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La beauté des mathématiques

Chaque année, j’essaie de transmettre ce que je crois être la beauté des mathématiques lorsque j’enseigne l’optimisation convexe à l’EPFL. J’ai déjà mentionné sur ce blog quelques beaux livres de vulgarisation sur le sujet. Quelques lectures récentes m’ont convaincu encore plus et laissez moi essayer de vous convaincre également.

Alain Badiou est un choix assez surprenant pour parler de mathématiques, mais j’aime ce qu’il a récemment écrit: « Ce sentiment quasi esthétique des mathématiques m’a frappé très tôt. […] Je pense à la droite d’Euler. On montrait que les trois hauteurs d’un triangle sont concourantes en un point H, c’était déjà beau. Puis que les trois médiatrices l’étaient aussi, en un point O, de mieux en mieux ! Enfin que les trois médianes l’étaient également, en un point G ! Formidable. Mais alors, avec un air mystérieux, le professeur nous indiquait que l’on pouvait démontrer comme l’avait fait le génial mathématicien Euler, que ces points H, O, G étaient en plus tous les trois sur une même droite, qu’on appelle évidemment la droite d’Euler ! C’était si inattendu, si élégant, cet alignement de trois points fondamentaux, comme comportement des caractéristiques d’un triangle ! […] Il y a cette idée d’une découverte véritable, d’un résultat surprenant au prix d’un cheminement parfois un peu difficile à suivre, mais où l’on est récompensé. J’ai souvent comparé plus tard les mathématiques à la promenade en montagne : la marche d’approche est longue et pénible, avec beaucoup de tournant, de raidillons, on croit être arrivé, mais il reste encore un tournant… On sue, on peine, mais quand on arrive au col, la récompense est sans égale, vraiment : ce saisissement, cette beauté finale des mathématiques, cette beauté sûrement conquise, absolument singulière. » [Pages 11-12]

Une autre source d’inspiration est Proofs_from_THE_BOOK (Raisonnements divins). Ecrit en hommage à Paul Erdös, le livre commence par les deux pages ci-dessus. « Paul Erdös aimait parler du Livre, dans lequel Dieu maintient les preuves parfaites des théorèmes mathématiques, suivant le dicton de G. H. Hardy qu’il n’y a pas de place durable pour la laideur dans les mathématiques. Erdös avait également déclaré que vous n’avez pas besoin de croire en Dieu mais, en tant que mathématicien, vous devriez croire au Livre. […] Nous n’avons aucune définition ou caractérisation de ce qui constitue une preuve du Livre: tout ce que nous offrons ici sont les exemples que nous avons sélectionnés, en espérant que nos lecteurs partageront notre enthousiasme pour des idées brillantes, des idées intelligentes et de merveilleuses observations ».

Il m’arrive d’essayer de me souvenir des démonstrations les plus belles que j’ai « ressenties » depuis mes années de lycéen.

– La plus lumineuse, la démonstration par Gauss de la somme des n premiers entiers.

– Deux démonstrations du théorème de Pythagore.

– Il y en aurait beaucoup d’autres comme l’infinité des nombres premiers, le développpement en série de ∏ (), la très belle conception de la dualité pour les ensembles convexes (vous pouvez regarder un ensemble à travers ses points « interieurs » ou à travers l’enveloppe duale « extérieure » faite de ses tangentes).

– Mais la plus fascinante pour moi, reste l’utilisation de la Diagonale de Cantor:

[De Wikipedia:]

Pour démontrer que ℝ est non dénombrable, il suffit de démontrer la non-dénombrabilité du sous-ensemble [0,1[ de ℝ, donc de construire, pour toute partie dénombrable D de [0,1[, un élément de [0,1[ n’appartenant pas à D.

Soit donc une partie dénombrable de [0, 1[ énumérée à l’aide d’une suite r = (r1, r2, r3, … ). Chaque terme de cette suite a une écriture décimale avec une infinité de chiffres après la virgule (éventuellement une infinité de zéros pour un nombre décimal), soit :

ri = 0, ri1 ri2rin

On construit maintenant un nombre réel x dans [0,1[ en considérant le n-ième chiffre après la virgule de rn. Par exemple, pour la suite r :

r1 = 0, 0 1 0 5 1 1 0 …
r2 = 0, 4 1 3 2 0 4 3 …
r3 = 0, 8 2 4 5 0 2 6 …
r4 = 0, 2 3 3 0 1 2 6 …
r5 = 0, 4 1 0 7 2 4 6 …
r6 = 0, 9 9 3 7 8 1 8 …
r7 = 0, 0 1 0 5 1 3 0

Le nombre réel x est construit par la donnée de ses décimales suivant la règle : si la n-ième décimale de rn est différente de 1, alors la n-ième décimale de x est 1, sinon la n-ième est 2. Par exemple avec la suite ci-dessus, la règle donne x = 0, 1 2 1 1 1 2 1 …

Le nombre x est clairement dans l’intervalle [0, 1[ mais ne peut pas être dans la suite ( r1, r2, r3, … ), car il n’est égal à aucun des nombres de la suite : il ne peut pas être égal à r1 car la première décimale de x est différente de celle de r1, de même pour r2 en considérant la deuxième décimale, etc.

La non-unicité de l’écriture décimale pour les décimaux non nuls (deux écritures sont possibles pour ces nombres, l’une avec toutes les décimales valant 0 sauf un nombre fini, l’autre avec toutes les décimales valant 9 sauf un nombre fini) n’est pas un écueil au raisonnement précédent car le nombre x n’est pas décimal, puisque son écriture décimale est infinie et ne comporte que les chiffres 1 et 2.

Je vais terminer par une dernier extrait de Badiou (page 82): « J’appelle vérités (toujours au pluriel, il n’y a pas la « vérité ») des créations singulières à valeur universelle : œuvres d’art, théories scientifiques, politiques d’émancipation, passions amoureuses. Disons pour couper au plus court : les théories scientifiques sont des vérités concernant l’être lui-même (les mathématiques) ou les lois « naturelles » des mondes dont nous pouvons avoir une connaissance expérimentale (physique et biologie). Les vérités politiques concernent l’agencement des sociétés, les lois de la vie collective et de sa réorganisation, tout cela à la lumière de principes universels, comme la liberté, et aujourd’hui, principalement, l’égalité. Les vérités artistiques se rapportent à la consistance formelle d’œuvres finies qui subliment ce que nos sens peuvent recevoir : musique pour l’ouïe, peinture et sculpture pour la vision, poésie pour la parole… Enfin, les vérités amoureuses portent sur la puissance dialectique contenue dans le fait d’expérimenter le monde non à partir de l’Un, de la singularité individuelle, mais à partir du Deux, et donc dans une acceptation radicale de l’autre. Ces vérités ne sont pas, on le voit, de provenance ou de nature philosophique. Mais mon but est de sauver la catégorie (philosophique) de vérité qui les distingue et les nomme, en légitimant qu’une vérité puisse être :
-absolue, tout en étant une construction localisée,
-éternelle, tout en résultant d’un processus qui commence dans un monde déterminé et appartient donc au temps de ce monde. »

Homo Deus : une brève histoire du futur – Yuval Noah Harari (2ème partie : l’avenir)

Je me rappelle avoir hésité à acheter Homo Deus. Je n’ai jamais vraiment apprécié les gens essayant d’analyser ce que l’avenir pourrait être. J’ai eu des préoccupations similaires avec le ivre de Harari. Je ne suis pas le seul puisque le New Yorker n’est pas non plus vraiment positif: « alors il annonce sa thèse : «une fois que la technologie nous permettra de réorganiser les esprits humains, l’Homo sapiens disparaîtra, l’histoire humaine prendra fin et un processus complètement nouveau commencera, ce que les gens comme vous et moi ne peuvent pas comprendre. » Maintenant, n’importe quel grand livre sur de grandes idées se révélera inévitablement avoir beaucoup de petits défauts dans l’argumentation et les détails en cours de route. Personne ne peut maîtriser toutes les notes compliquées de bas de page. En tant que lecteurs, nous survolons les détails de sujets pour lesquels nous sommes « inexperts », et nous ne soucions pas si les hominins se confondent avec les hominidés ou le Jurassique avec le Mésozoïque. Pourtant, quand Harari passe de l’histoire culturelle préhistorique à l’histoire culturelle moderne, même le lecteur le plus complaisant devient mal à l’aise face à des revendications historiques et empiriques si grossières, bizarres ou tendancieuses. […] L’arguemnt de Harari le plus discutable est que notre croyance homocentrique, consacrée à la liberté humaine et au bonheur, sera détruite par l’horizon post-humaniste qui approche. Le libre arbitre et l’individualisme sont, dit-il, des illusions. Nous devons nous reconcevoir comme de simples machines à viande qui exécutent des algorithmes, bientôt dépassées par des machines métalliques qui fonctionnent mieux. »

Si je ressens aussi cette gêne, je crois pourtant que Harari pose des questions importantes et qu’il se pourrait même avoir été mal compris dans ses réelles motivations… Je relie cette lecture à mes magnifiques lectures récentes de Piketty, Fleury et Stiegler.

Quelques extraits supplémentaires:

« Parce que la science ne traite pas des questions de valeur, elle ne peut déterminer si les libéraux ont raison en valorisant la liberté plus que l’égalité ou en valorisant l’individu plus que le collectif. » [Page 281]

Un passage assez étrange: L’expérience a changé la vie de Sally. Dans les jours qui suivirent, elle se rendit compte qu’elle avait vécu une expérience « presque spirituelle … ce qui définissait l’expérience n’était pas de se sentir plus intelligente ou d’apprendre plus vite: la chose qui faisait disparaître la terre sous mes pieds était que pour la première fois dans ma vie, tout dans ma tête s’était finalement fermé … Mon cerveau devenait une révélation, sans le moindre doute. Il y avait soudainement ce silence incroyable dans ma tête … J’espère que vous pouvez sympathiser avec moi quand je vous dis que la chose que je voulais le plus vivement pour les semaines qui ont suivi mon expérience était d’y retourner et de mettre ces électrodes sur la tête. J’ai aussi commencé à me poser beaucoup de questions. Qui était ce « Je », à part des gnomes amers en colère qui peuplent mon esprit et me conduisent à l’échec parce que j’ai trop peur d’essayer? Et d’où venaient les voix? » Certaines de ces voix réitèrent les préjugés de la société, certaines font écho à notre histoire personnelle et certaiens articulent notre héritage génétique. [Page 289] Encore une fois individu, société et évolution …

Nous voyons donc que le moi aussi est une histoire imaginaire, tout comme les nations, les dieux et l’argent. Chacun de nous a un système sophistiqué qui rejette la plupart de nos expériences, ne conserve que quelques échantillons choisis, les mélange avec des morceaux de films que nous avons vus, des romans que nous lisons, des discours que nous avons entendus, et certains de nos rêves, puis brouille tout cela en une histoire apparemment cohérente sur qui je suis, d’où je viens et où je vais. Cette histoire me dit ce qu’il faut aimer, qui haïr et quoi faire de moi-même. Cette histoire peut même causer le sacrifice de ma vie, si c’est ce que l’intrigue exige. Nous avons tous donné notre genre. Certaines personnes vivent une tragédie, d’autres habitent un drame religieux sans fin, certains abordent la vie comme si c’était un film d’action, et nombreux sont ceux qui agissent comme dans une comédie. Mais à la fin, ce ne sont que des histoires.
Quel est donc le sens de la vie? Le libéralisme soutient que nous ne devrions pas nous attendre à ce qu’une entité externe nous fournisse une signification prête. Au contraire, chaque électeur, client et spectateur doit utiliser son libre arbitre pour créer un sens non seulement pour sa vie, mais pour l’univers tout entier.
Les sciences de la vie affaiblissent le libéralisme, arguant que l’individu libre n’est qu’une histoire fictive concoctée par un assemblage d’algorithmes biochimiques. A chaque instant, les mécanismes biochimiques du cerveau créent un flash d’expérience qui disparaît immédiatement. Les flashes plus apparaissent et se fanent, en succession rapide. Ces expériences momentanées n’ajoutent aucune essence durable. Le moi narratif tente d’imposer l’ordre sur ce chaos en tournant une histoire sans fin, où chaque expérience a sa place, et par conséquent chaque expérience a un sens durable. Mais, aussi convaincante et tentante qu’elle soit, cette histoire est une fiction.
[Pages 304-5]

Au début du troisième millénaire, le libéralisme n’est pas menacé par l’idée philosophique selon laquelle «il n’y a pas d’individus libres» mais plutôt par des technologies concrètes. Nous sommes sur le point de faire face à une inondation de dispositifs extrêmement utiles, des outils et des structures qui ne tiennent pas compte de la libre volonté des humains individuels. La démocratie, le libre marché et les droits humains peuvent-ils survivre à cette inondation? [Page 306]

Le grand découplage

Les développements pratiques pourraient rendre cette croyance [le libéralisme] obsolète:
1. Les humains perdront leur utilité économique et militaire, en conséquence le système économique et politique cessera de leur attacher beaucoup de valeur.
2. Le système trouvera toujours de la valeur chez les humains collectivement, mais pas chez des individus uniques.
3. Le système trouvera toujours de la valeur dans certains individus uniques, mais ce sera une nouvelle élite de superhumains améliorés plutôt que la masse de la population.
[Page 307]

Les humains risquent de perdre leur valeur, parce que l’intelligence se découple de la conscience. [Page 311]

L’intelligence est obligatoire, mais la conscience est facultative. [Page 312]

La réponse scientifique actuelle à ce rêve peut être résumée en trois principes simples:
1. Les organismes sont des algorithmes. Chaque animal – y compris Homo Sapiens – est un assemblage d’algorithmes organiques façonnés par la sélection naturelle sur des millions d’années d’évolution.
2. Les calculs algorithmiques ne sont pas affectés par les matériaux à partir desquels vous construisez le calculateur. Que vous construisiez un abaque à partir de bois, de fer ou de plastique, deux billes plus deux billes font quatre billes.
3. Il n’y a donc pas de raison de penser que les algorithmes organiques peuvent faire des choses que les algorithmes non-organiques ne pourront jamais reproduire ou surpasser.
[Page 319]

Comme les algorithmes poussent les humains hors du marché du travail, la richesse pourrait se concentrer dans les mains de la petite élite qui possède les algorithmes tout-puissants créant une inégalité sociale sans précédent. [Page 323]

Y a t-il trop de récits dans le nouveau livre de Harari. Le caissier est-il remplacé par un robot ou par le client? Qu’en est-il de l’outil sur la grippe de Google, qui est mentionné page 335. A-t-il si bien fonctionné?

L’Océan de la Conscience

Il est peu probable que les nouvelles religions sortent des cavernes d’Afghanistan ou des madrasas du Moyen-Orient. Elles sortiront plutôt des laboratoires de recherche. Tout comme le socialisme a conquis le monde en promettant le salut par la vapeur et l’électricité, dans les prochaines décennies, les nouvelles techno-religions peuvent conquérir le monde en promettant le salut à travers des algorithmes et des gènes. En dépit de tous les discours sur l’islam radical et le fondamentalisme chrétien, l’endroit le plus intéressant dans le monde du point de vue religieux n’est pas l’État islamique ou la Bible Belt, mais la Silicon Valley. [Page 351]

La révolution humaniste a conduit la culture occidentale moderne à perdre la foi et l’intérêt pour les états mentaux supérieurs, et à sanctifier les expériences banales du Joe moyen. La culture occidentale moderne est donc unique en manquant une classe spéciale de personnes qui cherchent à éprouver des états mentaux extraordinaires. Elle croit que quiconque essaie de le faire est un toxicomane, un patient mental ou un charlatan. Par conséquent, bien que nous ayons une carte détaillée du paysage mental des étudiants en psychologie de Harvard, nous en savons beaucoup moins sur le paysage mental des chamans amérindiens, des moines bouddhistes ou des mystiques soufis. Et ce n’est que l’esprit des Sapiens. Il y a cinquante mille ans, nous avons partagé cette planète avec nos cousins ​​néandertaliens. Ils n’ont pas lancé de vaisseaux spatiaux, construit de pyramides ou établi d’empires. Ils avaient évidemment des aptitudes mentales très différentes et n’avaient pas certains de nos talents. Néanmoins, ils avaient des cerveaux plus grands que nous, Sapiens. Que faisaient-ils exactement avec tous ces neurones? Nous n’en avons absolument aucune idée. Mais il se pourrait bien qu’ils aient eu beaucoup d’états mentaux qu’aucun Sapiens n’avait connu. [Page 356]

Le techno-humanisme fait face à un dilemme impossible ici. Il considère la volonté humaine comme la chose la plus importante dans l’univers, c’est pourquoi elle pousse l’humanité à développer des technologies capables de contrôler et de refaire sa volonté. Après tout, il est tentant de prendre le contrôle de la chose la plus importante au monde. Pourtant, une fois que nous aurons un tel contrôle, le techno-humanisme ne saurait qu’en faire, parce que la volonté humaine sacrée deviendrait juste un autre produit de son concepteur. Nous ne pourrons jamais gérer ces technologies tant que nous croyons que la volonté humaine et l’expérience humaine sont la source suprême d’autorité et de sens. [Page 366]

La religion des données

[le « Dataisme »] est très attrayant. Il donne à tous les scientifiques un langage commun, construit des ponts au dessus des grouffres académiques et exporte facilement des idées à travers les frontières disciplinaires. Les musicologues, politologues et biologistes cellulaires peuvent enfin se comprendre. […] Les dataistes sont sceptiques quant à la connaissance et la sagesse humaines et préfèrent se fier aux Big Data et aux algorithmes informatiques. [Page 368]

Le capitalisme a gagné la guerre froide car le traitement de données distribué fonctionne mieux que le traitement centralisé des données, du moins en période d’accélération des changements technologiques. [Page 372] La révolution industrielle s’est déroulée assez lentement pour que les politiciens et les électeurs restent en avance. […] Les révolutions technologiques dépassent maintenant les processus politiques, provoquant ainsi la perte de contrôle des députés et des électeurs. [Voir Stiegler à nouveau] […] Internet est une zone libre et illégale qui érode la souveraineté de l’État, ignore les frontières, abolit la vie privée et pose peut-être le plus redoutable des risques pour la sécurité mondiale. [Voir Beaude] […] La NSA peut espionner chaque mot, mais à en juger par les échecs répétés de la politique étrangère américaine, personne à Washington ne sait quoi faire avec toutes les données. [Page 374]

Le Dataisme est aussi missionnaire. Son deuxième commandement est de relier tout au système, y compris les hérétiques qui ne veulent pas être connectés. Et «tout» signifie plus que les humains. Cela signifie tout. Mon corps, bien sûr, mais aussi les voitures dans la rue, les réfrigérateurs dans la cuisine, les poulets dans leur cage et les arbres dans la jungle – tous devraient être connectés à l’Internet-de-Toutes-Les choses. […] Inversement, le plus grand péché est de bloquer le flux de données. Qu’est-ce que la mort, sinon une situation où l’information ne s’écoule plus? […] Le Dataisme est le premier mouvement depuis 1789 qui a créé une valeur vraiment nouvelle: la liberté d’information [Page 382] que Harari décrit correctement comme différente de la liberté et de la liberté d’expression.

L’humanisme a pensé que les expériences se produisent en nous. Les Dataistes croient que les expériences sont sans valeur si elles ne sont pas partagées. Il y a 20 ans, les touristes japonais étaient une source de moquerie universelle car ils portaient toujours des caméras et prenaient des photos de tout ce qui se présentait à eux. Maintenant tout le monde le fait. […] Écrire un journal intime semble complétement inutile. Le nouveau mot d’ordre dit: ‘Si vous éprouvez quelque chose – enregistrez-le. Si vous enregistrez quelque chose – téléchargez-le. Si vous téléchargez quelque chose – partagez-le.‘ [Page 386] Devrais-je avoir ce blog?

Le Dataisme n’est ni libéral ni humaniste. Il n’est pas non plus anti-humaniste. [Page 387] En assimilant l’expérience humaine aux données, le Dataisme mine notre principale source d’autorité et de signification et annonce une révolution religieuse extraordinaire. […] «Oui, Dieu est un produit de l’imagination humaine, mais l’imagination humaine à son tour est le produit d’algorithmes biochimiques.» Au dix-huitième siècle, l’humanisme a marginalisé Dieu en passant d’une vision du monde déo-centrique à une vision du monde homo-centrique. Au XXIe siècle, le Dataisme peut marginaliser les humains en passant d’une perspective homocentrique à une perspective centrée sur les données. La révolution informatique prendra probablement quelques décennies, sinon un siècle ou deux. Mais la révolution humaniste non plus ne s’est pas produite du jour au lendemain. [Page 389]

Un examen critique du dogme dataiste est sans doute non seulement le plus grand défi scientifique du XXIe siècle, mais aussi le projet politique et économique le plus urgent. Les chercheurs en sciences de la vie et en sciences sociales devraient se demander si nous manquons quelque chose quand nous comprenons la vie comme traitement des données et prise de décision. Y a t-il peut-être quelque chose dans l’univers qui ne peut pas être réduit à des données? Supposons que les algorithmes non conscients pourraient éventuellement surpasser l’intelligence consciente dans toutes les tâches de traitement de données connues – qu’est ce qui serait perdu en remplaçant l’intelligence consciente par des algorithmes non conscients supérieurs? Bien sûr, même si le Dataisme est faux et que les organismes ne sont pas seulement des algorithmes, cela n’empêchera pas nécessairement le Dataisme de prendre le contrôle du monde. Beaucoup de religions antérieures ont gagné une énorme popularité et le pouvoir malgré leurs erreurs factuelles. Si le christianisme et le communisme ont pu le faire, pourquoi pas le Dataisme? [Page 394]

Les humains abandonnent l’autorité au marché libre, à la sagesse de la foule et aux algorithmes externes en partie parce qu’ils ne peuvent pas faire face au déluge de données. [Page 396]

En conclusion, Harari termine son livre avec les 3 questions suivantes:
1. Les organismes sont-ils vraiment des algorithmes, et la vie est-elle simplement un traitement de données?
2. Qu’est-ce qui est plus précieux – l’intelligence ou la conscience?
3. Que va-t-il arriver à la société, à la politique et à la vie quotidienne lorsque des algorithmes non conscients mais hautement intelligents nous connaitrontt mieux que nous-mêmes?

Si la lecture n’est pas pour vous, vous pouvez toujours écouter Harari dans un entretien récent Ted: Le nationalisme contre la mondialisation: la nouvelle division politique.

Homo Deus : une brève histoire du futur – Yuval Noah Harari (1ère partie : le passé)

J’ai écrit ici combien j’ai aimé lire Sapiens. Le nouveau livre de Yuval Noah Harari, Homo Deus: A Brief History of Tomorrow, est, lui aussi, un excellent livre.

Dans Death Is Optional, l’échange entre Daniel Kahneman et l’auteur, qui résume bon nombre des idées originales de Harari, voici l’une des plus intéressantes – en relation avec les start-up : « D’un point de vue historique, les événements au Moyen-Orient, d’ISIS et tout cela, ne seront qu’une petite bosse sur l’autoroute de l’histoire. Le Moyen-Orient n’est pas très important. La Silicon Valley est beaucoup plus importante. C’est le monde du 21e siècle … Je ne parle pas seulement de la technologie. » On peut ne pas aimer, mais c’est intéressant…

Comme d’habitude, quelques extraits:
« La plupart des études mentionnent la production d’outils et l’intelligence comme particulièrement importantes pour l’ascension de l’humanité. […] Les humains dominent aujourd’hui complètement la planète non pas parce que l’humain individuel est beaucoup plus intelligent et plus agile que le chimpanzé ou le loup, mais parce que Homo Sapiens est la seule espèce sur terre capable de coopérer de manière flexible et en grand nombre. » [Pages 130-1]

« Les animaux tels que les loups et les chimpanzés vivent dans une double réalité. D’une part, ils connaissent des entités objectives en dehors d’eux, comme les arbres, les rochers et les rivières. D’autre part, ils sont conscients des expériences subjectives, comme la peur, la joie et le désir. Les sapiens, par contre, vivent dans une réalité à triple niveau. En plus des arbres, des rivières, des peurs et des désirs, le monde de Sapiens contient aussi des histoires sur l’argent, les dieux, les nations et les entreprises. Au fur et à mesure que l’histoire se déroulait, l’impact des dieux, des nations et des entreprises augmentait au détriment des fleuves, des peurs et des désirs. Il y a encore beaucoup de fleuves dans le monde, et les gens sont toujours motivés par leurs craintes et leurs souhaits, mais Jésus-Christ, la République française et Apple Inc. ont barricadé et exploité les rivières et ont appris à façonner nos angoisses et nos aspirations les plus profondes. » [Page 156]

Si nous investissons de l’argent dans la recherche, les percées scientifiques accéléreront le progrès technologique. Les nouvelles technologies stimuleront la croissance économique et une économie en croissance pourrait consacrer encore plus d’argent à la recherche. Avec chaque décennie qui passe, nous allons profiter de plus de nourriture, de véhicules plus rapides et de meilleurs médicaments. Un jour, nos connaissances seront si vastes et notre technologie si avancée que nous pourrons distiller l’élixir de la jeunesse éternelle, l’élixir du vrai bonheur, et toute autre médicament que nous pourrions désirer – et aucun dieu ne nous arrêtera. […] La vie moderne consiste en une quête constante de pouvoir dans un univers dépourvu de sens. [Page 201]

Comparaison intéressante entre la révolution scientifique, où Connaissance = Données Empiriques X Mathématiques et la révolution humaniste dirigée par Connaissance = Experiences X Sensibilité. Dans l’Europe médiévale, Connaissance = Écritures X Logique. [Pages 235-7]


La révolution humaniste selon Harari [Pages 232-3]

Harari est parfois trop long dans le développement de ses idées, mais cela vaut la peine de le suivre. Aux pages 247-76, il explique comment l’humanisme n’est pas une vision cohérente du monde. Trois schismes se sont produits: le libéralisme (où la liberté est la valeur la plus importante), le socialisme (où l’égalité prime) et l’humanisme évolutionniste (où le conflit est la matière première qui pousse l’évolution vers l’avant).

« En 1970, le monde comptait 130 pays indépendants, mais seulement trente d’entre eux étaient libéraux. […] Et puis tout a changé. Le supermarché s’est avéré être beaucoup plus fort que le goulag. […] A partir de 2016, il n’y a pas d’alternative sérieuse au paquet libéral.[…] La Chine est le terrain le plus prometteur pour les nouvelles techno-religions qui émergent de la Silicon Valley. […] Dieu est mort. […] Les religions qui perdent le contact avec les réalités technologiques de la journée perdent leur capacité même à comprendre les questions posées. »[Pages 264-8]

« Les nombres seuls ne comptent pas beaucoup dans l’histoire. L’histoire est souvent façonnée par de petits groupes d’innovateurs tournés vers l’avenir. […] En 1881, Muhammad Ahmad bin Abdallah, […] en 1875, Dayananda Saraswati en Inde, […] Pie IX en Europe […] ou trente ans auparavant, Hong Xiuquan […] Leurs dogmes religieux furent suivis par des centaines de millions de personnes. . […] Hong a mené la guerre la plus mortelle du dix-neuvième siècle, la Rébellion Taiping. De 1850 à 1864, au moins 20 millions de personnes ont perdu la vie. » [Pages 270-1]

« La plupart des sociétés n’ont pas compris ce qui se passait et elles ont donc raté le train du progrès ». [Page 273] « Demandez-vous quelle découverte, invention ou création fut la plus influente du XXe siècle? C’est une question difficile […] antibiotiques, […] ordinateurs, […] féminisme. […] Qu’est-ce que les religions ont apporté au XXe siècle? C’est une question difficile aussi parce qu’il y a si peu de choix. [Page 275]

Et comme conclusion du chapitre 7: «Puisque l’humanisme a longtemps sanctifié la vie, les émotions et les désirs des êtres humains, il n’est guère surprenant qu’une civilisation humaniste veuille maximiser la durée de vie humaine, le bonheur humain et le pouvoir humain».
[Page 277]

Sapiens : Une brève histoire de l’humanité par Yuval Noah Harari

Sapiens : Une brève histoire de l’humanité est un livre assez extraordinaire. Dans la lignée de l’excellent De l’inégalité parmi les sociétés de Jared Diamond. Il n’est peut-être pas directement lié à l’innovation et aux start-up, mais voici plus bas quelques extraits que j’ai trouvé frappants. (Notez qu’il s’agit de mes traductions de la version anglais avec comme références les pages de cette version.) C’est en tout cas un livre à lire absolument …

« Considérez le problème suivant: deux biologistes du même département, possédant les mêmes compétences professionnelles, ont tous deux demandé une subvention de un million de dollars pour financer leurs projets de recherche actuels. Le professeur Slughorn veut étudier une maladie qui infecte les pis des vaches, provoquant une diminution de 10 pour cent de leur production laitière. Le professeur Sprout veut étudier si les vaches souffrent mentalement quand elles sont séparées de leurs veaux. En supposant que le montant d’argent est limité et qu’il est impossible de financer les deux projets, qui devrait être financé?

Il n’y a pas de réponse scientifique à cette question. Il n’y a que des réponses politiques, économiques et religieuses. Dans le monde d’aujourd’hui, il est évident que Slughorn a une meilleure chance d’obtenir l’argent. Non pas parce que les maladies du pis sont scientifiquement plus intéressantes que la mentalité bovine, mais parce que l’industrie laitière qui bénéficie de la recherche, a plus de poids politique et économique que le lobby des droits des animaux.

Peut-être que dans une société hindoue stricte, où les vaches sont sacrées, ou dans une société sensible aux droits des animaux, le professeur Sprout aurait un meilleure chance. Mais tant qu’elle vivra dans une société qui valorise le potentiel commercial du lait et la santé de ses citoyens humains par rapport aux sentiments des vaches, elle devrait rédiger sa proposition de recherche pour satisfaire ces hypothèses. Par exemple, elle pourrait écrire que «la dépression entraîne une diminution de la production laitière. Si nous comprenons le monde mental des vaches laitières, nous pourrions développer des médicaments psychiques qui amélioreront leur humeur, augmentant ainsi la production de lait jusqu’à 10 pour cent. J’estime qu’il existe un marché mondial de 250 millions de dollars pour les médicaments psychiques bovins. […] Bref, la recherche scientifique ne peut s’épanouir qu’en alliance avec une religion ou une idéologie. » [Pages 304-305]

Comment la science s’est-elle développée dans des champs apparemment inutiles?

« Le facteur clé était que le botaniste qui cherchait des plantes et l’officier de marine cherchant des colonies partagent une mentalité similaire. Tous les deux, le scientifique et le conquérant, ont commencé par admettre leur ignorance – ils ont tous deux dit: «Je ne sais pas ce qui est là-bas.» Les deux se sont sentis obligés de sortir et de faire de nouvelles découvertes. Et tous deux espéraient que les nouvelles connaissances ainsi acquises leur permettraient de maîtriser le monde.

L’impérialisme européen était tout à fait différent de tous les autres projets impériaux de l’histoire. Les chercheurs antérieurs de l’empire ont tendance à supposer qu’ils ont déjà compris le monde. La conquête a simplement utilisé et diffusé leurs vues du monde. […] Les impérialistes européens ont établi des rivages lointains dans l’espoir d’obtenir de nouvelles connaissances le long de nouveaux territoires. » [Page 317]

Ignoramus

[Page 279] « La science moderne diffère (mentionnez ici Steve Weinberg) de toutes les traditions antérieures de la connaissance de trois façons critiques:
a. La volonté d’admettre l’ignorance. La science moderne est basée sur l’injonction latine Ignoramus – «nous ne savons pas». Elle admet que nous ne savons pas tout. Encore plus important, elle suppose que les choses que nous pensons que nous savons pourraient être prouvées erronées, alors que nous acquérons plus de connaissances. Aucun concept, idée ou théorie n’est sacré et sans discussion possible.
b. La centralité de l’observation et des mathématiques. Ayant admis l’ignorance, la science moderne vise à obtenir de nouvelles connaissances. Elle le fait en recueillant des observations et en utilisant ensuite des outils mathématiques pour relier ces observations en théories globales.
c. L’acquisition de nouveaux pouvoirs. La science moderne ne se contente pas de créer des théories. Elle utilise ces théories pour acquérir de nouvelles compétences et notamment pour développer de nouvelles technologies. »

[Pages 320-2] « Le premier homme moderne fut Amerigo Vespucci. » [Et non pas Colomb qui, contrairement à ce marin italien moins connu, était toujours convaincu qu’il était arrivé en Inde et non pas sur un nouveau continent.] […] Colomb a résisté à cette erreur pour le reste de sa vie. […] « Il y a une justice poétique dans le fait qu’un quart du monde, et deux de ses sept continents, sont nommés d’après un Italien peu connu dont la seule revendication est qu’il a eu le courage de dire, ‘Nous ne savons pas ‘. La découverte de l’Amérique fut l’événement fondamental de la révolution scientifique. »

[Cela me rappelle le jour de mon exposé oral de doctorat. Un de mes collègues a été surpris que j’aie répondu «je ne sais pas» à la question d’un membre du jury. Mon collègue avait aussi raté le point, je pense …]

Les chapitres 14-16 décrivent comment la science, la politique et l’économie sont interconnectées. Ils peuvent être moins surprenants mais sont tout aussi convaincants. Voici un extrait inquiétant: « Inversement, l’histoire du capitalisme est inintelligible sans tenir compte de la science. […] Au cours des dernières années, les banques et les gouvernements ont frénétiquement imprimé de l’argent. Tout le monde est terrifié que la crise économique actuelle peut arrêter la croissance de l’économie. Ainsi, ils créent des milliards de dollars, d’euros et de yen à partir de rien, injectant du crédit bon marché dans le système et espérant que les scientifiques, les techniciens et les ingénieurs parviendront à trouver quelque chose de vraiment énorme avant que la bulle éclate. Tout dépend des gens dans les laboratoires. De nouvelles découvertes dans des domaines tels que la biotechnologie et la nanotechnologie pourraient créer de nouvelles industries, dont les bénéfices pourraient soutenir les milliards d’argent que les banques et les gouvernements ont créés depuis 2008. Si les laboratoires ne répondent pas à ces attentes avant que la bulle éclate, nous nous dirigeons vers des temps très difficiles. » [Page 352]

Tous mes voeux pour 2017 depuis Lausanne

Je vous souhaite le meilleur possible pour 2017. L’année 2016 n’aura pas été simple, du mois au niveau macro, même si elle fut intéressante au niveau micro / local. La Suisse est plutôt un bel endroit où vivre! Je ne vais pas être actif sur ce blog pendant quelques semaines. Je termine cette année sur quelques photographies que j’ai prise à Lausanne ces dernières semaines.

A l’EPFL, si vous le pouvez, vous devriez visiter le nouveau bâtiment ArtLab et en particulier l’exposition Noir, c’est Noir? autour de Soulages.

L’effet Halo de Phil Rosenzweig

Quand j’ai lu que Nassim Nicholas Taleb avait dit que ceci est « l’un des livres de gestion les plus importants de tous les temps », j’ai été intrigué. Habituellement, je n’aime pas les livres généraux de gestion. Mais ici, non seulement c’est un grand livre, mais il est aussi amusant à lire!

Qu’est-ce que l’effet halo? « Une tendance à faire des inférences à propos de caractéristiques spécifiques sur la base d’une impression générale » [Page 50].

L’auteur a une question importante: la gestion est-elle une science? Les pages 12 à 17 couvrent ce sujet sensible: « Dans d’autres domaines, de la médecine à la chimie, en passant par l’ingénierie aéronautique, le savoir semble avancer sans relâche. Qu’est-ce que ces domaines ont en commun ? En un mot, ces disciplines avancent grâce à une forme de quête que nous appelons la science. Richard Feynman a défini la science comme « une méthode pour essayer de répondre aux questions qui peuvent être mises sous la forme: si je fais cela, que se passera-t-il ? » La science n’est pas question de beauté, de vérité ou de justice mi même de sagesse ou d’éthique. Elle est éminemment pratique. Elle demande : si je fais quelque chose ici, que se passera-t-il là-bas ? Si j’applique cette force, ou beaucoup de chaleur, ou si je mélange ces produits chimiques, que se passera-t-il ? Avec cette définition, la question Qu’est-ce qui conduit à une croissance positive soutenue? est une question scientifique. Elle demande: « Si une entreprise fait ceci ou cela, qu’arrivera-t-il à ses revenus, ses bénéfices ou de son cours en bourse ? » [Page 12]

«Notre incapacité à saisir toute la complexité du monde des affaires grâce à des expériences scientifiques a fourni des arguments à certains critiques des écoles de commerce. Les gourous de la gestion, Warren Bennis et James O’Toole, dans un article de la Harvard Business Review en 2005, ont ainsi critiqué les écoles de commerce pour leur dépendance à la méthode scientifique : « Ce modèle scientifique est fondé sur l’hypothèse erronée que la gestion est une discipline académique comme la chimie ou la géologie quand, en fait, la gestion est une profession et les écoles de commerce sont des écoles professionnelles – ou devrait l’être ». Il semble donc que puisque les affaires ne seront jamais comprises avec la précision des sciences naturelles, on la comprendra mieux comme une sorte d’humanité, un domaine où la logique de l’investigation scientifique ne s’applique pas. Eh bien, oui et non. » [Page 14]

Rozenzweig conclut ce premier chapitre avec une belle histoire (page 16), encore une fois de Richard Feynman: Dans les mers du Sud, il y a un culte local. Pendant la guerre, les habitants ont vu des avions atterrir avec beaucoup de marchandises, et ils veulent que la même chose se produise maintenant. Ils ont donc arrangé des choses comme des pistes d’atterrissage, des feux le long des pistes, puis ont construit une cabane en bois pour un homme assis, avec deux morceaux de bois sur la tête comme des écouteurs et des barres de bambou qui se dressent comme des antennes – c’est le contrôleur. Et ils attendent que les avion pour atterrissent. Ils font tout bien. La forme est parfaite. Mais ça ne marche pas. Aucun avion ne débarque. Donc j’appelle ces choses la « Cargo Cult Science », parce qu’ils suivent tous les préceptes apparents et les formes de l’investigation scientifique, mais ils manquent quelque chose d’essentiel, parce que les avions ne débarquent pas. Rosenzweig a appelé cette dernière partie Science, Pseudoscience et Casques de Noix de Coco.

Jolies histoires et science

Ses critiques dans le chapitre 6 des plus célèbres best-sellers In Search of Excellence de Peters et Waterman [page 83], puis de Built to Last par Collins et Porras [page 94] sont particulièrement frappantes. Les jolieshistoires et la science sont différentes et l’auteur explique de nombreuses illusions créées par une science approximative:
# 1: L’effet Hallo
# 2: L’illusion de la corrélation et de la causalité
# 3: L’illusion des explications simples
# 4: L’illusion de connecter les points gagnants
# 5: L’illusion de la recherche rigoureuse
# 6: L’illusion du succès durable
# 7: L’illusion de la performance absolue
# 8: L’illusion de la mauvais côté du manche
# 9: L’illusion de la physique organisationnelle.
(Si vous êtes trop paresseux pour lire ce grand livre, regardez au moins https://en.wikipedia.org/wiki/The_Halo_Effect_(business_book))

Rosenzweig tente d’expliquer la complexité de la mesure de la performance de l’entreprise. Quels sont les éléments clés que les gestionnaires doivent prendre en compte pour l’excellence ? Et Rosenzweig montre que la narration a été aussi importante que la recherche dans cette quête. Il affirme en outre que les auteurs de best-sellers tels que En quête de l’excellence, Construit pour durer ou De bon à grand qui prétendent que leurs résultats étaient basés sur la recherche, étaient en fait plus d’excellents conteurs d’histoires que des chercheurs rigoureux. « Ce n’est pas que les éléments importants ne sont pas justes. Dans À la recherche de l’excellence, il y a huit bonnes pratiques: Un parti pris pour l’action; Rester proche du client; Autonomie et esprit d’entreprise; Productivité par les gens; Pratique, axée sur les valeurs; Coller à la trame; Forme simple, personnel frugal; Et des caractéristiques à la fois lâches et serrées. »[Page 85]

« Alors que dans Built to Last, Collins et Porras donnent leurs 5 principes intemporels: avoir une forte idéologie de base; Construire une culture d’entreprise solide; Établir des objectifs audacieux; Développer et promouvoir les personnes; Créer un esprit d’expérimentation et de prise de risque; Diriger pour l’excellence« . [Page 96]

« Plusieurs chercheurs ont étudié le taux auquel la performance de l’entreprise change avec le temps. Pankaj Ghemawat de la Harvard Business School a examiné le rendement des investissements (ROI) d’un échantillon de 692 entreprises américaines sur une période de dix ans allant de 1971 à 1980. Il a mis en place un groupe des plus performants, avec un ROI moyen de 39%, un groupe de faible rendement, avec un ROI moyen de seulement 3 pour cent. Puis il a suivi les deux groupes au fil du temps. Qu’est-ce qui arriverait à leur ROIS? L’écart persisterait-il, augmenterait-il ou diminuerait-il? Après neuf ans, les deux groupes ont convergé vers le milieu, les plus performants sont tombés de 39 pour cent à 21 pour cent et les moins performants, passant de 3 pour cent à 18 pour cent. « [Page 104]

« Ces études, et d’autres comme elles, toutes soulignent la nature fondamentale de la concurrence dans une économie de marché. L’avantage concurrentiel est difficile à maintenir. Bien sûr, si vous voulez, vous pouvez regarder en arrière plus de soixante-dix ans d’histoire des affaires et choisir une poignée d’entreprises qui ont performé, mais c’est de la sélection fondée sur les résultats. « [Page 105]

«Des entretiens avec les gestionnaires, leur demandant de regarder en arrière sur une période de dix ans et de raconter leurs expériences (…) ce genre d’entrevues rétrospectives sont susceptibles d’être pleines de halos, parce que les gens filtrent des indices de performance et font leurs contributions en conséquence. [Page 108]

Encore une fois Rosenzweig n’a rien contre les interviews, il tient à avertir le lecteur qu’ils doivent être méticuleusement préparés à éviter tout biais et des réponses basées sur les résultats.

« Une autre étude célèbre, le projet Evergreen, a identifié huit pratiques: stratégie; exécution; culture; structure; talent; direction; innovation; et fusions et partenariats (Page 110). Pourtant, une fois que nous voyons que la performance est relative, il devient évident que les entreprises ne peuvent jamais réussir simplement en suivant un ensemble donné d’étapes, peu importe les bonnes intentions; leur succès sera toujours affecté par ce que font les rivaux »[Page 116].
«Peut-être le facteur le plus intéressant dans Big Winners et Big Losers est mentionné comme une parenthèse, mais pas examiné de près: Marcus souligne que les grandes entreprises apparaissent plus fréquemment parmi les Big Losers, alors que presque tous les grands gagnants sont de petites ou moyennes entreprises. Cette observation devrait susciter la curiosité, parce que les grandes entreprises ont obtenu leur statut en premier lieu en faisant les choses bien – elles n’ont pas grandi en étant des perdants – mais quelque chose a semblé les empêcher de maintenir cette haute performance. La performance extrême, pour le meilleur et pour le pire, est plus fréquente chez les petites entreprises ». [Page 132]

Mais une différence de 10 pour cent dans les performances ne dit rien au sujet de ce qui se passera dans mon entreprise – l’impact pourrait être plus ou moins grand ou nul. Il n’y a aucune garantie, aucune promesse qui m’inspire à agir. Les livres, qui fournissent des conseils simples et définitifs et les études de performance organisationnelle, vivent dans deux mondes très différents. Le premier monde parle aux gestionnaires en activité et récompense les spéculations quant à la façon d’améliorer la performance. Le second monde exige et récompense l’adhésion à des normes rigoureuses du monde académique. Ici la science est primordiale, les jolies histoires beaucoup moins. Il en résulte un tour de force schizophrénique dans lequel les exigences des rôles des consultants et des enseignants sont dissociées des exigences des chercheurs ». [Page 135]

« Selon The Economist, Tom Peters peut facturer des clients d’entreprise jusqu’à 85 000$ pour une seule venue, et Jim Collins va jusque 150 000$. Il y a un marché lucratif pour raconter des histoires de réussite d’entreprise. Est-ce que quelqu’un embauchera (un chercheur) à 85 000 $ ou 150 000 $ pour parler d’une différence statistiquement significative de 4 pour cent dans la performance? Cela semble douteux [page 136].

Le test d’une bonne histoire n’est pas de savoir si elle est entièrement, scientifiquement précise – par définition, elle ne le sera pas. Plutôt, le test d’une bonne histoire est de savoir si elle nous conduit vers des idées précieuses, si elle est inspirée vers une action utile, au moins la plupart du temps. [Page 137]

Stratégie et exécution

« Voici comment j’aime penser à la performance de l’entreprise. Selon Michael Porter, de la Harvard Business School, le rendement de l’entreprise repose sur deux facteurs: la stratégie et l’exécution. »[Page 144]

Mais les deux sont pleins d’incertitudes: «La stratégie implique toujours le risque parce que nous ne savons pas avec certitude comment nos choix se révéleront. […] Une première raison a à voir avec les clients. […] Sam Philips, le légendaire producteur de Sun Records, a déjà mis en garde: «Chaque fois que nous pensons que nous savons ce que le public va vouloir, c’est alors que vous savez que vous regardez un fou quand vous regardez dans le miroir». La réaction du marché est toujours incertaine, et les stratèges intelligents le savent. [Page 146]

« Une deuxième source de risque a à voir avec les concurrents. […] Toute une branche de l’économie, la théorie des jeux, a grandi autour d’une simple forme d’intelligence concurrentielle. […] Une troisième source de risques provient des changements technologiques. […] Dans sa recherche révolutionnaire, Clayton Christensens à la Harvard Business School a montré que dans une large gamme d’industries, du matériel de terrassement aux disques durs à l’acier, les entreprises prospères ont été plusieurs fois délogées par les nouvelles technologies. [Page 147]

Jim Collins s’est étonné que [ses] onze grandes entreprises provenaient d’industries ordinaires et peu spectaculaires. […] Je soupçonne une interprétation différente. Ces industries peuvent être qualifiées de démodées, mais un meilleur mot pourrait être stables. Elles étaient moins sujets à des changements radicaux de technologie, étaient moins sensibles aux variations de la demande des clients et pouvaient avoir une concurrence moins intense. [Page 147]

Comme l’ont expliqué James March de Stanford et Zur Shapira, de l’Université de New York: « La reconstruction posthocienne permet de raconter l’histoire de telle sorte que le« hasard », soit au sens de phénomènes véritablement probabilistes, soit dans les sens d’une variation inexpliquée, devienne une explication minimisée ». Mais le hasard joue un rôle, et la différence entre un brillant visionnaire et un joueur insensé est généralement déduite après le fait, une attribution basée sur les résultats. [Page 150]

[Si] il y a moins d’inconnues, pourtant, l’exécution comporte encore un certain nombre d’incertitudes. [Page 151] Et cela nous amène à la meilleure réponse que je puisse apporter à la question: Qu’est-ce qui conduit à une performance élevée? Si nous mettons de côté les suspects habituels de leadership, de culture et de focalisation et ainsi de suite – qui sont peut-être des causes de la performance – nous restons avec deux grandes catégories: les choix stratégiques et l’exécution. Les premiers sont intrinsèquement risqués car basés sur nos meilleures hypothèses concernant les clients, les concurrents et la technologie, ainsi que sur nos capacités internes. La dernière est incertaine parce que les meilleures pratiques qui fonctionnent bien pour une entreprise peuvent ne pas avoir le même effet dans une autre. […] Les managers avisés savent que les affaires consistent à trouver des moyens d’améliorer les chances de réussite – mais n’imaginent jamais que le succès soit certain. Si une entreprise fait des choix stratégiques qui sont astucieux, travaille dur pour fonctionner efficacement, et est favorisée par Lady Luck, elle peut mettre une certaine distance entre elle-même et ses rivaux, du moins pour un temps. Mais même ses bénéfices tendront à s’éroder au fil du temps. [Page 156]

La réponse à la question de ce qui fonctionne vraiment est simple: Rien ne fonctionne vraiment. Du moins pas tout le temps. […] Alors qu’est ce qui peut être fait? Une première étape consiste à mettre de côté les délires qui colorent tellement notre pensée sur la performance des entreprises. Accepter que peu de sociétés atteignent un succès durable. Admettre que la marge entre le succès et l’échec est souvent très étroite, et jamais aussi distincte ou aussi durable qu’elle apparaît à distance. Et enfin, reconnaître que la chance joue souvent un rôle dans la réussite de l’entreprise. [Page 158]

Rosenzweig termine son livre avec des exemples de décisions audacieuses des dirigeants de Goldman Sachs, Intel, BP, Logitech. L’entrepreneuriat implique des risques, mais ne rien faire serait beaucoup plus risqué.

Le Silicon Valley de HBO est de retour avec sa saison 3

Quel plaisir de retrouver les héros de la série de HBO, Silicon Valley. Pourtant les deux premiers épisodes sont assez caricaturaux. Il y est d’abord question de tous les sujets technologiques à la mode dans la région: la robotique, la réalité virtuelle et l’intelligence artificielle.

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L’échec en est une composante importante, mais il n’a pas exactement les mêmes conséquences pour tout le monde.

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On y voit aussi les extrêmes sociaux et des problèmes de riches (l’argent) et de pauvres (l’argent). On y voit enfin l’opposition tout aussi caricaturale entre ingénieurs et vendeurs.

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Mais somme toute, le plaisir est là, et c’est le principal!… Même si la dernière phrase de l’épisode 2 est « Every day things are getting worse… » (Les choses empirent tous les jours.)

Alexandre Grothendieck, 1928 – 2014

Quels liens y a-t-il entre Andrew Grove (l’article précédent) et Alexandre Grothendieck? Au delà d’initiales communes, d’une jeunesse similaire (naissance dans l’Europe de l’Est communiste qu’ils ont quittée pour faire carrière à l’Ouest) et d’être devenus des icônes de leur monde, il y a simplement qu’ils représentent mes deux passions professionnelles: les start-up et la mathématique. La comparaison s’arrête là, sans doute, mais j’y reviendrai plus bas.

Deux livres ont été publié en janvier 2016 sur la vie de ce génie: Alexandre Grothendieck – sur les traces du dernier génie des mathématiques par Philippe Douroux et Algèbre – éléments de la vie d’Alexandre Grothendieck de Yan Pradeau. Si vous aimez les mathématiques (je devrais dire la mathématique) ou même si vous ne l’aimez pas, lisez ces biographies.

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Je connaissais comme beaucoup l’itinéraire atypique de cet apatride, devenu grande figure de la mathématique dont il obtint la médaille Fields en 1966 et qui décida de vivre en reclus du monde pendant plus de 25 ans dans un petit village proche des Pyrénées jusqu’à son décés en 2014. Je dois aussi avouer que j’ignorais tout de son travail. La lecture de ces deux très jolis livers me montre que je n’étais pas le seul, tant Grothendieck avait exploré des contrées que peu de mathématiciens ont pu suivre. J’ai aussi découvert les anecdotes suivantes:
– à 11 ans, il calcule la circonférence du cercle et en déduit que π vaut 3,
– plus tard, il reconstruit la théorie de la mesure de Lebesgue. Il n’a pas 20 ans,
– un nombre premier est à son nom, 57, qui vaut pourtant 3 x 19.
Oui, cela vaut la peine de découvrir la vie de cet illustre mathématicien.

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La raison du lien que je fait entre Grove et Grothendieck est en fait assez ténue. Elle vient de cette citation: « il y a seulement deux véritables visionnaires dans l’histoire de la Silicon Valley. Jobs et Noyce. Leur vision était de construire de grandes entreprises … Steve avait vingt ans, aucun diplôme, certaines personnes disaient qu’il ne se lavait pas, et il ressemblait à Hô Chi Minh. Mais c’était une personnalité brillante, et c’est un homme brillant maintenant … Succès phénoménal de la jeunesse … Bob était une de ces personnes qui pouvait prendre du recul parce qu’il était excessivement rationnel. Steve ne le pouvait pas. Il était très, très passionné, très compétitif. » Grove était proche de Noyce à plus d’un titre, et extrémement rationnel et trouvait même Noyce trop peu rigoureux. Grothendieck pourrait être rapproché de Jobs. Hippie, passionné et aussi d’une certaine manière autodidacte. La réussite peut venir de personnalités si diverses.

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Dernier point commun ou peut-être une différence. La migration. Grove est devenu un pur américain. Grothendieck fut un éternel apatride, malgré son passeport français. Mais tous les deux montrent son importance. La Silicon Valley regorge de migrants. J’en parle souvent ici. On sait moins que ce que l’on appelle « l’école française des mathématiques » a aussi ses migrants. Si vous allez sur la page wikipedia de la Médaille Fields, vous pourrez lire:

Dix « médaillés Fields » sont d’anciens élèves de l’École normale supérieure : Laurent Schwartz (1950), Jean-Pierre Serre (1954), René Thom (1958), Alain Connes (1982), Pierre-Louis Lions (1994), Jean-Christophe Yoccoz (1994), Laurent Lafforgue (2002), Wendelin Werner (2006), Cédric Villani (2010) et Ngô Bảo Châu (2010). Ceci ferait de « Ulm » la deuxième institution au palmarès après « Princeton », si le classement portait sur l’établissement d’origine des médaillés et non le lieu d’obtention. Concernant le pays d’origine, on aboutit à un total de quinze médaillés Fields issus de laboratoires français, ce qui pourrait placer la France en tête des nations formatrices de ces éminents mathématiciens.

Mais outre Grothendieck, l’apatride, Pierre Deligne, le belge, fit sa thèse avec lui, Wendelin Werner fut naturalisé à l’âge de 9 ans, Ngô Bảo Châu l’année ou il reçut la Médaille Fields, après avoir fait toutes ses études supérieures en France, et Artur Ávila est brésilien et français… On pourrait parler de l’Internationale de la Mathématique, ce qui n’aurait peut-être pas déplu à Alexandre Grothendieck.