Archives de l’auteur : Herve Lebret

« Vous avez de l’argent, mais vous avez peu de capital »

Voici ma dernière contribution en date à to Entreprise Romande. Merci à Pierre Cormon pour m’avoir donné la possibilité de cette libre tribune.

YouHaveMoneyButLittleCapital

« You have money but you have little capital. » C’est en substance la phrase que l’ambassadrice des Etats Unis en Suisse, Madame Suzie Levine, a prononcé lors d’une cérémonie en l’honneur des alumni de ventureleaders – un groupe de jeunes entrepreneurs suisses – cérémonie organisée le 15 novembre dernier à Berne.

Elle a précisé qu’elle la reprenait de mémoire après l’avoir entendue de l’un de ses interlocuteurs récents. Je la cite aussi de mémoire et depuis cette date, j’y ai repensé de nombreuses fois en essayant de la comprendre.

Vous, c’est bien sûr la Suisse. De l’argent, nous en avons. La Suisse est riche. Elle se porte bien, socialement, économiquement et financièrement. Et les entreprises suisses investissent sagement. Il ne serait donc pas juste de prendre le « peu de capital » au pied de la lettre, si l’on définit le capital par ce que l’on investit. Je me sens obligé de la répéter « Vous avez de l’argent, mais vous avez peu de capital. »

La première explication, la plus évidente sans doute, tient à la constatation factuelle de la faiblesse du capital-risque suisse. Les chiffres varient de 200 millions à 400 millions par an, selon que l’on définit ce capital-risque comme l’argent investi dans les entreprises suisses (indépendamment de l’origine de ce capital) ou le capital investi par des institutions financières suisses (indépendamment de la géographie des entreprises). A titre de comparaison, le capital-risque en Europe est de l’ordre de 5 milliards et aux Etats Unis de 30 milliards, soit 75 fois moins qu’aux Etats-Unis alors que la population n’est que 40 fois moins nombreuse.

Une deuxième explication, peut-être moins connue, est liée à la relative absence des « business angels » (BAs). Alors que la Suisse compte la plus grande densité de « super-riches » et l’un des niveaux de vie les plus élevés au monde [1], les investissements par les particuliers dans les start-up suisses sont limités. Les start-up suisses ne profitent malheureusement pas de cette manne potentielle : les montants investis par les BAs sont de l’ordre de 50 millions par an et de 30 milliards aux Etats Unis. Et situation pire encore, l’essentiel des investissements américains se fait dans deux régions (la Silicon Valley et Boston), ce qui ne permet plus de relativiser les chiffres par rapport à la taille des populations.

Certain acteurs tels que la SECA, l’association suisse des investisseurs en capital ou le Réseau à travers son « manifeste en faveur des start-up suisses » [2] ont pris la mesure de ce déficit. Ils font ainsi pression pour créer de nouveaux fonds de fonds en capital-risque et défiscaliser les investissements privés dans les start-up.

Enfin, mais ceci serait en soi l’objet d’un autre article, la transition entre business angels qui fournissent les premiers fonds (jusqu’au million en général) et les capitaux-risqueurs qui interviennent à partir de 5 à 10 millions est beaucoup moins naturelle qu’aux Etats Unis par manque de confiance et de connaissance mutuelles.

Je crains toutefois que la citation-titre de cet article ne puisse pas être expliquée par la seule et simpliste constatation des chiffres. La troisième explication, je devrais dire interprétation, du mot capital, est celui de capital humain ou culturel. La force des investissements américains dans l’innovation n’a pas été que financière. Elle tient d’une attitude individuelle plus que du raisonnement économique.

Une remarque : il est peut-être utile de rappeler que le capital-risque institutionnel (celui des fonds de pension et des entreprises) est né de la vision de quelques individus qui croyaient au potentiel de l’innovation par l’entrepreneuriat ; ce sont les business angels qui ont créé le capital-risque (et pas l’inverse). Cette vision vient d’un optimisme typiquement américain et aussi au fait plus prosaïque que ces premiers business angels avaient eux-mêmes gagné de l’argent en pariant sur l’innovation.

L’argent suisse est moins aventureux et surtout, on me l’a souvent dit, un capital issu d’une création de valeur économique plus traditionnelle, peut-être moins innovant. Il est aussi transmis par héritage. Comme il a été plus durement acquis, la crainte est plus forte de le perdre ou la confiance moindre de pouvoir le faire à nouveau fructifier. La prise de risque et l’absence de stigmate lié à l’échec sont des caractéristiques propres à l’entrepreneuriat américain, cela est bien connu. On peut ainsi mieux comprendre les (bonnes) raisons du plus grand conservatisme suisse (et européen).

Plus grave encore, car le capital financier voyage aisément et de nombreuses start-up suisses vont chercher leurs investisseurs à Londres, Boston ou San Francisco, ce capital culturel fait défaut en Suisse. Je ne parle pas de la qualité des cadres des grandes entreprises et PMEs qui gèrent parfaitement leurs entreprises et qui ne les quittent que rarement (à raison peut-être !) pour créer leurs entreprises. Je parle de la quasi-inexistence d’hommes et de femmes qui ont réussi dans le monde des start-up. On se lasse à toujours citer Daniel Borel comme « role model » suisse de l’entrepreneur high-tech. La Silicon Valley aura créé dans le même laps de temps des milliers de millionnaires dans la technologie, riches individus qui ont systématiquement réinvesti leur argent et surtout leur temps dans de nouvelles aventures.

J’avais trouvé la citation un peu injuste, à la première écoute, pour l’avoir mal comprise mais au pire facile à corriger si elle ne se référait qu’au manque de capital financier. Je me rends compte après réflexion qu’elle fait référence à une situation encore plus grave tant il faut du temps si nous le souhaitons pour changer une culture.

[1] Le Matin (mai 2012) : http://www.lematin.ch/economie/suisse-affiche-forte-densite-superriches/story/25762272
[2] Bilan (juin 2014) : http://www.bilan.ch/node/1015095

PS: le tableau qui suit n’était pas dans l’article mais je l’avais repris dans mon livre pour expliquer les différences « culturelles » entre capital-risque américain et européen.

Cruttenden-VC-2006

Mon top 10 des livres (à lire absolument)

Après avoir lu quelques listes de top 10 et « à lire absolument » je vais faire ici un exercice que je n’avais encore jamais fait. Je suis passé à travers mes lectures passées, du moins celles que j’avais résumées sur ce blog et j’ai rapidement construit mon propre top 10 / à lire. Si vous voulez une liste exhaustive, vous pouvez aller sur la catégorie A lire ou à voir de ce blog. Voici donc mon classement:

# 1: Les quatre étapes vers l’épiphanie par Steve Blank,
(sous-titré des stratégies réussies pour les produits gagnants)

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Même s’il est assez pénible à lire en raison de la densité de conseils et de « check-list », c’est le livre incontournable pour tout entrepreneur qui doit comprendre les relations complexes entre le développement d’un produit et d’un service et la vente aux clients. Voici mon article, en date de novembre 2013.

#2: The Hard Thing about Hard Things par Ben Horowitz.
(Bâtir une entreprise quand il n’y a pas de réponses faciles)

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La description la plus honnête et la plus dure de ce que signifie l’esprit d’entreprise. Comme le grand Bill Davidow disait: «Être un entrepreneur n’est pas fait pour les âmes sensibles». Pour en savoir plus, mon article de mai 2014.

#3: Regional Advantage par AnnaLee Saxenian.
(Culture et concurrence dans la Silicon Valley et sur la Route 128)

Pas un livre sur l’entreprise, mais sur les clusters de haute technologie. Saxenian expliquait (déjà) en 1994 pourquoi la Silicon Valley avait gagné. C’est le livre à lire pour comprendre ce que les start-up sont vraiment et pourquoi elles sont importantes pour l’économie, le progèes, les emplois. Un avis indirect etn en anglais, daté d’octobre 2011.

# 4: Le Cygne Noir par Nassem Nicholas Taleb.
(La puissance de l’imprévisible)

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Ce livre n’est pas directement lié à l’innovation et à l’entrepreneuriat, mais les start-up qui réussissent sont des événements très improbables avec une puissance d’impact considérable. Un livre fascinant. J’en ai d’abord parlé en juillet 2012 mais je mentionne le concept et l’auteur tant de fois que vous pouvez aussi vérifier les balises Cygne Noir et Taleb.

#5: The Man Behind the Microchip par Leslie Berlin.
(Robert Noyce et l’invention de la Silicon Valley)

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La meilleure (en fait presque la seule!) biographie d’un entrepreneur que j’ai lue jusqu’à aujourd’hui. C’est un livre magnifique, émouvant et rempli d’informations. Vous pouvez lire mon bref compte rendu de février 2008, mais vous pouvez également en lire plus sur Les bricolages de Robert Noyce daté d’août 2012.

# 6: Les plus grandes réussites du web par Jessica Livingston.
(Histoires des premiers jours de start-up)

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De grands entretiens avec des fondateurs de start-up avec mon article de juin 2008. J’avais lu auparavant et j’ai lu depuis de nombreux autres livres construits avec de tels entretiens. Sans aucun doute le meilleur.

#7: I’m Feeling Lucky par Douglas Edwards
(ou comment je suis retombé sur mes pieds dans la Silicon Valley)

Je ne pouvais pas avoir un top 10 sans un livre sur Google! Celui-ci est mon préféré (mais proche du #8). Quand un expert en marketing est embauché par deux fondateurs fous et apprend qu’il ne sait pas tant de choses que cela sur le marketing et bien d’autres choses. Et en plus, c’est le plus drôle des livres de cette liste. Mon résumé de décembre 2012.

#8: How Google Works par Eric Schmidt & Jonathan Rosenberg, avec Alan Aigle.
(Les règles du succès au siècle de l’Internet )

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J’ai d’abord pensé qu’un livre écrit par le président et ancien PDG de Google ne serait pas très éclairant. J’avais tort. Des leçons de grande qualité. D’excellents conseils. Un compte-rendu récent en date de novembre 2014.

# 9: L’art de se lancer
par Guy Kawasaki.
(Le guide tout terrain pour tout entrepreneur)

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Le meilleur livre sur ce que vous devez dire avec une présentation PowerPoint ou écrire dans un plan d’affaires. Une explication simple, directe sur le lancement de n’importe quel type d’entreprise. Un de mes articles les plus anciens (et les plus courts), en date de mars 2008.

#10: Against Intellectual Monopoly par Michele Boldrin et David K. Levine.

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Une analyse importante de la crise de la propriété intellectuelle: « Il est courant d’affirmer que la propriété intellectuelle sous la forme du droits d’auteur ou de brevets est nécessaire pour l’innovation et la création d’idées et d’inventions telles que les machines, les médicaments, les logiciels, les livres, la musique, la littérature ou le cinéma. En fait la propriété intellectuelle est l’attribution par le gouvernement d’un monopole privé coûteux et dangereux sur les idées. Nous montrons par la théorie et l’exemple que le monopole intellectuelle n’est pas nécessaire à l’innovation et dans la pratique dommageable pour la croissance, la prospérité et la liberté. » Je ai écrit de nombreux articles sur ce livre et ses auteurs, le dernier étant daté de mai 2013.

# 11: Something Ventured

Il est si difficile de construire de telles listes que je triche deux fois! D’abord avec un document vidéo sur la Silicon Valley. Vous devez absolument écouter Sandy Lerner, la co-fondatrice de Cisco. Et ce film est visible gratuitement sur youtube, alors aucune excuse de ne pas voir ce film passionnant. Mon résumé date de février 2012.

# 12: Le débat inachevé sur l’individu et l’État entre Peter Thiel et Mariano Mazzucato

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Ma deuxième extension de ce top 10 est faite de deux livres! Peter Thiel est l’auteur de Zero to One (notes sur les start-up ou comment construire l’avenir). Mariana Mazzucato a écrit L’État Entrepreneurial (détruire les mythes de l’opposition service public – secteur privé). Et encore une fois, j’ai produit tant d’articles à leur sujet que vous pouvez également vérifier les balises Mazzucato et Thiel. Après les terribles événements liés à « Je Suis Charlie » qui se sont passés à Paris les 7-9 janvier 2015, ces deux livres nous rappellent la complexité des relations entre individus et groupes (sociétés, instituions, états) et leurs interactions (non dénuées de tensions) quand ils créent et innovent.

L’internet souterrain selon Jamie Bartlett

Je ne pensais pas quand j’ai acheté ce livre fascinant sur les faces cachées de l’Internet que je le relierai à mes trois articles précédents. Le monde est dangereux, le monde physique est dangereux, nous le savons tous comme cela a été confirmé à Paris la semaine dernière (Hommage le 8 janvier, Nous sommes tous tristes le 7 janvier). Il est également certain que le monde en ligne peut être dangereux comme l’illustre Jamie Bartlett dans The Dark Net. Je ne suis pas sûr que les auteurs de Comment le Web est né (voir mon post du 2 décembre) avaient envisagé ces possibilités.

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Dans sa conclusion, il déclare: La technologie est souvent décrite comme «neutre». Mais elle pourrait être décrite plus précisément comme puissance et liberté. […] Le Dark Net est un monde de puissance et de liberté: d’expression, de créativité, d’information, d’idées. La puissance et la liberté nous dotent de facultés créatrices et destructrices. Le Dark Net magnifie les deux, il rend plus facile l’exploration de tous les désirs, la possibilité d’agir sur nos impulsions les plus sombres, de nous consacrer à toutes névroses. […] Chaque individu réagit différemment à la puissance et la liberté que la technologie procure. Il peut être plus facile de faire le mal, mais ceci reste toujours un choix.

Dans son livre Bartlett parle des trolls (vous pouvez également lire l’article récent de la MIT Tech Review – Les chasseurs de trolls), des loups solitaires (telles que Berwick), des services cachés de Tor, de Bitcoin, des sites illégaux vendant des drogues tels comme la « Route de la Soie », de pornographie et de pédophilie en ligne, d’auto-mutilation et enfin des transhumanistes contre les anarcho-primitivistes. Écrit de cette façon, je ne suis pas sûr que je fais un bonne publicité pour ce livre, mais la vérité est que, à l’exception du terrorisme, l’auteur aborde de nombreux côtés sombres de l’Internet. Il fait une description juste et intéressante de ce que l’Internet cache (« à proximité de sa surface » [Page 238]).

Ce sont des sujets importants sur la liberté, sur l’évolution de notre monde, et je ne peux que citer un célèbre penseur français: sur France Culture, au début de cette semaine, Régis Debray est de revenu sur les attaques terroristes à Paris et a expliqué que « l’occident, c’est la prééminence de l’individu sur le groupe. L’orient c’est l’inverse. » Et sans que je sois sûr de comprendre s’il y avait jugement de valeur ou pas, d’ajouter: « Et l’occident représente aujourd’hui la modernité ». Je crois fermement en ces valeurs et je comprends les risques qui leur sont liés, mais je ne pense pas que nous avons beaucoup de choix. Vous pouvez lire The Dark Net si ces sujets vous intéressent.

Comment le Web est né

How the Web was Born est un livre que j’ai acheté récemment lors d’une visite du CERN à Genève. Il a été écrit par James Gillies et Robert Cailliau et publié en 2000. Si vous aimez l’histoire, vous apprécierez ce compte rendu détaillé de plus de 40 années de développements technologiques. Je n’ai pas encore fini, mais il y a des choses que je voulais déjà mentionner.

howthewebwasborn

– Le financement public, principalement par le (D) ARPA a été crucial pour l’émergence de l’Internet.
– Xerox PARC avec sa liberté d’explorer dans les années 70 a également joué un rôle essentiel, même si l’entreprise ne bénéficia pas énormément de ses innovations. Je ne savais pas que les gens clés venaient de ARPA (à nouveau).
– Quand en 1987, le CERN eu besoin de matériel capable de garantir et de sécuriser le transfert des données. il fit appel à une petite société vieille de 3 ans… Cisco.
– Il y eut des expériences similaires à ARPANET au Royaume-Uni et en France, mais avec des dynamiques différentes… [En France] « ce succès apparent est tempéré par le fait que CII avait vendu ses produits à perte, en dépit des milliards de francs d’investissement de l’État, et l’entreprise qui en résulta, encore une fois appelée Bull, est un petit joueur sur la scène mondiale. Les succès américains comme DEC et Apple ont été lancés pour l’équivalent de moins d’un jour de financement du Plan Calcul français et avec des fonds privés. La leçon à tirer est que l’investissement de l’État seul n’est pas la réponse. La Délégation à l’Informatique en France ne comptait pas un seul chercheur en informatique, et avait été motivée par la fierté nationale plutôt que la viabilité économique, a noté un rapport du gouvernement français 1997. En partie à cause de cela, «l’échec de la CII était écrit dans ses gènes», se permit de déclarer un ancien directeur de Bull. L’approche américaine, par contre, largement exprimée par le (D)ARPA, avait été de soutenir de bonnes idées provenant d’en bas plutôt que de tenter d’imposer quelque chose d’en haut. » [Page 58]

En effet, le protocole TCP/IP a gagné parce qu’il a fonctionné mais pas parce qu’il a été planifié… L’Internet est une innovation étonnante qui n’appartient à personne, mais qui est le résultat d’efforts collectifs. Encore une fois, le rôle de l’état est celui d’un facilitateur amical plus que d’un acteur direct. Des enseignements ou rappels intéressants…

Célébrons une (trop rare) IPO suisse: Molecular Partners

J’aurais pu dire: célébrons une (trop rare) IPO européenne. Molecular Partners est une spin-off de l’université de Zurich fondée par le Professeur Andreas Plückthun, Christian Zahnd, Michael Stumpp, Patrik Forrer, Kaspar Binz et Martin Kawe en 2004. Elle a été financée par des investisseurs privés: un premier tour de CHF18.5M en 2007 et un second tour de CHF38M en 2009. Elle a aussi signé un grand nombre d’accords avec des sociétés pharmaceutiques, ce qui explique des revenus élevés pour une biotech. L’université de Zurich en est aussi actionnaire depuis un accord de licence signé en 2004, grâce auquel elle touche aussi des royalties.

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Il est intéressant je crois d’illustrer l’évolution de l’actionnariat en fonction des financements successifs, dont l’IPO qui a apporté une centaine de millions à Molecular.

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J’aime aussi mentionner l’âge des fondateurs. Le document d’entrée en bourse fournit des données et j’ai estimé les autres à partir du parcours académique (18 ans pour une entrée à l’université…) Une moyenne de 33 ans avec un écart de 20 ans entre les extrêmes. Je sais que l’argent reste un tabou; les Européens n’aiment pas afficher des fortunes, qui restent très théoriques, car on ne vend pas ses actions dans une biotech aussi facilement qu’en employé de Facebook… Pourtant il me semble important de célébrer le succès des fondateurs et de leurs investisseurs… Bravo à tous!

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Quelque chose de pourri dans la république Google?

J’aurais dû ajouter un point de désaccord ou d’inconfort dans l’analyse faite par les auteurs de Comment Google fonctionne. A la page 125, il y a une courte section intitulée des récompenses disproportionnées:

« Une fois que vous avez recruté vos smart créatifs, vous devez les payer. Des gens exceptionnels méritent des salaires exceptionnels. Sur le sujet, vous pouvez regarder le monde du sport:… Des sportifs hors-norme sont payés des montants hors-norme […] Oui, ils en valent la peine (quand ils répondent aux attentes) car ils possèdent des compétences rares qui sont extrêmement précieuses et utiles (pour les autres). Quand ils excellent, ils ont un impact disproportionné. […]

Vous pouvez attirer les smart créatifs avec des facteurs qui vont au-delà de l’argent: les grandes choses qu’ils peuvent faire, les gens avec lesquels ils vont travailler, les responsabilités et les opportunités qui se présenteront, la culture et les valeurs de l’entreprise, et oui, peut-être même de la nourriture gratuite et des chiens heureux assis au pied de leur bureau. […] Mais quand ces smart créatifs deviennent des employés et commencent à exceller, il faut les payer convenablement. Plus l’impact est grand, plus doit l’être la compensation. Payez outrageusement bien les personnes outrageusement excellentes, indépendamment de leur titre ou de leur ancienneté. Ce qui compte est leur impact ».

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Voilà donc le sujet du capitalisme de la Silcon Valley qui me revient après mon passage sur France Culture. Ma culture française privilégie naturellement le collectif plutôt que l’individu, alors que l’Amérique a une culture inverse. Pour autant, l’excellent échange entre Xavier Niel et Edgar Morin (l’école de la vie) montre que les frontières ou du moins les analyses sont mouvantes. « Que peut faire un jeune Français s’il veut devenir riche, ce qui n’a rien de méprisable ? Pas grand-chose. Alors, il part. Quant à un jeune des banlieues, s’il est exclu du système scolaire, il lui reste des petits boulots, des petits trafics. Et c’est tragique. […] Le problème, c’est que l’État n’a plus d’argent. Pas d’argent, pas de réformes. Il n’y a plus de vision et de courage pour affronter les corporatismes. » Et il y a le problème d’une élite républicaine à bout de souffle. « L’ascenseur social ne fonctionne plus. Nous sommes le pays de l’OCDE le plus mal noté dans ce domaine. Les élites se renouvellent très peu. Quels espoirs peuvent avoir un nombre croissant de jeunes qui vont avoir bien du mal à bénéficier d’un système trusté par quelques castes autoproclamées ou autres grands serviteurs de l’État, dont la gestion s’est par ailleurs révélée médiocre ? »

En Californie, Google aussi suscite la polémique. L’exclusivité et l’exception créent de l’exclusion. Comment la corriger. Picketty et d’autres répondent avec l’impôt. Or Google et bien d’autres ne paient plus d’impôt… Eric Schmidt n’aborde absolument pas le problème du collectif et Google utilise la loi pour optimiser sa fiscalité. « L’exceptionnel » et « l’outrageusement » peuvent devenir outrageux…

Mon malaise est amplifié par la notion de mérite. Dans le domaine de la science, on « grandit sur l’épaule d’autres géants » et il y a bien des oubliés. Albert Einstein ne doit-il rien à Mileva? Ces individus exceptionnels ne doivent-ils rien à l’environnement qui les entoure, qui les a peut-être aidés? Je suis beaucoup plus sensible à l’autre argument des auteurs: « se battre pour les divas » (page 48). Je crois que dans la science, on n’a pas assez entendu les comportements d’exception de Perelman et Grothendieck, deux mathématiciens qui se sont retirés du monde.

Je n’ai pas de réponse et simplement des intuitions. Entre l’élite, les exceptions, les rares individus, et le collectif, le société, les gens, il doit y avoir un meilleur équilibre. Entre l’impôt négatif des multinationales et celui supérieur au revenu annuel de certains riches entrepreneurs, il doit y avoir un juste milieu, qui devrait contribuer à résoudre certains des problèmes de la Silicon Valley d’un côté et de l’Europe de l’autre…

Mon « coming out » – dans le monde des start-up

Non il ne s’agit pas d’un vrai coming à la Tim Cook, mais d’un message beaucoup moins spectaculaire! Je me suis réveillé cette nuit, perturbé. Comme vous pourrez le voir plus bas, l’écosystème de soutien aux entrepreneurs de l’EPFL (financement, conseils, exposition, immobilier) est riche et complexe. Pourtant nos succès sont moyens, voire médiocres… Tout ces efforts ne servent à rien sans l’ambition et la prise de risque d’individus enthousiastes et passionnés.

Je ne parle pas des personnes, mais du système. Il y a quelques jours, je disais à des collègues être un entremetteur. Je favorise les rencontres et je mets de l’huile dans les rouages. J’ai alors souri en pensant – je ne suis d’habitude pas trop vulgaire – que j’offrais plutôt de la vaseline pour l’introduction des investisseurs. Il y a une quinzaine d’années, un entrepreneur qui avait apprécié notre échange m’avait dit que je lui faisais penser à une prostituée mais que caché derrière moi, il y avait de vilains maquereaux…

Il y a deux jours, j’ai écouté à l’EPFL un prix Nobel d’économie expliquer que le monde occidental était en perte de vitesse, que la crise s’explique en partie par une faiblesse de l’innovation. Le corporatisme et la financiarisation en sont la raison. Puis il y eut un message choquant d’un autre intervenant. La Suisse irait bien parce qu’elle est travailleuse alors que son voisin irait mal parce que ses travailleurs commencent leur weekend le mercredi à midi. Qui peut croire que le chômage et la faillite à Détroit serait issue de la fainéantise des ouvriers de l’automobile et la réussite de la Silicon Valley aà l’addiction au travail (workaholism) de ces nerds. Les choses sont infiniment plus complexes ! Il suffit de voir en particulier l’analyse récente de Thomas Picketty ou l’excellent article de la MIT Technology Review: la technologie et l’inégalité.

Il y quatre jours, j’écoutai l’ambassadrice des Etats Unis en Suisse et au Liechtenstein. Suzi Levine connaît bien le monde des start-up. Elle s’intéresse donc à la situation suisse. J’ai retenu deux messages :
– d’abord, « vous avez beaucoup d’argent mais peu de capital », je vous laisse réfléchir à ce message qui lui a été donné à l’EPFL, je crois, « vous avez beaucoup d’argent mais peu de capital ».
– ensuite, elle a noté la faiblesse de la présence féminine dans ce monde et a donc tout particulièrement apprécié que le Prix Musy soit créé cette année.
Mais rien n’aura été utile de nos efforts, si nous ne permettons pas, si nous n’encourageons pas l’éclosion d’entrepreneurs passionnés et aventureux… Pas seulement les femmes, mais toute la diversité des individus passionnés qui ne doit pas être entravée par le corporatisme et la financiarisation.

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Plus sur le soutien aux entrepreneurs à l’EPFL

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Patrick Modiano, Prix Nobel de Littérature

Je me souviens d’une conférence de Carlos Fuentes à l’université de Stanford en 1989 ou 1990. L’écrivain mexicain y déclara que la littérature était devenue métissée. Je n’ai pas trouvé de trace de cette conférence, mais par contre des traces d’une conférence similaire.
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“Our future depends on the freedom of the polycultural to express itself in a world of shifting, decaying and emerging power centers.” He talked about the voices in literature today – Third World writers such as Salman Rushdie and V. S. Naipul – whose works reflect a diverse world that is no longer bipolar in terms of power and culture. (« Notre avenir dépend de la liberté du polyculturel à s’exprimer dans un monde dont les centres du pouvoir se déplaçent, se décomposent et émergent ». Il parla des voix de la littérature d’aujourd’hui – des écrivains du tiers monde tels que Salman Rushdie et VS Naipul – dont les œuvres reflètent une diversité d’un monde qui n’est plus bipolaire en termes de puissance et de culture.)

J’avais pris mon courage à deux mains et fait la queue pour lui parler quelques instants. Je lui demandai quand mon tour arriva ce qu’il pensait de la littérature française. Il me dit en effet que dans la tendance du métissage global, elle était moins visible à l’exception de quelques auteurs tels que Michel Tournier et J.M.G Le Clézio. Il ne mentionna pas Patrick Modiano mais il aurait dû ! Rien n’est plus métissé que l’écriture de Modiano depuis La place de l’étoile jusqu’au très justement intitulé Un pedigree. Et rien ne vaut les avis les plus surprenants sur ce grand auteur que ceux de François Mitterrand et de Frédéric Mitterrand.

Frédéric Mitterand : « Il a reçu le prix Nobel parce que, à mon avis, il interroge la culpabilité occidentale d’une manière permanente sur le comportement des uns et des autres dans les périodes de totalitarisme, de cruauté, de maltraitance de la part de l’État. [… ]Il ne sait pas pourquoi des gens bien ont pu devenir collaborateurs et des salauds résistants et ce qui est peut-être la clé de la mélancolie et de la poésie profonde qui se dégage de ses livres c’est que précisément il ne sait pas. » (Minute 0:56 de la vidéo qui suit)

Quant à François Mitterrand, l’archive date de 1978 quand Bernard Pivot demanda à celui qui n’est pas encore Président de la République d’inviter quatre écrivains. Il invita entre autres Patrick Modiano et aussi Michel Tournier! À partir de la minute 56:10, on put écouter un échange étonnant… « Il y a une grande limpidité de style, qui peut faire illusion. Rue des boutiques obscures, c’est une histoire intéressante de quelqu’un qui, dans la recherche de lui-même – il est amnésique, il ne sait plus qui il est – tombe sur des familles russes, pittoresques… Mais ce n’est qu’une histoire. Et puis on arrive au bout […] et tout d’un coup on s’aperçoit que c’est pas une histoire simple, c’est pas une histoire limpide. […] On s’aperçoit qu’on est projeté dans une autre histoire, c’est que cet homme qui se cherche n’est pas simplement quelqu’un qui est amnésique – ou bien alors, nous sommes tous des amnésiques: qui sommes-nous? […] C’est un grand style classique français et puis on s’aperçoit ensuite qu’il y a du russe là-dessous. Ce sont des gens qui ont à parler comme Dostoïevski le ferait, mais dans le style de Stendhal ou d’un roman policier. »

Quand on sait les relations elles aussi ambiguës et loin d’être simples entre François Mitterrand et la seconde guerre mondiale, l’échange est étonnant. Je ne sais pas si Modiano avait été surpris de l’invitation. Il allait recevoir le Prix Goncourt quelques mois plus tard et le Prix Nobel quelques 25 ans plus tard…

PS: Fuentes et Tournier n’ont pas reçu le prix Nobel, contrairement à Le Clézio et Modiano. Si je devais parier, je dirais que la prochain écrivain français sur la liste pourrait être Michel Houellebecq.

PS2: j’ajouterai le lien à son discours à Stockholm pour son prix Nobel dès qu’il sera disponible.