supérieures. Après 1893, il se rend en Afrique du Sud, où il prospère comme avocat et s’éveille à la politique au contact des discriminations raciales. IL y élabore peu à peu une méthode de désobéissance civile non violente qui fera sa célébrité et organise la lutte de la communauté indienne. A son retour en Inde, après 1915, il organise la protestation contre les taxes jugées trop élevées, et plus généralement contre les discriminations et les lois coloniales. Durant l’entre-deux-guerres, comme dirigeant du Congrès national indien, Gandhi mène une campagne pour l’aide aux pauvres, pour la libération des femmes indiennes, pour la fraternité entre les communautés de différentes religions ou ethnies, pour une fin de l’intouchabilité et de la discrimination des castes, et pour l’autosuffisance économique de la nation, mais surtout pour le Swaraj – l’indépendance de l’Inde à l’égard de toute domination étrangère.

En 1909, Gandhi rédige l’un de ses rares textes théoriques sous la forme d’un dialogue socratique avec un jeune révolutionnaire indien. Ce texte, Hind Swaraj, écrit en gujarati avant d’être traduit en anglais, vise d’abord à détacher la jeunesse indienne des franges les plus violentes du mouvement nationaliste [2]. L’ouvrage est pourtant interdit jusqu’en 1919. Pour Gandhi, ces jeunes révolutionnaires sont en effet les victimes d’une vénération aveugle du progrès technique et de la force brutale importés d’Occident. Il élargit donc progressivement sa critique politique à la civilisation industrielle et technicienne elle-même. La pensée gandhienne repose sur une vive critique de la modernité occidentale sous toutes ses formes. Sur le plan politique, il critique l’Etat et défend l’idéal d’une société démocratique non violente, formée de villages fédérés et fondée sur l’appel à la simplicité volontaire. Il dénonce les notions de développement et de civilisation, et le déferlement technique qui les fonde, comme des source d’inégalité et de multiples effets pervers. Pour Gandhi, « la machine permet à une petite minorité de vivre de l’exploitation des masses […] or la force qui meut cette minorité n’est pas l’humanité ni l’amour du semblable, mais la convoitise et l’avarice ». L’autonomie politique est donc vaine si elle ne s’accompagne pas d’une remise en cause profonde de la civilisation industrielle moderne. « Il serait insensé, estime Gandhi, d’affirmer qu’un Rockefeller indien serait meilleur qu’un Rockefeller américain », et « nous n’avons pas à nous réjouir de la perspective de l’accroissement de l’industrie manufacturière ». Gandhi défend le développement de l’artisanat local autosuffisant dans le cadre de l’autonomie des villages et d’une limitation des besoins.

Gandhi m’appartient ni aux courants néotraditionalistes indiens qui considèrent l’ancienne civilisation hindoue comme intrinsèquement supérieure, ni au camp des nationalistes modernisateurs cherchant à copier l’Occident pour retourner ses armes contre l’ordre colonial. Il entend définir une troisième voie originale. La pensée gandhienne se nourrit de sources multiples. D’une certaine manière, il appartient au courant antimoderniste qui se développe en Europe à la fin du XIXe siècle. Il a lu William Morris et John Ruskin, et a été marqué par le christianisme anarchisant de Tolstoï [3]. Sa vision du monde se nourrit de l’ambiance intellectuelle de la fin de l’ère victorienne et de la critique éthique et esthétique du déferlement technique et industriel qui se développe alors. Gandhi n’est ni hostile à la science ni antirationaliste, comme on l’écrit parfois. Il critique d’abord la façon dont les découvertes scientifiques et l’usage de la raison sont appliqués et mis au service des puissants et de l’exploitation. Il critique la foi aveugle de l’Occident dans le progrès matériel et son désir de puissance qui s’incarne dans le déferlement technique. Il veut également sauver l’Angleterre de ses propres démons. Pour lui, « la mécanisation a appauvri l’Inde » ; elle transforme les travailleurs des usines en « esclaves ». Ce n’est pas en « reproduisant Manchester en Inde » que les Indiens s’émanciperont de la domination britannique. L’une des bases techniques particulièrement puissantes de la domination britannique est précisément le développement du chemin de fer : « Sans les chemins de fer, les britanniques ne pourraient avoir une telle mainmise sur l’Inde. » Censé libérer le peuple indien, le rail est en réalité utilisé avant tout par le pouvoir comme un outil efficace de maillage et de domination. « Les chemins de fer ont également accru la fréquence des famines car, étant donné la facilité des moyens de locomotion, les gens vendent leur grain et il est envoyé au marché le plus cher » au lieu d’être autocomsommé ou vendu sur le marché le plus proche. Gandhi tente ainsi de lier sa critique de la grande industrie et des technologies européennes à son projet d’émancipation politique. Il montre que le progrès entraine une aggravation des conditions de vie, que la « civilisation » crée en permanence de nouveaux besoins impossibles à satisfaire, qu’elle creuse les inégalités et plonge dans l’esclavage une partie de l’humanité. Pour lui, ce type de civilisation est sans issue. La mécanisation et la mondialisation des échanges sont un désastre pour l’Inde, les filatures de Manchester ayant détruit l’artisanat et l’univers des tisserands indiens : « La civilisation machiniste ne cessera de faire des victimes. Ses effets sont mortels : les gens se laissent attirer par elle et s’y brûlent, comme les papillons à la flamme d’une bougie. Elle rompt tout lien avec la religion pour ne retirer en fait que d’infimes bénéfices du monde. La civilisation [machiniste] nous flatte afin de mieux boire notre sang. Quand les effets de cette civilisation seront parfaitement connus, nous nous rendrons compte que la superstition religieuse (traditionnelle) est bien inoffensive en comparaison de celle qui nimbe la civilisation moderne ».
La critique gandhienne du machinisme intrigue beaucoup dans l’entre-deux-guerres. Elle se retrouve dans son programme économique fondé sur la défense des industries villageoises comme dans son projet de « démécaniser l’industrie textile », qui apparaît d’emblée utopique et irréalisable. Par ailleurs, les positions de Gandhi sont passées d’une opposition totale aux machines européennes à une critique plus nuancée : en octobre 1924, à la question d’un journaliste, « Êtes-vous contre toutes les machines ? », il répond : « Comment pourrais-je l’être… [je suis] contre l’engouement sans discernement pour les machines, et non contre les machines en tant que telles. » Il s’élève d’ailleurs contre ceux qui l’accusent de vouloir « détruire toutes les machines » : « Mon objectif n’est pas de détruire la machine mais de lui imposer des limites », c’est-à-dire d’en contrôler les usages pour qu’elle n’affecte ni les environnements naturels, ni la situation des plus pauvres. Il élabore en définitive une philosophie des limites et du contrôle du gigantisme technologique.

Mais ce discours suscite beaucoup d’incompréhension et est progressivement gommé comme un reliquat de tradition obscurantiste. Les socialistes et avec eux Nehru lui-même dans son autobiographie publiée en 1936, déplorent que Gandhi « ait béni les reliques du vieil ordre ». Son analyse de la technologie industrielle est d’ailleurs rapidement marginalisée à l’indépendance du pays par le projet de modernisation à marche forcée. Mais la figure de Gandhi exerce aussi une fascination considérable bien au-delà de la paysannerie indienne. Dans l’entre-deux-guerres, sa critique devient une source d’inspiration pour les mouvements sociaux et des penseurs d’horizons très divers, alors même que la critique de la « civilisation des machines » s’accentue en Europe.

[1] Kazuya Ishi, The socio-economic thoughts of Mahatma Gandhi as an origin of alternative development, Review of Social Economy, vol. LIX, 2001, p. 198 ; Majid Rahnema et Jean Robert, La Puissance des pauvres, Actes Sud, Arles, 2008.
[2] Hind Swaraj, traduit en anglais sous le tire Indian Home Rule, et plus tard en français sous le titre Leur Civilisation et notre délivrance, Denoël, Paris, 1957.
[3] Ramin Jahanbegloo, Gandhi. Aux sources de la non-violence, Thoreau, Ruskin, Tolstoï, Editions du Felin, Paris, 1998.

Technocritiques par François Jarrige

J’écris de temps en temps et peut-être même de plus en plus souvent sur cette autre facette de l’innovation et de l’entrepreneuriat (qui reste ma passion, positivement) une facette qui est plus sombre, plus négative, une vision plus critique de l’impact de l’innovation sur la société. Je lis en ce moment Technocritiques – Du refus des machines à la contestation des technosciences de François Jarrige. C’est un livre riche, âpre, exigeant, mais exceptionnel pour tous ceux que le sujet intéresse.

Sous des apparences extrêmement critiques, le livre montre que les aspects positifs et négatifs du progrès se sont toujours développés en parallèle. Ma lecture la plus proche de ce travail fut sans doute celle de Bernard Stiegler, Dans la disruption – Comment ne pas devenir fou ? sans oublier les travaux de Libero Zuppiroli, telles que Les utopies du XXIe siècle. Merci à lui pour m’avoir mentionner ce livre remarquable.

Voici une copie intégrale d’un long passage passionnant aux pages 87-88. Il pourrait décrire notre monde, il en décrit un plus ancien.

« Si nous devions caractériser notre temps par une seule épithète, nous ne le nommerions pas âge héroïque, religieux, philosophique ou moral ; mais l’âge mécanique, car c’est là ce qui le distingue entre tous les autres. » [1] Carlyle incarne la dénonciation romantique du « mammonisme » (c’est-à-dire le culte religieux du dieu Argent), dont le déferlement mécanique de son temps est l’une des manifestations. Pourquoi toujours s’efforcer, grâce aux mécaniques, de vendre « à plus bas prix que toutes les autres nations et cela jusqu’à la fin du monde », pourquoi ne pas « vendre à prix égal », demande-t-il ? [2] Il invite les « hommes ingénieux » à trouver le moyen de distribuer plus équitablement les produits plutôt qu’à chercher toujours les moyens de les réaliser au plus bas coût : « un monde composé de simples machines à digérer brevetées n’aura bientôt rien à manger : un tel monde s’éteindra et de par la loi de la nature il faut qu’il s’éteigne. »

A la même époque, Michelet, le grand historien romantique français, découvre le gigantisme du machinisme lors d’un voyage en Angleterre en 1834. Il met également en scène l’ambivalence des effets des machines. Impressionné par les « êtres d’acier » qui asservissent « l’être de sang et de chair », il est persuadé néanmoins que l’on continuera de préférer aux « fabrications uniformes des machines les produits variés qui portent l’empreinte de la personnalité humaine ». Si la machine est indéniablement un « puissant agent du progrès démocratique » en « mettant à la portée des plus pauvres une foule d’objets d’utilité », elle a aussi son revers terrible : elle crée un « misérable petit peuple d’hommes-machines qui vivent à moitié [et] qui n’engendrent que pour la mort ». [3]

L’inquiétude à l’égard des machines s’atténue à l’époque victorienne, avec l’expansion de la prospérité de la période impériale, le déclin des violences ouvrières, la montée en puissance de l’économie politique. Elle continue toutefois de susciter les craintes de certains moralistes, comme John Stuart Mill, penseur radical complexe, libéral fasciné par la socialisme et féministe justifiant l’impérialisme. Dans ses Principles of Political Economy (1848), Mill propose un état des lieux de l’économie politique de son temps. Il prend ses distances à l’égard des économistes qui donnent une image trop optimiste du changement technique, il exprime des réticences à l’égard des effets bénéfiques de la division du travail et considère que l’État doit compenser les effets néfastes du machinisme. Mais sa critique dépasse ces questions classiques car John Stuart Mill propose une théorie de « l’état stationnaire » qui rompt avec l’économie classique. Il décrit cet « état stationnaire des capitaux et de la richesse » comme « préférable à notre situation actuelle », marquée par la lutte de tous contre tous. Il l’envisage comme un monde façonné par la « prudence » et la « frugalité », où la société serait composée « d’un corps nombreux et bien payé de travailleurs » et de « peu de fortunes énormes » ; ce monde « stationnaire », où chacun aurait suffisamment pour vivre, laisserait une place à la solitude et à la contemplation « des beautés et de la grandeur de la nature ». Dans ce monde, les « arts industriels » ne s’arrêteraient évidemment pas, mais « au lieu de n’avoir d’autre but que l’acquisition de la richesse, les perfectionnements atteindraient leur but, qui est la diminution du travail. » [4]

A suivre, peut-être….

Sources:

[1] Thomas Carlyle, “Signs of the Times”, Edinburgh Review vol. 49, 1829, p. 439-459
Were we required to characterise this age of ours by any single epithet, we should be tempted to call it, not an Heroical, Devotional, Philosophical, or Moral Age, but, above all others, the Mechanical Age. It is the Age of Machinery, in every outward and inward sense of that word; the age which, with its whole undivided might, forwards, teaches and practises the great art of adapting means to ends.
http://www.victorianweb.org/authors/carlyle/signs1.html

[2] Thomas Carlyle, “Past and Present” (1843), trad fr Cathédrales d’autrefois et usines d’aujourd’hui. Passé et présent, trad. fr. de Camille Bos, Editions de la Revue Blanche, Paris, 1920, p.289
I admire a Nation which fancies it will die if it do not undersell all other Nations, to the end of the world. Brothers, we will cease to undersell them; we will be content to equal-sell them; to be happy selling equally with them! I do not see the use of underselling them.
A world of mere Patent-Digesters will soon have nothing to digest: such world ends, and by Law of Nature must end, in ‘over-population;’

P. 229-31, http://www.gutenberg.org/files/26159/26159-h/26159-h.htm

[3] Jules Michelet, « Le peuple ». Flammarion. Paris, 1974 [1846]

[4] John Stuart Mill, « Principes d’économie politique », trad. fr. de Léon Roquet, Paris 1894 [1848] Pages 138-142.

Pourquoi la société ne se laisse pas mettre en équations

Mon ancien collègue Boris m’a conseillé de lire le livre Pourquoi la société ne se laisse pas mettre en équations de Pablo Jensen et je dois le remercier de ce conseil 🙂

L’auteur Pablo Jensen – sa page personnelle et celle de wikipedia vous en diront plus sur lui – est un physicien et son livre tente d’expliquer pourquoi les équations en sciences sociales (et même en physique d’ailleurs) peuvent être délicates. La vérité est un sujet compliqué. Mais alors qu’il existe une certaine vérité dans les sciences de la nature, qui peut toujours être réexaminée, le concept de vérité dans les sciences sociales est encore plus difficile, simplement parce que le comportement humain est rempli de boucles de rétroaction de sorte que ce qui est vrai aujourd’hui, pour ne pas dire hier pourra être pris en compte par l’homme pour modifier l’avenir…

Jensen mentionne comment Galilée s’est débattu avec les mécanismes de la chute des corps [pages 42-5].


Source: Galileo’s notes on motion, Folio 116, Biblioteca Nazionale Centrale, Florence; Istituto e Museo di Storia della Scienza, Florence; Max Planck Institute for the History of Science, Berlin

Galileo n’a jamais publié ses données car il ne comprenait pas pourquoi elles paraissaient fausses. La réponse est qu’une balle qui glisse n’a pas la même vitesse que celle qui roule. La rotation absorbe une fraction de l’énergie (apparemment √ (5/7) ou 0,84) qui était proche de l’erreur apparente de Galilée.

Ensuite, Jensen nous rappelle combien il est difficile de prévoir les conditions météorologiques et les changements climatiques (chapitre 4). Alors, lorsqu’il se lance dans l’analyse des sciences sociales, il est assez convaincant sur les raisons pour lesquelles la modélisation mathématique peut être une tâche très difficile. Sur une analyse de tweets pour prédire le succès, il écrit ce qui suit : Le résultat de leur étude est clair: même si l’on connaît toutes les caractéristiques des messages et des utilisateurs, le succès reste largement imprévisible. Techniquement, seule 20% de la variabilité du succès des différents messages est expliquée par ce modèle, portant très complexe, et d’ailleurs incompréhensible, comme cela arrive souvent pour les méthodes utilisant l’apprentissage automatique. Il est intéressant de noter qu’on peut doubler le niveau de prédiction en ajoutant une seule variable supplémentaire. Il s’agit du succès passé de l’utilisateur. de son nombre moyen de retweets jusque-là. […] La vie sociale est intrinsèquement imprédictible, de par les fortes interactions entre les personnes. […] La masse des données permet d’opérationnaliser des vieux dictions comme « qui se ressemble s’assemble », « dis-moi ce que tu lis, je te dirai qui tu es » et surtout « je suis qui je suis ». [Chapitre 12, Prédire grâce au big data? – Pages 150-3].

Un exemple encore plus frappant de la nature incompréhensible du machine learning concerne la reconnaissance d’images : le meilleur moyen de prédire la présence de rideaux dans une pièce est d’y trouver un pied de lit. Tout simplement parce que la plupart des chambres ont les deux [Pages 154-5]. Jensen critique également le classement des universités et des chercheurs (pages 246 à 253), un sujet que j’avais déjà abordé dans La crise et le modèle américain. Au chapitre 20 – Sommes-nous des atomes sociaux? – il ajoute à propos des être humains [Page 263] : pour le moment, on ne connaît pas de caractéristiques internes à la fois pertinentes et stables », sans lesquelles l’analyse des êtres humains en tant que groupe devient problématique.

Déjà au chapitre 13, Jensen explique qu’il existe quatre facteurs essentiels qui rendent les simulations de la société qualitativement plus difficiles que celles de la matière: l’hétérogénéité des humains; le manque de stabilité de quoi que ce soit; les nombreuses relations à prendre en compte, aussi bien au niveau temporel que spatial; la réflexivité des humains, qui réagissent aux modèles qu’on fait de leur activité. […] Aucun facteur isolé ne produit quoi que ce soit tout seul […] En sciences sociales, il faut un réseau dense de conditions causales pour produire un résultat. […] Rien ne garantit que la conséquence [d’un facteur] sera la même dans d’autres situations qunad on le combinera à d’autres facteurs causaux. La seule réponse possible est « ça dépend ». [Pages 162-4]

Pour discuter de la plus ou moins grande stabilité qu’on peut attendre de ces caractéristiques internes, il faut remonter à leur origine. Pour les physiciens, la réponse est claire : l’origine des forces entre atomes est à chercher dans les interactions entre ces particules vraiment stables que sont les noyaux et les électrons. […] L’origine des actions humaines est au cœur de la sociologie. Son intuition première a été de chercher les déterminants des pratiques non dans le for intérieur des personnes étudié par la psychologie, ni dans une nature humaine universelle, ais dans les influences sociales. [Page 264] Le social ressemble plus à un fluide tourbillonnant qu’à de nettes combinaisons de briques. […] Bien sûr cette image est trop simple, car elle néglige la mémoire, la viscosité forte du social. Mais elle montre les limites de la vision statique de l’économie ou de la physique sociale, qui partent d’individus déjà faits, prêts à fonctionner, à générer de la vie sociale par association, sous l’impulsion de leurs natures indépendantes. [Page 270] La vie sociale ne consiste pas donc en une suite d’interactions ponctuelles comme le supposent la formule ou les simulations. Il faut plutôt la concevoir comme résultant du déploiement de relations. La distinction entre interaction et relation est cruciale, car cette dernière implique une série d’interactions suivies, entre des personnes qui se connaissent et gardent la mémoire des échanges passés. Dans une relation, chaque interaction repose sur les interactions passées et influencera à son tour celles qui viendront. Une relation n’est donc pas une simple suite d’interactions ponctuelles, mais un processus en création continue, de la relation et par conséquent des personnes impliquées. [Page 271]

Jensen ne dit pas que la société ne peut être analysée qualitativement ou quantitativement. Il propose une analyse subtile de la complexité de la société et des comportements sociaux qu’il convient de toujours garder à l’esprit avant de considérer comme des faits des analyses souvent trop simplistes issues du big data …

Les start-up expliquées à ma fille par Guillene Ribière (suite et fin)

J’ai déjà dit tout le bien que je pensais de Les start-up expliquées à ma fille par Guillene Ribière. Voir mon post précédent ici.

Quelques notes additionnelles pour vous convaincre d’être curieux. Vous découvrirez d’être entrepreneur c’est un peu comme marier le futur vice-président de la Banque Mondiale à la fille de Bill Gates [Page 47]. Ou que pour une startup, il faut 3 types de fondateurs, un curé, un visionnaire et un voleur [Page 70].

Guillene Ribière est convaincante quand elle écrit : les meilleurs porteurs de projets étaient sans conteste les anciens militaires … entraînés à surmonter leur stress. […] Oui il y a vraiment quelque chose d’agressif mais positivement dans la démarche de créer une start-up. C’est une manière de dire : « je me moque de ce qui a déjà été fait, je me moque de ce qui existe déjà. je me moque de l’organisation du marché et de ces horaires. Je vais construire une chose différente qui  vend des choses différentes à des horaires différents »  [Page 84-85].

Alors ai-je des réserves à exprimer? Très peu. Un léger désaccord (récurrent d’ailleurs avec nombre de mes interlocuteurs) sur l’ambition, sur le fait que nous ne serions pas américains et que nous pourrions faire différemment en couplant innovation et savoir-faire entrepreneurial pour faire plus de grosses PMEs, sujet qu’elle aborde aux pages 108-9. Je crains (ou je crois) que les marchés et modèles de l’innovation high-tech ne soient les mêmes partout.

Et sa conclusion est si vraie : seuls les inconscients n’ont pas peur [Page 112].

Voici un petit livre rafraichissant, lumineux et convaincant pour ceux qui souhaitent découvrir ou revisiter le monde fascinant des start-ups.

Les start-up expliquées à ma fille par Guillene Ribière

Les start-up expliquées à ma fille par Guillene Ribière est un excellent petit ouvrage (118 pages) qui démystifie le monde des start-up tout en faisant une description précise, honnête et … amusante par les images que l’auteur utilise. Comme le titre l’indique chacun devrait l’offrir à sa fille ou à son fils d’ailleurs. Mais comme je constate régulièrement que la proportion des jeunes filles entrepreneurs est de l’ordre de 10% à 20% de cette population assez unique, l’effort doit sans doute être redoublé pour nos filles.

L’ouvrage est à la fois riche en données et en conseils. Je n’en donnerai dans ce premier post que quelques exemples. Comme la fille de l’auteur se plaint du trop grand soutien donné aux start-up, Guillene Ribière donne des chiffres: sans doute 2000 startup créées par an en France (environ 300 en Suisse pour la comparaison). Le soutien public moyen serait de 130000 euros (répartis en 50000 de financement, 48000 de soutien par pôle emploi et 30000 en accompagnement – page 8). J’ai calculé grâce à elles que les 150 meilleures startup génèrent individuellement environ 15 millions d’euros de chiffre d’affaire annuel [Page 9].

Quant aux investisseurs, ils doivent aimer le risque car selon elle, sur 10 start-up 5 meurent, 4 survivent et une réussit très bien (page 11). A titre de comparaison Josh Lerner indiquait en 2002 [1] qu’une entrée en bourse rapportait en moyenne 2.95x l’investissement initial en 4.2 années, une acquisition 1.4x la mise en 3.7 années, qu’un investissement sur 6 (16%) était une petite totale, et que 45% des investissements était une perte. Si on retire les 9% les plus performants on passe d’un gain de 19% à une perte… Cela me parait cohérent!

Les conseils de Guillene Ribière sont tout aussi éclairants:

Lélia: Qu’est-ce qui donne à penser à cette équipe qu’elle va réussir? Elle a une chance sur deux de déposer le bilan selon les statistiques.
Estelle: Parfois rien du tout! Ils y croient, c’est tout. Et c’est un des puissants facteurs de réussite. Cette envie profonde est une baguette magique pour start-up.
[Page 12] L’auteur a aussi le don pour expliquer le « marché » et le « besoin client » avec une simplicité lumineuse!

A suivre mais surtout à lire!

[1] Josh Lerner When Bureaucrats Meet Entrepreneurs: the Design of Effective ‘Public Venture Capital’ Programnes. The Economic Journal, 112 (February), F73±F84.Royal Economic Society 2002