Comme suite à mes postes récents (ici et là) sur le sens du travail à travers L’éloge du carburateur de Matthew Crawford, voici quelques extraits du magnifique ouvrage de Arthur Lochmann, La vie solide. Je dis magnifique parce que l’écriture est aérienne et précise…
Voici les pages 99-102:
Certes, tout savoir intellectuel, même le plus abstrait, comporte un faire, se réalise dans une action : la connaissance d’un théorème de mathématiques inclut de savoir l’appliquer. Mais les savoir-faire se distinguent des connaissances intellectuelles en ce que ces dernières peuvent être seulement disponibles, mobilisables en cas de besoin, et stockées en attendant sur des supports techniques externes. Le mouvement d’externalisation du savoir, initié par l’écriture, – c’est tout l’objet du Phèdre de Platon ; l’écriture, en même temps qu’elle permet de conserver le savoir, est aussi ce qui dispense de le retenir et de le faire vraiment sien – est aujourd’hui exacerbé par le développement des nouvelles technologies et l’accessibilité permanente des savoirs offerte par celles-ci. Le rapport aux savoirs s’en trouve modifié. La connaissance devient périphérique, tandis que ce que l’on fait sien, ce que l’on intériorise, c’est la capacité à retrouver et, surtout, à la traiter. Probablement ce rapport aux connaissances connaîtra-t-il des transformations plus importantes dans les prochaines années avec le développement de l’intelligence artificielle, qui permet d’externaliser non plus seulement le stockage de la connaissance, mais également une partie de son traitement analytique.
Les savoir-faire, à l’inverse, se caractérisent par le fait d’être intériorisés, incorporés. Ils comportent une dimension intuitive qui permet de reconnaître les traits saillants d’une situation et d’en dégager les règles d’action. On ne consulte pas une vidéo sur Youtube pour savoir comment faire passer une poutre de cinq mètres de longueur dans une cage d’escalier, il faut avoir acquis une intuition de l’espace. Elle seule nous permettra d’orienter la poutre pour utiliser au mieux les diagonales de l’espace, elle seule aura ancré en nous la perception continue des deux extrémités de la poutre. Pour autant, il ne s’agit pas d’une aptitude magique ou innée. Bien au contraire, cette intuition est une conquête intellectuelle. L’intuition se travaille. Et dans cette élaboration, qui s’appelle l’expérience, la répétition des opérations joue un rôle décisif en permettant d’établir des liens cumulatifs entre les situations vécues et les solutions retenues. L’expérience consiste ainsi en un processus d’appropriation du vécu.
Plusieurs critiques de la modernité ont diagnostiqué, voire constaté, une destruction progressive de l’expérience. D’abord, parce que la durée de vie des compétences, et donc de l’expérience de leur pratique, tend à se réduire. Dans certains domaines d’activité particulièrement orientés vers le changement – comme c’est le cas du consulting, dont la fonction est de changer les institutions, – l’expérience est même écartée au profit du talent innovant. Plus profondément, certains penseurs de la modernité considèrent que la possibilité même de l’expérience est remise en cause par l’accélération des rythmes sociaux et professionnels. L’appropriation des « chocs » du vécu quotidien et leur transformation en expérience nécessitent des modèles narratifs stables permettant d’établir des liens entre le passé et l’avenir. Comme l’analyse Hartmut Rosa, lorsque les horizons d’attente sont en constant changement et que « les espaces d’expérience se reconstruisent en permanence » [1], on ne peut qu’assister à une progressive perte d’expérience.
Dans les métiers artisanaux, pourtant, les techniques évoluent lentement, et les compétences conservent une importante durée de vie. L’expérience y demeure donc absolument déterminante. Avec le temps et les situations vécues, on acquiert tout un répertoire de méthodes et d’astuces qui viennent enrichir, préciser et complexifier la pensée matérielle. On estime qu’il faut environ dix mille heures de pratique [2] pour apprendre un métier, en médecine, en musique ou dans l’artisanat. En matière de charpente, c’est en effet le temps qu’il faut pour acquérir une vision d’ensemble des différentes situations qui peuvent se présenter et pour en maîtriser tous les détails. Cette durée correspond d’ailleurs aux quelques sept années de formation (l’apprentissage puis le tour de France) qui sont traditionnellement nécessaires pour être reçu compagnon par une société compagnonnique.
[1] Hartmut Rosa, Accélération, Paris, La Découverte, 2010, p.179
[2] Dans le capital-risque on dit qu’il faut cinq ans et dix millions pour devenir un bon investisseur. Preuve que l’expérience compte là aussi et que le capital-risque est un artisanat, pas une industrie.
Puis les pages 153-155:
Ces savoirs, parce qu’ils avaient été développés au fil du temps par et pour la communauté, s’apparentent à ce qu’on appelle aujourd’hui des biens communs, c’est-à-dire des biens qui ont vocation à être universels et que la privatisation peut détruire ou amoindrir – et qui par conséquent supposent un soin spécifique. A l’opposé du « secret professionnel » revendiqué par certaines corporations pour n’accorder leurs savoirs qu’à ceux qui s’en seraient montrés dignes, à l’opposé aussi de l’idée de brevetage des techniques et des méthodes, la volonté de transmission des savoirs que j’ai rencontrée sur la plupart des chantiers procède à mes yeux de la même logique : les savoir-faire constituent un trésor immatériel qui appartient à toute la société. Chaque ouvrier en est le dépositaire temporaire. A ce titre, sa responsabilité est de le faire vivre en le transmettant. « Toute parole reçue que tu n’as pas transmise est une parole volée », disent les compagnons.
C’est dans une telle conception des savoir-faire comme biens communs que se place l’attitude des développeurs informatiques travaillant selon les principes du logiciel libre et en open source. Le système d’exploitation Linux ou le navigateur Web Mozilla Firefox sont élaborés et constamment améliorés par une communauté de développeuses et développeurs qui produisent leurs propres logiciels. Ceux-ci travaillent d’abord pour eux-mêmes, en fabriquant les outils dont ils ont besoin, mais aussi pour le bien commun. C’est le schéma que suivent la plupart des logiciels libres : d’abord développés pour répondre au besoin spécifique et non encore satisfait d’une communauté privée, ils sont ensuite rendus publics et mis à disposition de tous, pour que chacun puisse les utiliser et, éventuellement, les adapter à son usage propre. Mieux, le principe d’intelligence collective sur lequel s’organise ce travail consiste à considérer que le meilleur logiciel sera obtenu grâce à la collaboration du plus grand nombre.
Des développeurs, artisans des temps modernes, se placent donc dans la lignée des dêmiourgos – terme qui désigne les artisans, issu du grec ancien ergon, ouvrage, et dêmios, public – tout en renouvelant son inscription dans la communauté. La communauté, ici, est instituée par la seule décision de prendre soin d’un bien commun. Elle n’est pas située géographiquement : c’est celle des utilisateurs du monde entier, autrement dit le bien commun universel. Elle n’est pas plus située historiquement : au processus de transmission de génération en génération des savoir-faire anciens correspond ici le processus de mise en commun en temps réel.
Cet exemple, loin d’être anodin, est le signe de la vitalité et de la modernité de l’artisanat comme mode de travail, d’organisation et plus généralement comme culture et modèle éthique soucieux du bien commun par le partage du savoir – cela tout en se détachant des communautés et structures sociales traditionnelles.