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Xavier Niel – Une sacrée envie de foutre le bordel

J’avais écouté Xavier Niel sur France Culture le 6 décembre dernier et j’avais eu la confimraiton d’un personnage relativement atypique. Interrogé en particulier sur Elon Musk, l’entrepreneur donna une réponse que je recopie du site Xavier Niel distingue chez lui l’entrepreneur, « probablement le meilleur du monde », et le personnage, « complètement fou et potentiellement dangereux ». Il loue sa volonté d’envisager des économies pour l’État américain : « s’il applique ces économies d’une manière raisonnée, pour baisser le coût de fonctionnement de l’État américain, je suis sûr que ça se passera très bien. Si, après, on commence à déborder, c’est n’importe quoi ! », nuance-t-il. Selon Xavier Niel, ce n’est pas tant le fait de payer 45 milliards Twitter pour s’approprier le réseau social qui pose un problème, mais plutôt le fait que le produit prenne l’image de son propriétaire, « ce qui à ce moment-là est moins emballant », considère le patron de Free. Le prix ne me choque pas s’il met en place un plan qui va faire que cette société dégage de l’argent. La finalité d’une société, c’est qu’elle agrège trois parties : des salariés, des clients et des actionnaires. Par conséquent, il faut que ces trois parties soient contentes. Or, les clients ne sont pas contents dans son cas ». Dans le dialogue qu’il établit avec Jean-Louis Missika, on retrouve un personnage assez passionant qui emploie les « ouai » et « nan » comme s’il était encore le gamin de Crétail d’où il a grandi. Le personnage est milliardaire mais son parcours ne l’a pas empêché de (ou peut-être l’a aidé à) rester les pieds sur terre contrairement à certains de ses homologues de la Silicon Valley.

J’ai aimé ce livre qui ne donne pas de conseils mais permet de comprendre certaines choses du personnage et de sa vision de l’entrepreneuriat. Un premier exemple : Je crois que la jeunesse d’esprit est essentielle. On la trouve plus souvent chez les jeunes, parce que quand on vieillit, on s’embourgeoise, on se sclérose. La jeunesse d’esprit permet de créer des trucs incroyables. T’as pas encore les contraintes qui s’imposent à toi quand tu veillis. Avec l’âge, la société t’impose des limites, tu n’as plus l’optimisme ou le rapport au risque que tu as dans la jeunesse. Alors que quand t’as 20 ans, que tu sors de ton école, t’as envie de bouffer le monde; t’as envie de faire des trucs de ouf. [Page 35]

Au delà des explications habituelles sur ce monde, Niel exprime un optimisme à toute épreuve. Quand j’ai commencé à investir dans les startup, j’étais persuadé que tous les entrepreneurs allaient cartonner, qu’ils allaient tous créer des boîtes énormes. Bon, y a eu quelques désillusions, mais tu vois le truc. Dans un autre genre, je pensais que Poutine agitait la menance d’une invasion de l’Ukraine mais ne passerait jamais à l’acte. Tout comme j’ai pensé que le Covid serai terminé en 3 jours, et que le Brexit n’aurait jamais lieu. Je suis une catastrophe ambulante en matière de prévisions, parce que je suis trop optimiste. Il y a des gens qui emploient le mot « génie » pour parler de moi ; c’est ridicule, je ne suis absolument pas un génie. J’ai deux forces, qui sont basées justement sur mon absence d’intelligence : la simplification des problèmes, et la naïveté. […]
JLM : Et quand ça rate ?
XN : Et quand ça rate, j’oublie et je passe à autre chose. Parce que si tu te laisses décourager par tes échecs, ou si t’écoutes tous ceux qui te disent « c’est impossible », tu ne fais rien. […] Quand j’ai créé Station F, j’espérais accueillir 1000 start-up. Et François Hollande, à qui je présente le projet, me dit : « Mais vous êtes sûr qu’il y a 1000 start-up en France ?  » Et bah, tu sais quoi, à l’époque, je m’étais jamais posé la question ! Pourtant c’est une question logique, j’aurais dû y penser, faire une étude de marché, ce genre de trucs.
[Page 39]

L’important c’est pas le projet, c’est le fondateur. [Page 133]

Avec Kima, ouais, on a une méthode. On répartit les risques. On investit de petits montants – environ 150000 euros – dans une centaine de start-up chaque année. Entre les échecs et les reventes, on doit être à 1500 participations.
JLM : Moins d’une cinquantaine qui marchent sur 1500, ça ne fait pas beaucoup…
XN : Ca fait partie du jeu. oui, tu te trompes, et tu te trompes souvent. […] On ne finance pas le succès, on finance le progrès. […] De tous mes investissements, [Square] est la performance la plus spectaculaire. Je crois qu’on a fait x1000. […]

Les Américains que je connais qui ont eu du succès avec leur start-up, ils étaient tous développeurs. [Page 139]

Non seulement ils avaient eu l’idée de leur produit, mais ils avaient aussi développé eux-même leur logiciel, leur site ou leur appli. Google, Facebook, Snapchat, ils ont tous été créés comme ça : par des gens qui codaient leurs propres produits. D’où cette idée qu’une start-up a plus de chances de réussir quand y a un codeur parmi ses fondateurs. C’est pour ça que j’ai créé 42.
[alors que] les fondateurs de licornes, je les adore hein, mai ils ont toujours un peu les mêmes têtes : trois mecs blancs qui ont fait une école de commerce [page 145]

Etre entrepreneur c’est [page 146]

choisir ce que tu fais de la journée. Si t’as pas envie de faire un truc, tu le fais pas. Tu crées ton propre job. Y a pas de plus grande liberté. Ca va, c’est assez convaincant ?
JLM : Plutôt. Mais tu oublies la pression…
XN : L’important c’est pas ça. l’important c’est ce que tu es capable de créer. […] Pour moi cette volonté de créer quelque chose à partir d’une idée, de regrouper des gens différents pour apporter quelque chose à la société, créer de la valeur, inventer un produit différent, aider les plus démunis. L’entrepreneuriat, c’est une démarche, un état d’esprit. T’as pas besoin de monter une boîte pour être entrepreneur. Tu lances une asso, un projet, un compte sur les réseaux sociaux avec une vraie ligne éditoriale ? Pour moi t’es un entrepreneur. L’entrepreneuriat, ça ne concerne pas que le business. Tu peux être entrepreneur dans l’humanitaire, le social, l’éducation, l’environnement, et j’en passe.

Un désir de revanche ? [Page 204]

Le goût du jeu se suffit à lui-même. Pas besoin de faire de la psychologie. Tout le monde aime jouer; ce sont les terrains de jeu qui différent. Le mien a été le marché des télécoms. Tout est un putain de jeu. Un jeu éternel, auquel les gens jouent depuis le commencement du monde. Alors je joue, et quel que soit le jeu, je veux gagner. Je veux être le premier. C’est plus ou moins long, parfois tu te fais doubler. Et puis tu te rattrapes. C’est ce qui donne du piment à la vie.

[…] Quand j’essaie de comprendre pourquoi j’ai raté, ce n’est pas parce que je regrette d’avoir perdu de l’argent. C’est parce que je veux être numéro un. […] Nan, j’aime gagner tout court. L’argent n’est que le signal que tu as gagné une partie, parce que tu joues avec de l’argent. [Page 205]

Niel n’est pas naïf. C’est même un combattant. Quand il est revenu à Créteil parler aux mômes C’est pas simple d’accrocher leur attention. On est plutôt des blancs, des vieux, voire des vieux cons. Alors j’ai un truc pour les réveiller. Je leur dit : « Voilà, moi aussi, je suis allé à l’école à Créteil, et après je suis allé en prison. » Et là d’un seul coup, les mômes se réveillent. [Page 22] Il reconnait aussi « Moi, depuis tout petit, je voulais gagner de l’argent » [page 15] alors que ses premiers mots de l’entretien sont « Franchement, j’ai eu l’enfance la plus heureuse du monde. On était une famille très unie. Je te jure, tout était parfait. j’étais tellement heureux que je pensais que j’étais le roi du monde, et que mes parents me le cachaient pour que je puisse avoir uen vie normale. »

Mes amis les plus proches sont des entrepreneurs, des Américains dont certains ont créé des réseaux sociaux ou d’autres sont investisseurs. J’aime les entrepreneurs parce qu’ils sont différents, parce qu’ils ont un petit grain, parce que je me fais pas chier avec eux : les gens me voient comme un milliardaire, mais moi, je me vois comme un entrepreneur. [Page 222]

Comment expliquer les débordements des entrepreneurs ? [Page 227]

JLM : Quand Elon Musk défie Mark Zuckerbeg pour un combat de MMA, tout le monde rigole mais il ridiculise l’écosystème. De façon moins visible, les prises de position de Peter Thiel ou de Marc Andreessen sont tout aussi sulfureuses, et donnent le sentiment d’une caste qui se croit au-dessus du commun des mortels. Tu les connais un peu, comment expliques-tu ces débordements ?

XN : Les gens que t’as cités sont super différents les uns des autres. T’en as qui sont un peu fous et qui estiment disposer d’une intelligence supérieure. Et t’en as d’autres qui sont un peu des enfants dans la cour de récré. C’est … spécial : mais ça n’empêche pas qu’ils aient leur charme et qu’ils soient intéressants. […] Mais ils ne sont pas tous comme ça. Et d’ailleurs ils ont quitté la Silicon Valley. C’est uen partie de l’écosystème. Très bruyante certes, mais une partie seulement.

JLM : Les autres on ne les entend plus. Ils sont aux abonnés absents.

XN : C’est faux, ils font juste autre chose. Et puis si tu prendds le patron actuel de Google, Sundar Pichai, c’est un immigré indien qui ne s’estime pas supérieur au reste de l’humanité. Je ne connais pas ses idées politiques, mais je suis sûr qu’elles sont assez différentes de celles d’Elon Musk. […] Elon Musk ne représente que lui-même. Il s’est enfermé dans un personnage d’extrémiste transgressif et je ne sais pas comment il va s’en sortir. Parce qu’à force de dire des conneries, vient le moment où tu le payes. La moralité c’est que tu peux être à la fois un entrepreneur brillant et un sale con.

Tu sais quand tu parles avec eux, tu te retrouves dans un monde irréel, où l’innovation de rupture est toujours pour demain matin. Combien de fois j’ai entendu dire que la fusion nucléaire, c’est dans un an. Pareil pour la captation de carbone. C’est ce qui fait la force des entrepreneurs : pour eux, si on on n’essaie pas, on n’a aucune chance de réussir. Alors il essayent, encore et encore. C’est pour ça que, malgré tous leurs défauts, j’aime autant ces gens.

En guise de conclusion

J’ai déjà abordé le sujet des dérives de la Silicon Valley, par exemple ici. Ses excès m’attristent et pourtant, j’ai une fascination certaine pour les réalisations de ses entrepreneurs. C’est sans doute la même raison pour laquelle j’ai aussi apprécié la lecture de Une sacrée envie de foutre le bordel. On pourra ne pas être du tout d’accord avec Xavier Niel. On pourra ne pas être d’accord avec tout ce que dit Xavier Niel. Le livre est riche en anecdotes passionantes et aussi en points de vue discutables, il faut simplement se souvenir que l’homme est optimiste et défend la liberté presque sans limite. Sa limite est la loi, et encore… pas à ses débuts.

Je fais un pas de côté. Ma chérie m’a fait découvrir les débuts du groupe MGMT à travers un article de FIP MGMT : une vidéo magique de « Kids » en 2003 fait surface

Le livre de Xavier Niel a un peu cet effet. On retrouve souvent l’enfant derrière le milliardaire, son ton, ses passions. On découvre que l’entrepreneur est un cataphile. Il s’y aventure environ une fois par mois; beaucoup plus quand il était jeune …

La dernière phrase du livre [page 300] : Putain, c’est quand même indécent, la chance que j’ai eue !

PS. Pour ceux que politique et Silicon Valley intéressent, un séminaire tout au long du premier semestre 2025 semble avoir un programme alléchant : Capitalisme numérique et idéologies.

Silicon F…! Valley

C’est un podcast de de France Culture qui m’a fait connaître la nouvelle série d’Arte, Silicon Fucking Valley. J’en extrais deux phrases : « Des histoires parfois connues mais toujours nécessaires à rappeler pour participer à notre culture numérique et permettre a tout à chacun de pouvoir un peu décoder notre monde connecté » et « J’ai eu un peu plus de mal avec le rythme parfois effréné des épisodes coincés dans 15 petites minutes. Une voix off, très présente qui accompagne un peu trop le spectateur qui gagnerait par moment à respirer pour trouver le temps de construire sa propre pensée. L’écriture épouse les recettes des vidéos publiées sur les réseaux sociaux dont l’objectif est de capter l’attention. »

Et j’ai envie d’ajouter sans, j’espère, passer pour le grincheux de service que la série est parfois paresseuse à force d’inexactitudes, certes sans grande importance mais tout de même:
– pourquoi dire que le campus de Stanford (7km2) fait le tiers de la surface de Paris (qui fait 100km2) ?
– pourquoi dire que les diplômes de cette université sont remis sur le Quad alors qu’ils sont plutôt remis dans le stade où Steve Jobs a fait son célèbre discours (1er article de ce blog) ?
– pourquoi dire que les frais de scolarité se montent à $80’000 alors qu’ils sont de $65’000 tout de même (en oubliant d’ajouter qu’au niveau Master, je pense qu’une majorité d’étudiants a une bourse ou un sponsor…) ?
– pourquoi dire que le Computer History Musuem est à Menlo Park alors qu’il est à Mountain View ?

Si l’on oublie ces détails et ce rythme forcené, alors, oui, il y a des choses très intéressantes. Vous y découvrirez donc Luc Julia et Adam Cheyer à l’origine de Siri issu du SRI (voir CALO), une startup vendue à Apple pour « $200M selon la rumeur » et qui ne m’a pas laissé de très bons souvenirs car l’EPFL aurait dû toucher une plus grosse part du gateau lors de cette vente. Julia a raison, c’était de la daube. Le F… word est de circonstance !

Vous y découvrirez aussi Curious Marc. On vous rappelle aussi ce que fut la « Mother of All Demos » (à l’étrange acronyme). Et plus sérieusement l’évolution récente avec les GAFAs. En voici deux illustrations : le nombre d’acquisitions de chacun de ses acteurs et le montant des amendes payées en Europe et aux USA.


Il y est aussi question de capital-risque et de la mythique San Hill Road

Et malgré toutes les bêtises pour ne pas dire plus du fondateur de Tesla, la série confirme ce que j’avais découvert il y a quelques années sur la démographie des parkings : Le phénomène Porsche et les spin-offs universitaires ! Ou le phénomène Tesla ?

Mais l’épisode le plus touchant reste le 6e sur les écarts de richesse, « pour un développeur tech, il y a six pauvres qui font le ménage, servent dans les cafétérias, assurent la sécurité, conduisent les Google bus » et ont le choix entre faire 6h de route par jour ou dormir dans une tente ou un camping car sur le bord de la route. Le titre est alors parlant, Silicon Fucking Valley.

PS (24/11/2024) : comme je le mentionne souvent, le meilleur documentaire que je connaisse sur la région reste SomethingVentured, voir https://www.startup-book.com/fr/2012/02/08/something-ventured-un-film-passionnant/

La stratégie du Cafard selon Serge Kinkingnéhun

Je suis régulièrement les publications de Serge Kinkingnéhun dont je note les affirmations fortes telles que « I apply the properties of the cockroach to startups to make them invulnerable » alors j’ai parcouru avec délice son récent livre La stratégie du Cafard, dont le sous-titre est aussi fort : « Cafard peut-être, mais je crée des startups rentables »

Alors pourquoi aimer tant les cafards (plutôt que les licornes) ? L’auteur fait référence a un article de Catarina Fake datant de septembre 2015 : The Age of the Cockroach dont je traduis un bref extrait : Une épidémie arrive qui va tuer les licornes. Des valorisations gonflées et insoutenables, un marché boursier fragile, une Chine faible et les conséquences d’un enthousiasme excessif sont tous des signes d’inévitabilité. Qui survivra ? Comme toujours, les Cafards moins glamour, mais très robustes.

Il aurait pu citer Paul Graham qui dès 2008 écrivait sur son blog : Heureusement, la manière de protéger une start-up contre la récession est de faire exactement ce que vous devriez faire de toute façon : la gérer au moindre coût possible. Depuis des années, je dis aux fondateurs que la voie la plus sûre vers le succès est d’être les cafards du monde de l’entreprise. La cause immédiate du décès dans une startup est toujours le manque d’argent. Ainsi, moins votre entreprise coûte cher à exploiter, plus il est difficile de la tuer. Et heureusement, gérer une startup est devenu très bon marché. Une récession la rendra encore moins coûteuse. Et à ce sujet, le fondateur d’AirBnB était fier d’être traité comme tel par le fondateur de YCombinator : Étonnamment, Paul [Graham] nous avait dit : « Si vous parvenez à convaincre les gens de payer 40 dollars pour une boîte de céréales à 4 dollars, vous pourrez peut-être inciter des étrangers à rester chez d’autres étrangers. » Il aimait aussi le fait que nous soyons résilients, nous traitant de « cafards ». Au milieu d’un hiver nucléaire d’investissement, il croyait que seuls les cafards survivraient, et apparemment, nous en faisions partie. Plus ici.

Serge Kinkingnéhun dédie son livre à tous les entrepreneurs qui veulent rester libres ! en ajoutant Vivre libre ou mourir. Veut-il indiquer qu’être un cafard est une manière d’être heureux parce qu' »invulnérable » ? L’auteur rappelle avec pertinence un certain nombre de fondamentaux de l’entrepreneuriat. Son chapitre 2 est intitulé Une startup c’est d’abord une entreprise [Page 20]. Pourtant ce n’est pas exactement ce que Steve Blank explique ici. Qu’une startup soit une entreprise ou une entreprise en devenir, il y a un consensus sur la nécessaire survie de l’organisation et que sa nourriture principale est l’argent dont l’usage doit être optimal.

Serge Kinkingnéhun donne une multitude d’excellents conseils tels que la réponse au titre du chapitre trois Quand démarrer sa startup ? [Page 103] : le plus tard possible, c’est à dire lorsque des rentrées d’argent exigent la création d’un compte en banque. Il explique Comment vendre sans produit ni service (Page 27]. Il explique aussi Comment trouver des financements non dilutifs [Page 129] Et de citer de nombreux exemples tels que KFC, Free de Xavier Niel, MailChimp, CoolMiniOrNot (CMON) pour ce qui est de la stratégie de crowdfunding pour cette dernière.

Je ne dois pas donner l’impression d’une fascination démesurée pour les cafards. En effet ! Le livre reste très focalisé sur une situation particulière et bien française; à savoir que la puissance publique à coup de subventions (les bourses multiples) et de fiscalité favorable (le Crédit Impôt Recherche par exemple) permet la survie des entreprises. Je ne suis pas sûr qu’elle favorise la croissance, même lente. De plus les exemples donnés sont toujours fascinants mais pas forcément exemplaires. Cmon, Mailchimp, Free semblent avoir été possibles parce que les fondateurs avaient (eu) une activité entrepreneuriale facilitant le lancement de la nouvelle. Le monde de l’alimentation et ou de la grande distribution montre une très grande proportion d’entreprises non cotées comme indiqué sur Wikipedia, entreprises qui à leur manière ont sans doute commencé comme les cafards de Serge Kinkingnéhun.

En réalité les entrepreneurs sont souvent des cafards. Dans la high-tech, il n’y a pas eu que MailChimp. Il y a eu GoDaddy, Navision, ou plus célèbre encore Oracle ou Microsoft, des entreprises qui ont pu croître de leurs revenus sans faire l’usage de levées de fonds (ou très faibles). Il ne fait aucun doute qu’il s’agit bien de la manière la plus solide de croître. Je ne suis pas convaincu que toute la technologie mondiale aurait pu arriver à ce stade sans le modèle particulier du capital-risque dont l’auteur montre bien les limites. Les investisseurs sont impatients, parfois incompétents. Il vaut donc mieux savoir avec qui on traite et comment.

Mais je reste prudent sur le fait que l’inventivité et la frugalité seraient des alternatives exclusives aussi prometteuses que ce que le capital-risque a apporté au monde de la technologie depuis une cinquantaine d’années. Le VC a une histoire et une raison d’être. Il a des excès aussi. Mais je continue à penser que son existence découle d’une nécessité de trouver un moyen de lancer une entreprise avant que les revenus des clients soient envisageables. Intel, Apple, Google sont sans doute nés de cette contrainte. L’inventivité et la créativité ont fait aussi partie de leur histoire. Je ne suis donc pas convaincu que l’on puisse systématiquement créer des startup rapidement rentables.

(Et autre parenthèse qui mériterait un article, j’aime tout aussi peu les licornes qui sont le résultat d’une déviance du monde du financement des startups, par l’arrivée d’acteurs exubérants qui ont oublié ou ne connaissaient pas les règles du financement des startup, basées en effet sur l’inventivité et la frugalité… c’est un autre sujet. Vous pouvez par exemple aller sur How Venture Capitalists Are Deforming Capitalism.)

Autre nuance d’importance : je ne suis pas entrepreneur et Serge Kinkingnéhun l’est. Il n’y a sans doute pas non plus une seule typologie d’entrepreneurs comme l’auteur l’indique. Ce qui est important est que les actes soient en harmonie avec la personnalité, les ambitions, les intentions des acteurs.

PS: Dans un article sur LinkedIn, l’excellent et drôle Michael Jackson mentionne la rareté des IPOs dans le logiciel depuis quelques années.

Les raisons d’une telle rareté ont à voir avec le financement des startups et les modes de sortie sur les marchés tels que le Nasdaq. Il serait intéressant de vérifier combien d’entre elles furent des cafards. je n’ai pas la réponse. D’une manière plus large, j’ai noté que sur les plus de 900 startup dont j’ai recréé la table de capitalisation, seules 6 n’avaient pas levé de fonds auprès d’investisseurs privés.

Les filles, les femmes, le genre féminin et la technologie, la science, les mathématiques

Deux films français récents feront peut-être plus pour rapprocher les filles, les femmes, le genre féminin des technologie, science, mathématiques. Il s’agit du Théorème de Marguerite et de la Voie royale.

Marguerite est une mathématicienne brillante qui va devoir se confronter à la concurrence effrénée qui existe aussi dans le monde de la recherche. Sophie Vasseur est une lycéenne issue d’une famille d’agriculteurs qui va suivre ses rêves et tenter la voie royale par le chemin ardu des classes préparatoires. Je n’en dis pas plus.

On peut en trouver les sites web et bandes annonce sur le lien de Pyramide Films pour le premier,

et sur le site de la même maison de distribution, Pyramide Distribution pour le second,

Cela fait des décennies que je constate, et je ne suis évidemment pas le seul, qu’il y a moins de filles que de garçons dans les filières scientifiques, avant même l’université et les statistiques ne font que se dégrader au fil des différentes étapes, thèses de doctorat, carrières scientifiques, prix prestigieux pour les sciences, carrières d’ingénieurs, places de dirigeantes, créatrices de startup.

Tout en haut de cette échelle exceptionnelle, la médaille Fields ne fut remise qu’à deux femmes, l’Iranienne, Maryam Mirzakhani en 2014 (décédée en 2017) et l’Ukrainienne Maryna Viazovska en 2022. Avec un total de 64 lauréats, on arrive à un ratio de 3,1%. Quant aux prix Nobel, il a été décerné à 65 femmes pour 895 hommes (sans compter 27 organisations ni les doublons) selon wikipedia. Cela donne un « meilleur » ratio de 6,7%.

Dans la technologie ce n’est guère mieux, avec une lauréate sur 10 pour le Millenium Prize et je n’ai as trouvé de stats ni pris le temps de les faire pour l’hybride Breakthrough Prize . Quant à des créatrices de startup du niveau des GAFAs ou équivalents, j’aurais tout simplement du mal à donner des réponses.

Plus proche de mon quotidien, j’ai abordé le sujet dans une dizaine d’articles sur ce blog avec le tag #femmes-et-high-tech dont un plus systématique Femmes entrepreneurs – une analyse de 800 (anciennes) startups. Les femmes représentent environ 10% des créateurs de startup.
De plus, confirmant les intuitions de ma collègue Corine Zuber de l’EPFL, nous avions constaté ensemble qu’elles étaient « sur-représentées » dans les domaines des sciences du vivant (quasi-parité) et de l’architecture (environ 40%) dans notre école (alors qu’elles ne représentaient que 30% de l’ensemble en bachelor) et qu’elles représentaient 15% des fondatrices de startup biotech. Comme si le soin (le « care ») était plus séduisant pour elles. Je ne sais pas à quel point ce constat est conforté par des statistiques plus globales.

Alors pourquoi ? La réponses n’est sans doute pas difficile à trouver tant le patriarcat gouverne le monde. J’ai toujours été frappé de voir à quel point les statistiques étaient différentes dans les anciens pays de l’Est pour la science et la technologie, mais guère meilleures pour les postes de direction et de pouvoir.

La fiction reste bien souvent la meilleure illustration d’une situation sociale comme c’est le cas de ces deux films et j’y reviendrai sans doute, dans les merveilleux romans de Jón Kalman Stefánsson que je découvre depuis quelques mois et dans le très récent Ton absence n’est que ténèbres. Dans toutes ses œuvres, l’auteur fait des portraits de femmes extraordinaires et je l’espère inspirant pour la gente féminine mais aussi pour les hommes qui ont envie d’encourager et d’inspirer leurs congénères.

Ma seule « proposition » est que je crois que les « role models », les modèles inspirants font toujours mieux que le volontarisme, les imprécations sans parler des interdictions, au moins sur le long terme. Mon manque de contribution plus convaincante est aussi dans doute un aveu d’échec.

Alors, espérons au moins, que Marguerite et Sophie Vasseur puissent inspirer des générations de jeunes femmes !

Lire Jón Kalman Stefánsson sans hésiter

J’ai déjà dit dans un récent post tout le bonheur que m’avait apporté la découverte de Jón Kalman Stefansson et en particulier de sa Trilogie romanesque

  • 2007 : Himnaríki og helvíti (Entre ciel et terre, traduit par Éric Boury, Paris, Gallimard, 2010)
  • 2009 : Harmur englanna (La Tristesse des anges, traduit par Éric Boury, Paris, Gallimard, 2011)
  • 2011 : Hjarta mannsins (Le Cœur de l’homme, traduit par Éric Boury, Paris, Gallimard, 2013)

J’ai la chance d’avoir poursuivi ce bonheur avec la tout aussi magnifique Chronique Familiale :

[Il faut sans doute découvrir aussi le blog du traducteur Eric Boury (mais je ne l’ai pas encore fait) car les traductions sont magnifiques.]

Il m’est difficile de parler de littérature. Un ami m’a récemment demandé ce que voulait dire « expliquer », et après quelques échanges, nous sommes arrivés à « donner à voir », « rendre lumineux », « donner une perspective particulière », et évidemment il peut y avoir une infinité de perspectives. Nous parlions de science et de mathématique. La littérature, le roman, la poésie expliquent bien souvent et bien mieux que les sciences humaines ou même exactes…

Alors voici deux courts extraits:

Pourquoi m’appelles-tu Pluton ? Et que va-t-il se passer ensuite ?
Je vais gagner cette partie de petits chevaux, puis m’évanouir dans le clair de lune, toi, tu continueras à vivre, tu seras une planète cernée par les ténèbres de l’univers. Plus tard, il apparaîtra que tu ne mérites pas l’appellation de planète ; et qu’on devrait plutôt dire de toi que tu es une planète naine. Tu es dénué d’orbite, tu n’oses pas plonger assez profondément en toi, peut-être par peur de ne pas pouvoir te relever et soulever le poids de tes découvertes. Tu finiras par te convaincre que la vie est un cheval qu’on peut dresser, puis tu embrasseras quelqu’un et le destin enverra une comète dans ta direction, le cheval prendra peur, tu ne pourras plus le maîtriser, tu te perdras au milieu du voyage qu’est ta vie.
Et alors, est-ce que je retrouverai ma route?

Ce passage me rappelle d’ailleurs une belle et terrible citation de Wilhelm Reich dans Écoute Petit Homme. Puis il y a cette part de féminin de l’auteur. Pas seulement dans ses thèmes, mais aussi dans sa manière d’écrire. Il n’y pas pas meilleur argument, meilleure réponse face à cette haine contre le mouvement woke ou de la perte du pouvoir masculiniste. C’est en aimant ce qui n’est pas comme nous que nous aimons mieux et que nous pourrons perdre ou abandonner notre part d’obscurité, en développant ou voyant mieux ce qu’il y a de lumineux.

À propos, annonce Þorkell, je suis en train d’écrire un article sur une femme remarquable, Marie Curie, un des plus grands scientifiques de notre temps, si ce n’est de tous les temps. Ah bon, répond Margrét d’un ton neutre, comme par simple politesse, puis elle pivote légèrement pour le regarder à nouveau. Il hoche la tête, elle vient de mourir, ajoute-t-il, elle a reçu deux fois le prix Nobel, d’abord en physique, puis en chimie. C’est une immense scientifique, une figure, et j’aimerais élargir un peu l’horizon de nos vies, ici, dans l’Est, en parlant d’elle. Et c’est une femme, s’étonne Margrét. Oui confirme-t-il.
Et peut-être une mère?
Elle a deux filles.

Et comme j’ai fini mon autre post avec Cynthia Fleury, je vais finir celui-ci par une autre découverte, celle du cinéaste Terence Davies, auteur entre autres de Of Time and the City, des Carnets de Siegried et du très beau court métrage Passing Time.

Oser lire Jón Kalman Stefánsson

Je parle rarement de littérature, de sujets qui n’ont rien à voir avec le monde des startups. Mais voilà, parfois, la nécessité et le bonheur s’imposent. En 2023, j’ai découvert un romancier admirable : Jón Kalman Stefánsson.

Sa trilogie romanesque demande une lecture lente et attentive tant la langue est profonde et poétique. En voici quelques exemples à travers les titres des chapitres :

Entre ciel et terre

Nous sommes presque uniquement constitués de ténèbres
Le gamin, la mer et le paradis perdu
L’enfer, c’est de ne pas savoir si nous sommes vivants ou morts
Le gamin, le Village de pêcheurs et la trinité profane

La tristesse des anges

Nos yeux sont telles des gouttes de pluie
Certains mots forment des gangues au creux du temps, et à l’intéreur se trouve peut-être le souvenir de toi
La mort n’est d’aucune consolation
Le voyage : Si le diable a créé en ce monde autre chose que l’argent, c’est la neige qui s’abat sur les montagnes

Le coeur de l’homme

Ce sont là des histoires que nous devons conter
Un antique traité de médecine arabe affirme que le coeur de l’homme se divise en deux parties, la première se nomme bonheur, et la seconde, désespoir : En laquelle nous faut-il croire ?
La fibre céleste de l’homme
La vie elle-même n’est-elle pas ce grandiose instrument dissonant que le Seigneur a négligé d’accorder
Cette plaie béante au sein de l’existence
Ce maudit monde est-il habitable aussi longtemps que tu m’aimes
Notre plus grande tristesse est de n’exister plus
Où cesse la mort, ailleurs qu’en un baiser ?

Et voici un plus long extrait

Il n’y a rien à ajouter sinon qu’il faut oser plonger dans une écriture magnifique. Enfin si ! Stefansson c’est l’Islande. Et mon dernier coup de coeur de cette ampleur date d’il y a une dizaine d’années, j’avais de la même manière plongé dans trois ouvrages de la philosophe Cynthia Fleury.
MesLivres-Cynthia-Fleury
(avec ici une longue interview traduite en anglais)

From Counterculture to Cyberculture de Fred Turner (deuxième et dernier chapitre)

Je dois admettre avoir des sentiments mitigés après avoir fini de lire le livre de Fred Turner. Dans mon article précédent, j’ai essayé de montrer pourquoi c’est un livre important et comment la contre-culture a influencé les débuts de la Silicon Valley (ainsi que différentes influences illustrées par Christophe Lécuyer dans Making Silicon Valley (un autre article ici).

Steward Brand avec son Whole Earth Catalog a eu une influence majeure et beaucoup de gens ne le savaient pas. Même Steve Jobs, dans son célèbre discours à Stanford, a célébré Steward Brand et probablement beaucoup de gens l’ont découvert à ce moment-là.

Mais quelle a été l’influence de la contre-culture et son impact après Steward Brand ? C’est là que je suis intrigué : Fred Turner ne semble pas l’admettre, mais l’impact est décevant…

Politiquement, les influenceurs se sont orientés vers une sorte de philosophie techno-anarchiste pour ne pas dire libertarienne et même vers l’extrême droite de l’échiquier politique (Newt Gingrich). N’oublions pas la proximité de Peter Thiel ou d’Elon Musk avec Donald Trump (malgré le dîner des titans). Je ne sais pas trop quoi penser d’autres personnes ou institutions telles que le MIT Media Lab de Nicholas Negroponte, le Santa Fe Institute ou Esther Dyson.

Tout cela était apparemment et symboliquement représenté par le magazine Wired et son fondateur Louis Rossetto. En tant que symbole principal, la couverture ci-dessous semble affirmer que Wired était le successeur du Whole Earth Catalog.

Tous ces gens et toutes ces institutions semblaient avoir du futur une vision optimiste, pour ne pas dire pas la capacité à le prédire… mais en fin de compte quel est le résultat ? S’il ne s’agit que de Burning Man qu’Olivier Alexandre a parfaitement décrit dans son livre La Tech, c’est, oui, décevant… Et la fin de Burning Man en 2023, alors que je terminais la lecture du livre de Turner, me semble être une étrange coïncidence…

De la contre-culture à la cyber-culture de Fred Turner

From Counterculture to Cyberculture est une autre de mes lectures récentes après Making Silicon Valley d’un livre pas si récent. Il est sous-titré Stewart Brand, le réseau Whole Earth et la montée de l’utopisme numérique.

Voici un court extrait qui illutre l’importance de ce livre : À la fin des années 1960, certains éléments de la contre-culture, et en particulier le segment de celle-ci qui retournait à la terre, avaient commencé à embrasser explicitement les visions systémiques circulant dans le monde de la recherche de la guerre froide. Mais comment ces deux mondes se sont-ils réunis ? Comment un mouvement social se consacrant à la critique de la bureaucratie technologique de la guerre froide en est-il venu à célébrer les visions socio-techniques qui animaient cette bureaucratie ? Et comment se fait-il que les idéaux communautaires de la contre-culture se soient mêlés aux ordinateurs et aux réseaux informatiques de telle sorte que trente ans plus tard, Internet puisse apparaître à tant d’autres comme l’emblème d’une révolution juvénile renaissante ? [Page 39]

Le Whole Earth Catalog

Une explication de cet étrange phénomène est Stewart Brand et son Whole Earth Catalog :

Voici quelques extraits supplémentaires : « À la fin de 1967 [Stewart Brand et Lois Jennings] ont déménagé à Menlo Park où Brand a commencé à travailler à la fondation éducative à but non lucratif de son ami Dick Raymond, le Portola Institute. Fondé un an plus tôt, le Portola Institute a abrité et aidé diverses organisations influentes de la région de la baie, notamment la Briarpatch Society, l’Ortega Park Teachers Laboratory, l’Institut Farallones, l’Urban House, le Simple Living Project et l’éditeur Big Rock Candy Mountain, ainsi que ainsi que sa production la plus visible, le Whole Earth Catalog. Comme l’a suggéré Theodore Roszak, les efforts de Portola visaient totalement à « réduire, démocratiser et humaniser notre société technologique hypertrophiée ». Lorsque Stewart Brand a rejoint l’équipe, une grande partie de l’énergie du Portola a été consacrée à l’enseignement de l’informatique dans les écoles et au développement de jeux de simulation pour la salle de classe.

[…]

Le Portola Institute a servi de lieu de rencontre pour les contre-culturalistes, les universitaires et les technologues en grande partie en raison de son emplacement. À moins de quatre pâtés de maisons de ses bureaux, on pouvait trouver le bureau de la Free University – un projet d’auto-éducation polyglotte qui offrait toutes sortes de cours, allant des mathématiques aux groupes de rencontre, généralement enseignés dans les maisons voisines – et deux librairies excentrées (Kepler et East-West). Un peu plus loin se trouvait le Stanford Research Institute, où Dirk Raymond avait travaillé pendant un certain nombre d’années, et non loin de là, l’Université de Stanford. En outre, de nombreux membres du Portola représentaient plusieurs communautés. Albrecht avait travaillé chez Control Data Corporation et a apporté avec lui des compétences avancées en programmation et des liens avec le monde de l’informatique d’entreprise, ainsi qu’un engagement à autonomiser les écoliers. Brand et Raymond avaient tous deux une vaste expérience de la scène psychédélique de la région de la baie. Et les différents projets de Portola ont fait circuler ses membres : enseignants, communards, informaticiens, tous sont passés par les bureaux à un moment ou à un autre. » [Page 70]

Une note supplémentaire indique : « Pour un récit fascinant du mélange des communautés contre-culturelles et technologiques dans ce domaine, voir What the Dormouse Said. Comment la contre-culture des années 60 a façonné l’ordinateur personnel de John Markoff chez Penguin Viking 2005. » Turner est convaincant dans la description des turbulences sociétales, la Nouvelle Gauche se concentrant sur les droits civiques tandis que les Nouveaux Communalistes dans une vision du monde moins organisée, plus anarchiste, ne s’opposant pas à la technologie, mais essayant de réduire l’impact du capitalisme et la guerre froide, Norbert Wiener, Marshall McLuhan et Buckminster Fuller étant des penseurs influents.

Turner conclut ce premier chapitre avec ces citations : « Un jour, alors que je travaillais avec lui sur le catalogue, j’ai demandé à M. Brand s’il n’accepterait pas de publier un certain nombre de journaux clandestins à orientation politique. En réponse, il m’a dit que trois des premières restrictions qu’il avait imposées au catalogue étaient pas d’art, pas de religion, pas de politique. » … a(i) ensuite souligné que le Catalogue proposait les trois : l’art était les beaux arts art comme l’artisanat ; la religion, orientale ; la politique; libertaire : « De toutes les 128 pages du Catalogue Whole Earth émerge un point de vue politique non mentionné, tout ce sentiment d’évasion que véhicule le catalogue est pour moi malheureux. »

Brand a répondu en défendant l’action locale et son expérience personnelle : La question du capitalisme est intéressante : je n’ai pas encore compris ce qu’est le capitalisme, mais si c’est ce que nous faisons, je l’aime. Peuples opprimés : tout ce que je sais, c’est que j’ai été radicalisé en travaillant sur le Catalogue et que je me suis engagé beaucoup plus personnellement dans la politique qu’en tant qu’artiste. Mon parcours est purement WASP, ma femme est amérindienne. Le travail que j’ai effectué il y a quelques années auprès des Indiens m’a convaincu que toute action fondée sur la culpabilité envers quiconque (personnelle ou institutionnelle) ne peut qu’aggraver la situation. De plus, l’arrogance de M. Avantage disant à M. Désavantage quoi faire de sa vie est un motif suffisant de rage. Je ne suis ni noir, ni pauvre, ni très indigène de quelque endroit que ce soit, et je n’ai plus envie de prétendre que je le suis – une telle identification est une bonne éducation, mais pas particulièrement une bonne position pour être utile aux autres. Je souhaite que le format Catalogue soit utilisé pour toutes sortes de marchés – un catalogue noir, un catalogue du tiers monde, peu importe, mais pour réussir, je crois que cela doit être fait par des gens qui y vivent, et non par des étrangers bien intentionnés. Je suis pour le pouvoir envers le peuple et la responsabilité envers le peuple : la responsabilité est une affaire individuelle. [Page 99]

Et un peu plus loin un commentaire dur de Turner : Comme P. T. Barnum, il avait rassemblé les acteurs de son époque – les habitants de la commune, les artistes, les chercheurs, les constructeurs de dômes – dans un seul cirque. Et lui-même était devenu à la fois le maître et l’emblème de ses nombreux cercles connectés. [Page 101]

La numérisation du Whole Earth Digital

La suite du Whole Earth Catalog, hors les cercles plus ou moins fermés des célèbres Augmented Research Center (ARC) de Douglas Engelbart au Stanford Research Institute (SRI) et du Palo Also Research Center (PARC) de Xerox, se concrétisa sans doute dans le non-moins célèbre Homebrew Computer Club. Les influences croisées sont multiples et décrites en détail par Fred Turner dans son chapitre Taking the Whole Earth Digital.

Il y est question d’un article que je ne connaissais pas du magazine Rolling Stone écrit par Steward Brand avec des photographies de Annie Lebowitz : Spacewar : Fanatic Life and Symbolic Death among the Computer Bums (que l’on pourrait traduire par La guerre des étoiles : vie fanatique et mort symbolique chez les clochards informatiques).

1972-12-07 Rolling Stone (Excerpt) Spacewar Article

Turner conclut ainsi ses pages sur l’article de Rolling Stone : Dans les pages de Rolling Stone, le travail local des programmeurs et des ingénieurs est devenu partie intégrale d’une lutte mondiale pour la transformation de l’individu et de la communauté. Ici, comme dans le Whole Earth Catalog, les technologies de l’information à petite échelle promettaient de saper les bureaucraties et de créer à la fois un individu plus complet et un monde social plus flexible et plus ludique. Même avant que les mini-ordinateurs ne soient largement disponibles, Steward Brand avait aidé ses concepteurs et ses futurs utilisateurs à les imaginer comme des « technologies personnelles ». [Page 118]

Dans l’article, il est fait mention des Hackers dont l’éthique est décrite par Steven Levy, dans son livre Hackers, Heroes of the Computer Revolution (ma prochaine lecture ?). Elle inclut les éléments suivants :
– Toutes les informations doivent être gratuites.
– Méfiance envers l’autorité – promotion de la décentralisation.

Brand, sans surprise, les célèbre : je pense que les hackers… sont le groupe d’intellectuels le plus intéressant depuis les rédacteurs de la constitution américaine. À ma connaissance, aucun autre groupe n’a entrepris de libérer une technologie et n’a réussi. Ils ne l’ont pas seulement fait contre le désintérêt actif des entreprises américaines, mais leur succès a finalement forcé les entreprises américaines à adopter leur style. En réorganisant l’ère de l’information autour de l’individu, via les ordinateurs personnels, les hackers ont peut-être sauvé l’économie américaine. La haute technologie est désormais quelque chose que les consommateurs de masse recherchent, plutôt que de simplement la leur faire subir… La sous-culture la plus silencieuse des années 60 est devenue la plus innovante et la plus puissante – et la plus méfiante à l’égard du pouvoir. [Page 138]

Turner n’hésite pas à nuancer l’enthousiasme de Brand dans les lignes qui suivent, car à nouveau l’arrivée de la technologie dans le quotidien a été un phénomène complexe de la Silicon Valley. Je n’en suis même pas à la moitié du livre de Turner. Peut-être un autre article. Déjà une lecture très intéressante.

Les débuts de la Silicon Valley selon Christophe Lécuyer

J’ai mentionné dans un post précédent – Naissance et mort de la Silicon Valley ? – le livre Making Silicon Valley – Innovation and the Growth of High Tech, 1930-1970 de Christophe Lécuyer.

J’avais acheté ce livre il y a de nombreuses années et n’en avais lu que quelques parties. Parce qu’Olivier Alexandre (voir mes articles sur son excellent livre La Tech) l’avait mentionné comme un excellent ouvrage, je l’ai finalement lu. Il est en effet excellent même s’il est exigeant et technique. Ce qui est vraiment intéressant, c’est ce qui n’est pas bien connu de la Silicon Valley :

  • il y avait une activité technique dans la Silicon Valley avant Fairchild. Je date toujours la naissance de la Silicon Valley avec la fondation de la première startup de semi-conducteurs en 1957. Lécuyer raconte l’histoire d’entreprises moins connues telles que Litton Engineering Labs, Eimac (Eitel-McCullaugh) et Varian Associates. Curieusement, Lécuyer n’étudie pas Hewlett-Packard, probablement parce que cette entreprise, fondée en 1939, est très connue. (Lécuyer est un historien qui se concentre sur la publication de nouvelles connaissances) ;
  • l’essentiel de cette activité était lié à l’activité militaire, d’abord les télécommunications puis les systèmes de guidage et les radars. Mais la Silicon Valley a vraiment grandi quand toutes ces entreprises ont dû se diversifier avec des applications civiles au début des années 60 ;
  • il y a eu autant d’innovations sociales que d’innovations techniques : parallèlement au développement des klystrons, des magnétrons, des tubes de puissance d’abord puis des transistors, des transistors planaires (« le procédé planaire, sans doute l’innovation la plus importante de la technologie du XXe siècle » [page 297]), des circuits intégrés, il y a eu une variété d’expériences de gestion, généralement non hiérarchiques et assez égalitaires dans la prise de décision, la liberté de communication pour rendre les entreprises plus efficaces, et en rapport avec cela il y avait des incitations financières pour les employés (participation aux bénéfices, stock-options) ;
  • la Silicon Valley s’est très tôt développée à l’étranger : en 1965 déjà Fairchild avait des usines à Hong Kong et en Corée du Sud. Les justifications étaient la réduction des coûts et aussi la peur des syndicats. Les innovations sociales évoquées au point précédent étaient aussi liées à la peur des syndicats puissants…
  • dès 1961, Fairchild ne pouvait plus développer toutes les inventions faites en interne. Et dans certains cas, ils ne croyaient pas en leur potentiel, comme Gordon Moore lui-même l’a reconnu à propos des circuits intégrés. Certains des employés de Fairchild, y compris les fondateurs, ont alors décidé de partir pour explorer ces opportunités, parfois aussi parce qu’ils n’étaient pas satisfaits du peu de reconnaissance (notamment financière). Les premières startups furent Rheem, Amelco et Signetics ;
  • le point précédent illustre la difficulté du marketing (voir mon récent glossaire) : valider un marché par les seuls clients qui ne sont pas intéressés est insuffisant. Il faut aussi pouvoir imaginer ce que les clients ne peuvent envisager, comme des progrès de la technologie qui finiront par rendre indispensable une nouvelle génération de produits, qui semblent inutiles ou peu attractifs au moment de l’analyse…

Lécuyer aborde aussi les innovations sociales de manière plus anecdotique et pourtant essentielle, en mentionnant le « célèbre » Wagon Wheel BAr [Page 275] : « Les bars ont également encouragé l’échange d’informations entre les groupes d’ingénieurs. Dans la première moitié des années 1960, les ingénieurs et les managers de Fairchild et d’autres sociétés du silicium de la péninsule avaient pris l’habitude de se rencontrer après le travail dans un bar local. (Le Wagon Wheel Bar était un favori.) Dans ces bars, ils discutaient des problèmes de la journée. Les bars étaient également les endroits où les responsables des ventes et du marketing rencontraient les ingénieurs pour discuter des prix des commandes et des délais de livraison. Après avoir quitté Fairchild, nombre de ces ingénieurs sont retournés dans ces bars et ont discuté des affaires avec leurs anciens associés. De nombreuses informations ont circulé devant une bière et un alcool fort, au point que la direction de nombreuses startups interdit expressément à leurs ingénieurs d’aller au Wagon Wheel Bar et dans d’autres bars. Le résultat final de ces interactions quotidiennes était que les techniques de conception et les solutions aux problèmes de process particulièrement difficiles passaient d’une entreprise à l’autre. En conséquence, la communauté MOS de la péninsule a développé un répertoire de « trucs » de process qui n’étaient connus que dans la région. Ces astuces leur ont permis de résoudre leurs problèmes de procédés et d’obtenir de bons rendements de fabrication. En revanche, les entreprises MOS situées en dehors du nord de la Californie n’étaient pas connectées à ces réseaux et ne bénéficiaient pas de ces connaissances partagées. Cela les plaça dans une situation de net désavantage concurrentiel. »

Dans sa conclusion, il mentionne à nouveau le côté humain : « Ces hommes ont également développé une sous-culture caractérisée par sa camaraderie, une forte idéologie démocratique et une véritable appréciation de l’ingéniosité et de l’innovation. […] Ces groupes ont également apporté leur idéologie professionnelle et leurs idéaux politiques. Les communautés des micro-ondes et du silicium valorisaient l’égalitarisme et considéraient les ingénieurs comme des professionnels indépendants. Cependant, les communautés des micro-ondes et des semi-conducteurs différaient à d’autres égards : un nombre important de groupes des micro-ondes avaient eu des apprentissages socialistes et des idéaux utopiques et aspiraient à une société où la distinction entre le capital et le travail seraient abolis. En revanche, la communauté du semi-conducteurs était méritocratique et résolument capitaliste. » [Page 296]

Lécuyer n’insiste pas trop sur les individus, même s’il ne néglige pas l’importance des Robert Noyce, Gordon Moore et consorts. Il montre plus l’importance du collectif. Il mentionne toutefois des personnages moins connus tels que:

  • Robert Widlar : « Widlar buvait et donnait libre cours à son moi irrévérencieux et odieux. Parmi ses nombreuses farces, il a une fois amené une chèvre pour tondre la pelouse de National Semiconductor. À une autre occasion, il a détruit le système de radiomessagerie de l’entreprise avec des pétards. Il a également menacé ses collègues avec une hache et défié la direction autant qu’il le pouvait » [page 269] ou
  • Pierre Lamond « un ingénieur français coriace qui s’était fait un nom en supervisant la production du transistor de commutation pour Control Data » [page 240]. Quoi que cela signifie, je peux ajouter une note personnelle car j’ai rencontré Pierre Lamond quand il était devenu capital-risqueur chez Sequoia et ses positions politiques étaient plus en adéquation avec le monde du semi-conducteur que celles des micro-ondes !

Lécuyer explique ainsi beaucoup de ce qui adviendrait plus tard et fournit de nouveaux éléments sur les raisons pour lesquelles la Silicon Valley a été si créative pendant des années, des décennies et peut-être plus encore à venir. La conclusion est un chef d’œuvre de synthèse, je n’ai pas pu m’empêcher de la scanner en pdf.

PS – Pour rappel
(Image en haute résolution ici).

SiliconValleyGenealogy-All

Cormac McCarthy – la réalité et la vie des choses imaginaires

Je parle rarement de littérature sur ce blog. Cela s’est produit parfois lorsqu’il y avait des liens avec les startups, l’entrepreneuriat, l’innovation ou même les sciences et les mathématiques. C’est arrivé avec mon adoré Hopeful Monsters et il y a quelques similitudes avec Le Passager de Cormac McCarthy.

Cormac McCarthy est un auteur proche du génie et relativement célèbre, vous avez peut-être lu ou entendu parler de La Route, Non, ce pays n’est pas pour le vieil homme (No country for old men) ou encore le moins connu, mais vrai chef d’œuvre qu’est Suttree.

Je ne sais pas si Le Passager est un chef-d’œuvre, et je n’ai pas commencé son roman sœur Stella Maris. Mais j’aime l’histoire, sa profondeur et sa beauté. À près de 90 ans, McCarthy est à nouveau impressionnant. Voici un extrait qui, espérons-le, vous poussera à lire plus loin :

Je travaille tout le temps. C’est juste que je ne mets pas grand-chose par écrit.

Alors tu fais quoi ? Tu bulles et tu rumines les problèmes ?

Oui. Buller et ruminer. C’est tout moi.

En rêvant d’équations à venir. Alors pourquoi tu ne mets pas ça par écrit ?

Tu veux vraiment qu’on en parle ?

Ben ouais.

Très bien. Ce n’est pas seulement que je n’ai pas besoin de mettre ça par écrit. Il y a autre chose. Tout ce que tu écris devient figé. Soumis aux mêmes restrictions que n’importe quelle entité tangible. Ça bascule dans une réalité coupée du domaine de sa création. Ça n’est qu’une borne. Un panneau routier. Tu t’arrêtes pour prendre des repères, mais ça se paie. Tu ne sauras jamais jusqu’où l’idée aurait pu aller si tu l’avais laissée y aller. Dans toute hypothèse, on cherche les faiblesses. Mais parfois on a le sentiment qu’il faut attendre. Avec patience. Avec confiance. On a vraiment envie de voir ce que l’hypothèse elle-même va extraire du bourbier. Je ne sais pas comment on fait des maths. Je ne suis pas sûre qu’il y ait une méthode. L’idée lutte toujours contre sa concrétisation. Les idées ne vont pas de l’avant à toute blinde, elles émergent avec un scepticisme inné. Et ces doutes ont leur origine dans le même monde que l’idée elle-même. Et ce n’est pas un monde auquel on ait vraiment accès. Donc les objections que tu apportes, depuis le monde où tu te débats peuvent être complétement étrangères au parcours de ces structures émergentes. Leurs doutes intrinsèques sont des instruments directionnels alors que les tiens sont plutôt des freins. Bien sûr, l’idée finira par trouver sa conclusion. Une fois qu’une hypothèse mathématique est formalisée en une théorie elle a peut-être un certain panache mais à de rares exceptions près on ne peut plus nourrir l’illusion qu’elle offre un réel aperçu du cœur de la réalité. A vrai dire, elle n’apparait plus que comme un outil.

La vache.

Ouais.

Tu parles de tes exercices d’arithmétique comme s’ils avaient une volonté propre.

Je sais.

Tu y crois vraiment ?

Non. Mais c’est dur de résister.

Pourquoi tu ne retournes pas à la fac ?

Je t’ai déjà expliqué. Je n’ai pas le temps. J’ai trop à faire. J’ai postulé pour une bourse de recherche en France. J’attends des nouvelles.

Bigre . C’est sérieux ?

Je ne sais pas ce qui va se passer. Je ne suis pas sûre d’en avoir envie. Envie de savoir. Si je pouvais planifier ma vie je n’aurais plus envie de la vivre. Je n’ai sans doute pas envie de la vivre tout court. Je sais que les personnages de l’histoire peuvent être réels ou imaginaires et qu’une fois qu’ils sont morts, il n’y aura plus de différence. Si des êtres imaginaires meurent d’une mort imaginaire, ils n’en sont pas moins morts. On croit pouvoir créer une histoire de ce qui a été. Présenter des vestiges concrets. Une liasse de lettres. Un sachet parfumé dans le tiroir d’une coiffeuse. Mais ce n’est pas ce qui est au cœur du récit. Et le problème, c’est que le moteur du récit ne survit pas au récit. Quand la pièce s’obscurcit et que le bruit des voix s’estompe on comprend que le monde et tout ceux qu’il contient vont bientôt cesser d’exister. On veut croire que ça recommencera. On désigne d’autres vies. Mais leur monde n’a jamais été le nôtre.

Pour les non-encore convaincus, voici une magnifique critique de ce dyptique par le désormais mythique Philippe Garnier dans Libération. Cliquer ici.