Archives de l’auteur : Hervé Lebret

Le mythe de l’entrepreneur – Défaire l’imaginaire de la Silicon Valley

Un ami m’a mentionné il y a quelques jours ce nouveau livre sur la Silicon Valley et je le cite : « l’argument de l’auteur ne tient pas la route (mais il est pernicieux). […] En effet, l’entrepreneuriat génère l’excellence et des gens ayant un esprit indépendant, alors [qu’une autre vision – l’opposition au capitalisme libéral] crée une population de gens dépendants de l’État. »

Je ne suis pas sûr d’être d’accord avec mon ami : d’un côté en effet l’articulation entre collectif et individu est un sujet clef de l’entrepreneuriat. Une société crée-t-elle de la valeur sans individus « hors norme » ? Le sujet est vieux comme le monde. De l’autre, la répartition de cette valeur est un second sujet qui est entre autres du domaine de la fiscalité et Piketty a bien montré que, depuis quelques décennies, l’écart de répartition a largement augmenté en faveur des plus riches au détriment des plus pauvres.

Marianna Mazzucato a montré dans The entrepreneurial state ce déséquilibre qu’elle trouve d’autant plus injuste qu’elle montre le rôle primodial de l’État dans le financement amont (éducation, recherche, services publics en général) qui donne un contexte favorable à la création de richesses.

Dans le début de son livre, Le mythe de l’entrepreneur – Défaire l’imaginaire de la Silicon Valley, Anthony Galluzzo explique des choses similaires mais il me semble différentes. Je n’en suis qu’au début et je verrai plus tard à quel point il rejoint la critique introduite plus haut. L’auteur est un spécialiste des imaginaires marchands et son sous-titre est convaincant, à savoir qu’il convient de déconstruire l’imaginaire de cette région, basé sur du story-telling autour des stars de la région, telles que Steve Jobs et Elon Musk (encore que Elon Musk a largement perdu de son aura). Il nous montre que Elisabeth Holmes a tenté la même approche mais n’y sera parvenu que très partiellement.

Joseph Schumpeter est abondamment cité dans l’ouvrage au début, en particulier il me semble, pour une critique du rôle de l’entrepreneur et de la destruction créatrice. Galluzzo préfère d’ailleurs employer la création destrutrice pour montrer la chronologie des actions. Mais je n’ai pas vu dans le début du livre, du moins, que Schumpeter ajoute que le capitalisme ne peut pas exister sans la publicité, donc sans le story-telling et l’imaginaire.

Cet imaginaire de la Silicon Valley n’est donc, je crois, que ce qui permet au capitalisme de se développer, de perdurer, avec tous les paradoxes actuels de gaspillage destructeur. Mais derrière cet imaginaire, quelle est la réalité ? Galluzzo refuse d’opposer entrepreneurs et hommes d’affaires. Je comprends l’argument. Les créateurs, stars du moins, peuvent gagner beaucoup d’argent. Mais je ne sais pas si la raison principale en est leur capacité à faire des affaires ou s’ils sont simplement à l’origine d’une création qui permet de faire des affaires. Je ne suis ni économiste, ni historien, ni sociologue et j’ai bien du mal à faire la part des choses, toutes choses égales par ailleurs.

Anatomie du mythe – l’Entrepreneur héroïque

Voici donc quelques éléments que j’ai trouvé intéressants dans le début du livre:

1- L’entrepreneur solitaire

Steve Jobs n’était pas seul et pire n’est peut-être pas critique au succés initial. L’histoire est en effet assez connue alors que Jobs est vu comme le seul génie d’Apple.
– Steve Wozniak est le véritable génie (Galluzzo n’aimera pas le terme) derrière les premiers ordinateurs d’Apple.
– Steve Jobs aurait « volé » [Page 35] de nombreuses idées chez Xerox pour construire ses machines. L’histoire est connue mais le terme « voler » est trop fort même si de nombreux employés de Xerox en furent choqués. Xerox reçut des actions Apple en échange de ce deal assez unique dans l’histoire.
– « Mike Markkula peut être considéré comme le véritable fondateur d’Apple, celui qui a transformé un petite opération d’amateurs insignifainte en une start-up structurée et solidemenrt financée. » [Pages 19-20]
– « Arthur Rock, quant à lui, est l’une des figures les plus importantes de la Silicon Valley, il a contribué à l’émergence des plus grandes entrerpises de la région – Fairchild Semiconductor, Intel, puis Apple. Pourtant aucune biographie ne lui a jamais été consacrée et sa fiche wikipedia est famélique ». [Page 20]

Je nuancerai à nouveau les propos de Galluzzo. Certes Wozniak, Markkula et Rock n’ont pas pénétré l’imaginaire du grand public, mais les connaisseurs de la Silicon Valley ne les ignorent pas et le film Something Ventured (que Galluzzo ne semble pas mentionner dans sa bibliographie pourtant très riche) ne les oublie pas du tout. Et que dire de cette couverture de Time Magazine.

2- La guerre des talents

« Le fonctionnement du marché du travail dans la Silicon Valley nous indique pourtant une tout autre dynamique. La concentration industrielle dans cette région entraine d’importants mouvements de personnel : un ingénieur peut facilement changer d’entreprise, sans déménager ni changer ses habitudes de vie. […] Cette forte mobilité de la main d’oeuvre est constatée dès les années 1970, où en moyenne les professionnels de l’informatique ne restent en poste que deux ans [Cf AnnaLee Saxenian‘s Regional Advantage]. Lorsqu’ils circulent ainsi, les employés, même tenus par des accords de non-divulgation, emportant leurs expériences et leurs connaissances. La propagation de ce savoir tacite est au coeur de l’écosystème , elle permet un apprentissage tacite collectif permanent. » [Page 45]

Galluzzo touche ici au coeur du sujet, ce qui fait l’unicité de la Silicon Valley. Pas tant la concentration des talents, qui existe dans toutes les régions développées. Mais la circulation des talents. Tout est dit ou presque !

Galluzzo ajoute toutefois une nuance de taille et que je connaissais moins : « Se posent donc pour les entrepreneurs des problèmes relatifs à ce qu’on a appelle dans le jargon des affaires la « guerre des talents ». Pour mener à bien ses projets, il faut parvenir à s’approprier la marchandise la plus précieuse qui soit, la force de travail d’ingénieurs hautement qualifiés. » [Page 46]

Galluzzo mentionne alors les stock options, les recrutements à la hussarde mais aussi ceci : « Une autre affaire judiciaire illustre bien les enjeux de la rétention des employés. Dans les années 2000, plusieurs géants de la Silicon Valley, parmi lesquels Intel, Google et Apple, ont formé un « cartel des salaires », en s’engageant mutuellement à ne pas tenter de débaucher les employés. Cet accord tacite visait à éliminer toute concurrence sur les travailleurs qualifiés et à limiter la hausse des salaires. » [Page 47 & voir Google, Apple, other tech firms to pay $415M in wage case]

3- L’invisibilisation de l’État.

Le sujet est aussi connu et je l’ai mentionné plus haut. On oublie trop souvent le rôle du collectif dans la possibilité de conditions, de contexte favorables. Mais Galluzzo montre que trop souvent, il y a même une certaine haine du collectif, illustrée par la visibilité grandissante des libertariens. c’est connu également, la Silicon Valley a peur des syndicats. Mais voici un autre exemple que j’ignorais:

« Je veux que les gens qui enseignent à mes enfants soient assez bons pour être employés dans l’entreprise pour laquelle je travaille, et gagner 100 000 dollars par an. Pourquoi devraient-ils travailler dans une école pour 35-40 000 dollars par an s’ils peuvent trouver un emploi ici à 100 000 dollars ? Nous devrions les embaucher et les payer 100 000 dollars, mais le problème, ce sont bien sûr les syndicats. Les syndicats sont la pire chose qui soit arrivée à l’éducation. Parce que ce n’est pas une méritocratie, mais une bureaucratie. »

Il faut lire l’extrait tout entier et peut-être même l’intégralité de l’interview de Steve Jobs. Excerpts from an Oral History Interview with Steve Jobs. Interviewer: Daniel Morrow, 20 April 1995. Computerworld Smithsonian Awards. Nous sommes là dans la culture américaine et l’importance donnée à la concurrence entre les individus plutôt qu’à l’égalité des membres du collectif.

Alors y a-t-il des génies ou non ? N’y a-t-il qu’émergence darwinienne de talents a posteriori parmi ceux qui auront survécu ? Je ne sais pas ou je ne sais plus. Sans doute quelque chose entre les deux. Ou peut-être s’agit-il d’un acte de foi, tant que la sociologie n’aura pas d’éléments qui me permettront d’avoir un avis plus convaincant…

A suivre…

Optimisme et désillusions dans la Silicon Valley. Partie 3 : Goomics, la fin de la Googlitude ?

Tout d’abord, il est important de se souvenir qu’Aaron Swartz est décédé il y a 10 ans. Il fut, peut-être, la première victime de la fin d’Internet tel que nous le rêvions, un accès gratuit ou du moins facile à l’information mondiale.

Qu’est-ce que la Googlitude (la Googleyness en anglais) ? La définition de Googleyness de Laszlo Bock est #1 Amusement, #2 Humilité Intellectuelle, #3 Conscience, #4 Confort avec l’ambiguïté, #5 Preuve que vous avez emprunté des chemins courageux ou intéressants dans votre vie. À la page 134 de Goomics, Manu Cornet mentionne « dirigé par les données et transparent, désintéressé et humble, proactif, avec un sens de l’humour et légèrement irrévérencieux, respectueux et juste ».

Alors que s’est-il passé entre le tome I de Goomics, (pour lequel j’avais publié 3 articles en anglais ici, et ) et ce second tome, dont le sous-titre est « Désillusion » ? Citons l’auteur à travers quelques-uns de ses dessins. Tout d’abord Google est une entreprise innovante comme le rappelle Manu Cornet à travers le quiz suivant dont vous trouverez les réponses en fin d’article.

Pourtant l’auteur a vécu ces dernières années chez Google avec une certaine difficulté. En voici quelques exemples:

Ses sentiments que Google est en train de devenir une entreprise normale avec ses mauvaises habitudes de bureaucratie, son manque de transparence et, pire encore, le mauvais traitement du harcèlement sont effrayants…

Finissons tout de même sur une note rafraichissante, typiquement écrite par un vrai nerd!

Post-scriptum (avant les réponses au quiz):

Un post-scriptum pour refermer la boucle de ces 3 articles sur les désillusions dans l’innovation. Un article scientifique récent semble soutenir certains des arguments de Michael Gibson dans Paper Belt on Fire. France Culture dans Les publications scientifiques deviennent de moins en moins “innovantes” (voir la fin de la page) cite une publication de chercheurs de l’université du Minnesota, Papers and patents are becoming less disruptive over time. Une lecture intéressante pour ceux que le sujet interpelle.

Réponses au quiz

Post-scriptum (en date du 22 août 2023): Page et Brin ne donnent pas beaucoup d’interview, la dernière en date que j’ai trouvée est celle-ci.

Optimisme et désillusions dans la Silicon Valley. Partie 2 : l’interview de Steve Jobs dans Playboy

C’est la troisième fois que je peux associer le magazine Playboy aux startups technologiques. Étrange.

En 1971, Intel entra en bourse le même jour que Playboy et son co-fondateur, Gordon Moore, raconte avec humour dans Something Ventured : Et quelques années plus tard l’un des analystes : « Le marché a parlé. Ce sont des chips sur des chicks, 10 contre 1. » Il n’a pas exactement dit cela, mais quelque chose de similaire. Je vous laisse chercher si vous le souhaitez…

En 2004, l’interview dans le même magazine des fondateurs de Google, The Google Guys, les nouveaux milliardaires d’Amérique, fut très controversée et faillit annuler l’entrée en bourse du célèbre moteur de recherche. Voir par exemple Google indique que l’article de Playboy pourrait être coûteux.

Et je viens de découvrir qu’en 1984, le magazine publia une longue interview de 13 pages de Steve jobs, la nouvelle star de la Silicon Valley : Steven Jobs, une conversation ingénue sur la fabrication d’ordinateurs, sur les erreurs et sur les millions avec le jeune entrepreneur qui a déclenché une révolution commerciale. En voici quelques extraits:

À propos des ordinateurs

Nous vivons dans le sillage de l’évolution pétrochimique d’il y a 100 ans. La révolution pétrochimique nous a donné de l’énergie gratuite – de l’énergie mécanique gratuite, dans ce cas. Cela a changé les textures de la société à bien des égards. Cette révolution, la révolution de l’information, est aussi une révolution d’énergie gratuite, mais d’un autre genre : une énergie intellectuelle gratuite. C’est très rudimentaire aujourd’hui, mais notre ordinateur Mackintosh consomme moins d’énergie qu’une ampoule de 100 watts pour fonctionner et il peut vous faire gagner des heures par jour. Que pourra-t-il faire d’ici 10 ou 20 ans, ou d’ici 50 ans ? Cette révolution éclipsera la révolution pétrochimique. Nous sommes à l’avant-garde.

Les ordinateurs seront essentiels dans la plupart des foyers. La raison la plus convaincante d’acheter un ordinateur pour la maison sera de le relier à un réseau de communication national. Nous n’en sommes qu’au début de ce qui sera une percée vraiment remarquable pour la plupart des gens – une percée aussi remarquable que le téléphone.

C’est souvent la même chose avec toute nouvelle chose révolutionnaire. Les gens se figent en vieillissant. Nos esprits sont des sortes d’ordinateurs électrochimiques. Vos pensées construisent des modèles comme des échafaudages dans votre esprit. Vous gravez vraiment des motifs chimiques. Dans la plupart des cas, les gens restent figés dans ces schémas, tout comme pour les sillons d’un disque, et ils n’en sortent jamais.

C’est une personne rare, celle qui grave des sillons qui ne soient pas une façon particulière de voir les choses, une façon particulière d’interroger les choses. Il est rare de voir un artiste dans la trentaine ou la quarantaine contribuer vraiment à quelque chose d’incroyable. Bien sûr, il y a des gens qui sont naturellement curieux, toujours des petits enfants émerveillés par la vie, mais ils sont rares.

À propos de l’innovation

Ce qui se passe dans la plupart des entreprises, c’est que vous ne gardez pas des personnes formidables dans des environnements de travail où l’accomplissement individuel est découragé plutôt qu’encouragé. Les gens formidables partent et vous vous retrouvez avec la médiocrité. Je le sais, parce que c’est comme ça qu’Apple a été construite. Apple est une entreprise d’Ellis Island. Apple est construite sur des réfugiés d’autres entreprises. Ce sont les contributeurs individuels extrêmement brillants qui ont été des fauteurs de troubles dans d’autres entreprises.

Polaroid a fait cela pendant quelques années, mais finalement le Dr Land, l’un de ces brillants fauteurs de troubles, a été invité à quitter sa propre entreprise – ce qui est l’une des choses les plus stupides dont j’aie jamais entendu parler.

À propos de la croissance

Quoi qu’il en soit, l’un de nos plus grands défis et celui sur lequel je pense que John Sculley et moi devrions être jugés dans cinq à dix ans est de faire d’Apple une entreprise incroyablement réussie de dix ou 20 milliards de dollars. Y aura-t-il encore l’état d’esprit qu’il y a aujourd’hui ? Nous explorons un nouveau territoire. Il n’y a pas de modèles vers lesquels nous pouvons nous tourner pour notre forte croissance, pour certains des nouveaux concepts de gestion que nous avons. Nous devons donc trouver notre propre chemin.

La façon dont cela va fonctionner est que dans notre entreprise, afin de continuer à être l’un des principaux contributeurs, nous allons devoir compter sur une entreprise de dix milliards de dollars. Cette croissance est nécessaire pour nous permettre de se maintenir avec la concurrence. Notre souci est de savoir comment devenir cela, plutôt que l’objectif du dollar, qui n’a pas de sens pour nous.

Il reste peut-être des imitateurs dans la fourchette de 100 000 000 $ à 200 000 000 $, mais être une entreprise à 200 000 000 $ signifie que vous luttez pour votre survie, et ce n’est pas vraiment une position à partir de laquelle innover. Non seulement je pense qu’IBM éliminera ses imitateurs en fournissant des logiciels qu’ils ne peuvent pas fournir, mais je pense qu’elle finira par proposer une nouvelle norme qui ne sera même pas compatible avec ce qu’elle fabrique actuellement – car elle est trop restrictive .

[Steve Jobs fut un visionnaire, mais il ne pouvait pas avoir toujours raison. Regardez Dell, Compaq, Lenovo, HP et Intel/Microsoft…]

J’avais pensé à vendre 1 000 000 d’ordinateurs par an, mais ce n’était qu’une idée. Quand cela se produit réellement, c’est une chose totalement différente. Donc ce fut : « Putain de merde, c’est en train de se réaliser ! » Mais ce qui est difficile à expliquer, c’est que cela ne se passe pas du jour au lendemain.

L’année prochaine sera ma dixième année. Je n’avais jamais rien fait de plus d’un an dans ma vie. Six mois pour moi, c’était long quand on a lancé Apple. C’est donc ma vie depuis que je suis une sorte d’adulte libre. Chaque année a été si remplie de problèmes, de succès, d’expériences d’apprentissage et d’expériences humaines qu’une année est une vie chez Apple. Cela fait donc dix vies.

Il y a un vieux dicton hindi qui me vient à l’esprit de temps en temps : « Pendant les 30 premières années de votre vie, vous façonnez vos habitudes. Pendant les 30 dernières années de votre vie, vos habitudes vous façonnent. Comme je vais avoir 30 ans en février, l’idée m’a traversé l’esprit.

Et je ne suis pas sûr. Je resterai toujours connecté avec Apple. J’espère que tout au long de ma vie, j’aurai en quelque sorte le fil de ma vie et le fil d’Apple tissés l’un dans l’autre, comme une tapisserie. Il peut y avoir quelques années où je ne serai pas là, mais je reviendrai toujours.

À propos de l’intelligence artificielle

Les premiers jeux vidéo ont capturé les principes de la gravité. Et ce que la programmation informatique peut faire, c’est capturer les principes sous-jacents, l’essence sous-jacente, puis faciliter des milliers d’expériences basées sur cette perception des principes sous-jacents.

Maintenant, et si nous pouvions capturer la vision du monde d’Aristote – les principes sous-jacents de sa vision du monde ? Ensuite, vous pourriez poser une question à Aristote. Ok, vous pourriez dire que ce ne serait pas exactement ce qu’était Aristote. Tout pourrait être faux. Mais peut-être pas.

Une partie du défi, je pense, est de fournir ces outils à des millions et des dizaines de millions de personnes et de commencer à affiner ces outils afin qu’un jour nous puissions grossièrement, puis dans un sens plus raffiné, capturer un Aristote ou un Einstein ou un Land de son vivant.

C’est pour quelqu’un d’autre. C’est pour la prochaine génération. Je pense qu’un défi intéressant dans ce domaine de la recherche intellectuelle est de devenir obsolète avec élégance, dans le sens où les choses changent si vite que certainement d’ici la fin des années 80, nous voulons vraiment passer les rênes à la prochaine génération, de sorte qu’ils peuvent continuer, se tenir sur nos épaules et aller beaucoup plus loin. C’est un défi très intéressant, n’est-ce pas ? Comment devenir obsolète avec grâce.

Post-Scriptum : difficile d’ajouter quelque chose à cette belle conclusion et pourtant je souhaite créer un lien (assez artificiel) entre ces deux premières parties. Je viens de le découvrir en terminant cet article et la coïncidence est assez jolie.

Je ne connaissais pas cette interview de Steve Jobs. Beaucoup plus connu, célèbre même est le discours qu’il donna en 2005 à l’université de Stanford, pour la remise des diplômes des étudiants (son « commencement speech » qui fut la motivation de mon premier article sur ce blog.)

Par coïncidence, Michael Gibson termine son livre Paper Belt of Fire par l’analyse d’un autre discours donné en 2005 et considéré par certains comme un des plus beaux avec celui de Jobs. Il s’agit de « This is water » de David Foster Wallace, dont vous trouverez ici l’intégralité sur This Is Water: Some Thoughts, Delivered on a Significant Occasion, about Living a Compassionate Life. .

En voici la conclusion:

The capital-T Truth is about life BEFORE death.

It is about the real value of a real education, which has almost nothing to do with knowledge, and everything to do with simple awareness; awareness of what is so real and essential, so hidden in plain sight all around us, all the time, that we have to keep reminding ourselves over and over:

“This is water.”
“This is water.”

It is unimaginably hard to do this, to stay conscious and alive in the adult world day in and day out. Which means yet another grand cliché turns out to be true: your education really IS the job of a lifetime. And it commences: now.

[Et ma traduction rapide:

La Vérité avec un V majuscule concerne la vie AVANT la mort.

Il s’agit de la valeur réelle d’une véritable éducation, qui n’a presque rien à voir avec la connaissance, et tout à voir avec la simple prise de conscience ; conscience de ce qui est si réel et essentiel, si caché à la vue tout autour de nous, tout le temps, que nous devons nous rappeler sans cesse :

« C’est de l’eau. »

« C’est de l’eau. »

Il est incroyablement difficile de faire cela, de rester conscient et vivant dans le monde des adultes jour après jour. Ce qui signifie qu’un autre grand cliché s’avère être vrai : votre éducation EST vraiment le travail de toute une vie. Et ça commence : maintenant.]

Optimisme et désillusions dans la Silicon Valley. Partie 1: La couronne de papier en feu

J’ai donc demandé à Gates : « Que pensez-vous de l’idée que nous ne voyons pas autant d’innovation et de progrès scientifiques que nous le devrions ? Que le rythme des progrès est au point mort ? »
« Oh, vous êtes pleins de merde. Merde totale… »

C’est ainsi que Bill Gates réagit à la page XI du livre Paper Belt on Fire, How Renegade Investors Sparked a Revolt against the University aux idées Michael Gibson qu’il décrit en détail dans son récent livre. Un titre que l’on pourrait traduire par La couronne de papier en feu.

Le livre est à la fois passionnant et frustrant, convaincant parfois et énervant à d’autres moments. Mais permettez-moi de mentionner ce qui me questionne.

La thèse centrale du livre comporte quatre parties. La première est que la science, le savoir-faire et la sagesse sont la source de presque tout ce qui est bon : un niveau de vie plus élevé ; des vies plus longues et en meilleure santé; des collectivités prospères; des villes éblouissantes; des ciels bleus; des philosophies profondes; l’épanouissement des arts; et tout le reste. La deuxième est que le rythme de progrès de la science, du savoir-faire et de la sagesse s’est stabilisé depuis trop longtemps. Nous n’avons pas fait de progrès scientifiques, technologiques ou philosophiques à la vitesse dont nous avions besoin depuis environ 1971. (Nonobstant les ordinateurs et les smartphones.) La troisième affirmation est que l’échec complet et total de notre éducation, du K-12 à Harvard, est un exemple de cette stagnation. Nous ne sommes pas très doués pour éduquer les gens et nous n’avons pas beaucoup amélioré l’apprentissage des élèves en plus d’une génération, même si nous dépensons trois à quatre fois plus par élève à n’importe quel niveau. Notre manque de progrès dans la connaissance de la manière d’améliorer les résultats des élèves a grandement contribué au déclin de la créativité dans à peu près tous les domaines. Le dernier point principal est que le sort de notre civilisation dépend du remplacement ou de la réforme de nos institutions peu fiables et corrompues, qui comprennent à la fois l’école publique locale et l’ensemble de l’Ivy League. Mes collègues et moi essayons de tracer une voie dans le domaine de l’éducation. Nous pouvons nous tromper dans nos méthodes, mais notre diagnostic est correct. [Pages XIX-XX]

Quels sont les traits des grands fondateurs ? [Pages 89-96]

Contrôle des bords, ramper-marcher-courir, hyperfluidité, profondeur émotionnelle et résilience, une motivation durable, l’éclat alpha-gamma tension, l’ambition sans ego et la sphère de Dyson du vendredi soir.

Edge control (Contrôle des bords): une volonté jour après jour, de défier la frontière entre le connu et l’inconnu, l’ordre et le désordre, la vision et l’orgueil.

Crawl-walk-run (ramper-marcher-courir): une équipe fondatrice doit avoir l’intelligence nécessaire pour construire ce qu’elle va construire. […] La meilleure façon de dépister ces traits est de les voir jouer dans la nature. Il faut du temps pour voir leur évolution.

Hyperfluidité : les meilleurs fondateurs ont le charme d’un colporteur et la rigueur d’un physicien. […] Ils parlent avec une compétence fluide.

Profondeur émotionnelle et résilience : les fondateurs d’une entreprise doivent avoir l’intelligence sociale et émotionnelle pour embaucher, travailler avec les clients, lever des fonds auprès des investisseurs et se mêler aux co-fondateurs. La complexité de cet effort total est incroyablement exigeante et émotionnellement épuisante.

Tensive brilliance (Éclat en tension) : ce que nous avons remarqué, c’est que les créatifs ont tendance à avoir une unité née de la variété. Cette unité peut avoir une forte tension, car elle tente de concilier les contraires. Initié mais marginal, familier mais extérieur, étrange mais pas étranger, jeune d’âge mais plus âgé d’esprit, membre d’une institution mais paria social – toutes sortes de polarités qui se prêtent au dynamisme. C’est en partie, je crois, pourquoi les immigrants et les citoyens de première génération montrent une forte productivité pour l’entrepreneuriat. Ils sont identiques, mais différents.

Ambition sans ego : d’un côté, il y a un engagement intense à faire de grandes choses. Mais de l’autre côté, il y a un élément de détachement, une attitude libre et sereine qui traite le triomphe et le désastre de la même manière.

Friday-night-Dyson-sphere (la Sphère de Dyson du vendredi soir): le physicien Freeman Dyson a imaginé une fois une sphère de matériau absorbant la lumière entourant tout notre système solaire à sa périphérie. L’un des moments les plus électrisants pour nous est lorsqu’une équipe nous convainc, par une série d’étapes plausibles étayées par des preuves, qu’elle est capable de transformer un stand de limonade en une entreprise qui construit des Sphères de Dyson. De plus, il est clair qu’ils préfèrent bricoler un vendredi soir quand tous les gamins cools font la fête.

Le fonds 1517 [1]

« Nous sommes nommés d’après l’année où Martin Luther a cloué ses quatre-vingt-quinze thèses sur la porte d’une église dans une petite ville allemande. Cela a commencé une révolution, la Réforme Protestante. Mais tout a commencé parce qu’il protestait contre la vente d’un bout de papier appelé indulgence. En 1517, l’église disait que ce morceau de papier coûteux pourrait sauver votre âme. En 2015, les universités vendent un autre morceau de papier coûteux, le diplôme, en disant que c’est le seul moyen de sauver votre âme. Eh bien, c’était des conneries alors. Et ce sont des conneries aujourd’hui. » [Page 144]

D’une part, la plupart des fonds de capital-risque échouent. Des singes aveugles qui lancent des fléchettes pour sélectionner des actions obtiendraient de meilleurs résultats que l’investisseur qui a choisi le fonds de capital-risque moyen. Le capital-risque médian rapporte environ 1,6 % de moins que si quelqu’un plaçait simplement son argent dans un fonds commun de placement indiciel. [Page 147]

Pour accélérer les progrès, nous avons besoin que les jeunes travaillent aux frontières de la connaissance plus tôt qu’ils ne l’ont fait par le passé. Ils ont aussi besoin de plus de liberté. Cela signifie que les institutions leur fassent confiance pour prendre des risques et faire preuve d’un certain contrôle sur leurs recherches. Nous devons considérer comme une loi assez prévisible de la créativité que l’inconnu doit toujours traverser l’étrange avant que nous puissions le comprendre.
Les universités ont rempli cette fonction de recherche dans le passé et continueront de le faire. Mais ellese sont tourmentés par quatre réalités. La première est la lenteur d’une éducation formelle basée sur des diplômes. Il faut quatre ans pour obtenir un bachelor, puis sept ou huit ans pour obtenir un doctorat. Deuxièmement, les universités sont devenues des ruches de pensée de groupe. Troisièmement, l’octroi de bourses est motivé par le prestige, la crédibilité et une mentalité sans prise de risque (« cover your ass »). Quatrièmement, les incitations des institutions académiques récompensent les calculs politiques avisés, l’incrémentalisme, les horizons à court terme et une hiérarchie des statuts dans laquelle la loyauté est plus récompensée que l’avancement des connaissances.
[Pages 261-2]

À propos de l’éducation

La bonne nouvelle est que deux méthodes bon marché et relativement faciles à utiliser se distinguent comme étant les plus efficaces pour améliorer les performances des élèves : les auto-tests pratiques et la pratique distribuée. La pratique distribuée est lorsque les étudiants établissent et s’en tiennent à un calendrier de pratique cohérent au fil du temps. (Son antithèse est le bachotage.) La pratique n’est pas une simple répétition, mais un effort délibéré pour améliorer les performances dans la zone de Boucle d’Or où le succès n’est ni trop facile à gagner, ni le défi trop difficile. L’auto-test en tant que technique ne doit pas être confondu avec des tests standardisés à enjeux élevés, mais plutôt comme un moyen de sonder fréquemment les limites des connaissances dans un domaine. […] L’auto-évaluation cohérente et la pratique distribuée sont les techniques d’apprentissage les plus efficaces, mais elles sont aussi les plus pénibles, car ces deux stratégies nécessitent de la discipline, de l’énergie et des efforts individuels.

Ensuite, il y a les questions plus intangibles qui nécessitent notre attention. Comment pouvons-nous encourager les élèves à rechercher la vérité, indépendamment de l’approbation des autres ? Comment enseignons-nous la désobéissance civile, en formant nos jeunes à se battre pour ce qui est juste ? Ou comment pratiquer la gratification différée pour des objectifs valables à long terme ? Est-ce même possible à enseigner? Personne n’a pris la peine de demander. [Pages 301-302]

Si vous n’êtes pas énervé et toujours intrigué, vous pouvez lire son dernier chapitre autour de James Stockdale et David Foster Wallace.

Maintenant, ce que j’ai trouvé énervant, c’est l’énorme différence entre les exceptions, les anecdotes dans un système et un problème de statistique sociale. Je ne citerai qu’un grand roman plutôt méconnu, Les Thibault de Roger Martin du Gard : « Je vous avoue que je ne sais plus très bien ce que je lui ai conseillé. J’ai dû – naturellement – l’engager à ne pas abandonner l’École. Pour des êtres de sa trempe, notre enseignement est, somme toute, inoffensif : ils savent choisir, d’instinct ; ils ont – comment dirais-je – une désinvolture de bonne race, qui ne se laisse pas mettre en lisière. L’École n’est fatale qu’aux timides et aux scrupuleux. Au reste, il m’a paru qu’il venait me consulter pour la forme et que sa résolution était prise. C’est justement l’indice d’une vocation, qu’elle soit impérieuse. C’est bon signe qu’un adolescent soit en révolte, par nature, contre tout. Ceux de mes élèves, qui sont arrivés à quelque chose étaient tous de ces indociles. » [Page 754 du volume 1, collection folio]

[1] Je n’ai pas mentionné jusqu’à présent et je le fais dans cette note de bas de page que Gibson appartient en quelque sorte à la mafia PayPal des anarcho-libertaires qui incluent Peter Thiel et Elon Musk. Gibson a cogéré la bourse Thiel et aujourd’hui le fonds 1517. Il y a des boursiers notables comme indiqué sur Wikipedia. Maintenant, citant Peter Thiel, les destinataires ont-ils fait mieux que ce dont il rêvait : « Nous voulions des voitures volantes, nous avons obtenu 140 caractères à la place » ou ont-ils vraiment répondu à sa célèbre question « Qu’est-ce que vous croyez être vrai que le reste du monde pense faux ? » [Page 60]

Encore des histoires de startups : Spotify, Gumroad

Deux fois récemment, mon collègue Antoine qui connaît ma passion obsédante pour la Silicon Valley a tenté en quelque sorte de l’atténuer avec des points de vue alternatifs. Il a d’abord évoqué une nouvelle série de Netflix, The Playlist, sur une success story européenne, Spotify (voici un article sur son introduction en bourse il y a quelques années) ; et ensuite il m’a pointé Gumroad à travers ce que son fondateur, Sahil Lavingia, avait à dire sur le succès et l’échec.

Sahil Lavingia explique dans Reflecting on My Failure to Build a Billion-Dollar Company que le succès est subjectif. Gumroad n’est peut-être pas une licorne et les investisseurs sont probablement frustrés, mais Gumroad a créé beaucoup de valeur. L’article mérite les 10-15 minutes de lecture.

The Playlist est aussi divertissant que le Silicon Valley de HBO et aussi riche en informations que Something Ventured. La série de 6 épisodes est structurée sur des archétypes des startups, La vision, L’industrie, La loi, Le codeur, Le partenaire, L’artiste. Plus important encore, la série est vraiment bien construite dans sa dramaturgie.

Je vais juste extraire quelques images qui illustrent à nouveau ma passion !

Rien à ajouter aux sous-titres ! Sauf que ceux-ci sont tirés des épisodes 1 et 5. La scène est montrée deux fois. Ce devait être une scène importante pour les créateurs de la série…

L’image finale nécessite quelques explications. Ici, l’un de nos « héros » rencontre Peter Thiel et la poignée de main finale (toute la scène en réalité) est révélatrice de ces étranges personnalités.

Je n’ai pas fini la série et je regarderai bientôt le dernier épisode. Mais clairement, c’est l’un des meilleurs récits et aussi des plus véridiques du monde des startups.

Hard Things de Ben Horowitz : du courage et encore du courage

J’avais lu The Hard Thing about Hard Things en 2014. Je l’avais relaté dans deux billets ici et . Puis un collègue que je crois être un ami m’en a mentionné la relecture, en disant « Le début de ce bouquin m’a rassuré :-), c’est pareil pour tout le monde même les meilleurs. » Il avait ajouté une image scannée du livre que je reproduis en fin d’article.

Bon je ne peux qu’encourager à lire l’ouvrage en version originale si vous êtes à l’aise avec l’anglais. Les mondes de la technologie et du business sont remplis de termes anglo-saxons, et même parfaite, une traduction française est toujours un peu étrange. Ici j’ai même l’impression de lire des choses similaires à ce que j’obtiens avec des outils de traduction automatique, tournant parfois au surréaliste. « Il n’en va pas comme de certaines start-up itératives qui lancent leur fusée »… ou un peu plus loin « les courbes de Bell » sans doute pour traduire bell curves… (page 69)

Je ne sais pas s’il y aura un second billet sur ce livre, je vais attendre d’en achever la (re)lecture moi aussi. Clairement Hard Things est un des meilleurs livres sur le monde des startup. En voici quelques extraits:

Chaque fois que je lis un livre ou un manuel sur le management, je ne peux m’empêcher de penser : « Fort bien mais cela ne traduit pas ce que j’ai vécu de plus difficile dans telle ou telle situation. » Car le plus difficile n’est pas de déterminer un grand objectif effrayant et audacieux, mais de devoir licencier des salariés quand on n’atteint pas cet objectif. […] Le plus difficile n’est pas d’élaborer un organigramme mais d’instaurer une véritable communication à l’intérieur de l’organisation que vous venez de créer. […] Ces ouvrages tentent en fait d’offrir des recettes à des problèmes qui n’admettent aucune solution. Il n’existe pas de réponse toute faite pour affronter les situations complexes et évolutives. (Page 9)

Le leadership se définit comme la capacité à entrainer les autres à vous suivre, même si ce n’est qu’à titre de curiosité. (Page 9 – Évident mais bon à rappeler.)

Le fait de voir le monde à travers des prismes différents m’a appris à établir une distinction entre les faits et la perception que l’on peut en avoir […] L’existence d’un scénario, plausible est souvent ce qui permet de maintenir l’espoir dans une équipe de travail qui ne sait plus à quel saint se vouer. (Page 10)

Et que dire de ce passage assez fort sur le combat, sur le courage.

J’ai retrouvé ce passage si important : « Identifier le produit approprié est la mission de l’innovateur, et non du client. Le client ne sait rien d’autre que ce qu’il croit vouloir en fonction de l’expérience qu’il a du produit existant. L’innovateur peut prendre en compte tous les possibles, mais doit souvent aller contre ce qu’il sait être vrai. En cela, l’innovation exige à la fois de la connaissance, de la compétence et du courage. Le fondateur est souvent le seul qui ait le courage d’ignorer délibérément les données. » (Page 62)

Mais j’avais oublié celui-ci : On me demande toujours « Quel est le secret d’un P-DG qui réussit ? » Il n’y a malheureusement aucun secret ; mais s’il existe une compétence indispensable entre toutes, c’est la capacité à se concentrer et à choisir l’action la plus pertinente possible faute de solutions adéquates. C’est précisément dans les moments où vous seriez tenté de vous cacher ou de disparaître que vous pouvez faire la différence en tant que P-DG. (Page 71)

Avoir le courage de dire les choses.

« Dans mon esprit, j’aidais tout le monde à conserver un moral d’acier en accentuant les côtés positifs et en passant sous silence ceux qui étaient négatifs. Mais mon équipe savait que ma réalité était plus nuancée que je ne la présentais. Et non seulement ils constataient par eux-mêmes que le monde n’est pas aussi rose que je le décrivais, mais ils devaient encore m’écouter leur raconter des histoires à chaque réunion. » (Page 76)

Ce passage m’a frappé et fait penser au message d’Arnaud Bertrand que je rappelle souvent : « Souvent, lorsque j’étais confronté à de mauvaises nouvelles, je les enterrais simplement dans un coin profond de mon esprit et choisissais de me concentrer sur des pensées plus positives. Pire encore, je ne les partagerais pas avec les autres membres de l’équipe en pensant qu’ils étaient mon fardeau et que mon rôle de leader était de donner une impression positive sur la direction de l’entreprise. »

Dans toute interaction humaine, le degré de communication est inversement proportionnel au niveau de confiance. [Oui relisez bien. Cela peut sembler curieux ! Mais la suite est convaincante] Prenons un exemple : si je vous fais totalement confiance, je n’ai pas besoin de vous demander d’expliquer ou de communiquer sur vos actions, parce que je sais que vous agissez en fonction de mon meilleur intérêt. (Page 77)

En résumé, si vous dirigez une entreprise, vous êtes sujet à une énorme pression psychologique vous incitant à afficher un optimisme à toute épreuve. Résistez-y, affrontez vos peurs et dites les choses telles qu’elles sont. (Page 79)

Un extrait de la version en anglais que m’a scanné mon ami entrepreneur

PS: je ne peux m’empêcher de mentionner ici un article que j’avais relayé sur LinkedIn il y a quelques jours. «La naïveté est indispensable pour lancer une start-up»
https://www.pme.ch/actualites/la-naivete-est-indispensable-pour-lancer-une-start-up.

J’y ai retrouvé avec plaisir et nostalgie une startupeuse de mon pays d’adoption. Et ce magnifique commentaire : «A 24 ans, on est naïf, confie Déborah Heintze. On part sur un sprint, alors qu’en fait, c’est un marathon. Avec beaucoup de sprints.» Mais cette naïveté est indispensable, souligne-t-elle: «C’est primordial de toujours croire au sprint. Et de tout donner à 200%, sans se rendre compte de l’énorme montagne face à nous. Et en pensant chaque année que le sommet de la montagne sera pour l’année suivante.» D’ailleurs, ce sera l’année prochaine. Sûrement.

Parts égales entre fondateurs de startups ?

Hier, j’ai eu un bref débat sur la propriété initiale de Wozniak et Jobs dans Apple Computer. Il est vrai qu’à l’introduction en bourse, Wozniak possédait beaucoup moins d’actions que Jobs, mais cela s’explique par le fait qu’il a donné ou vendu à bas prix des actions aux employés (qu’il pensait le mériter alors que Jobs ne le pensait pas). Mais à l’origine, ils détenaient des parts égales comme le montre l’extrait du prospectus.

J’ai donc jeté un coup d’œil à ma base de données de startups (qui compte actuellement 890 tables de capitalisation) et j’ai analysé aux chiffres. Les voici :

Alors quelles sont les leçons ?

Premièrement, la majorité des startups ont entre 1 et 3 fondateurs, et 1 fondateur (contrairement à l’intuition peut-être) n’est pas si rare. Maintenant, il y a une mise en garde : l’histoire d’une startup n’est jamais entièrement connue. Apple avait initialement (et pendant 2 semaines) 3 fondateurs ! Le troisième était Ronald Wayne

Deuxièmement, une répartition égale très minoritaire, mais elle n’est pas rare. Environ 15-20 %.

Mais cela ne signifie pas qu’un fondateur possède plus de 50 % des parts. Bien sûr oui avec 2 fondateurs. Mais pour 3 fondateurs, cela se produit dans 41% des cas. Quand il y a plus de 3 fondateurs, c’est 31% des cas. Je n’ai pas (encore) vérifié si la géographie ou les domaines d’activités ont un impact…

Enfin, si vous lisez ce blog, vous savez que les statistiques ne disent pas tout. Les startups sont un monde d’exceptions (et les statistiques sont rarement gaussiennes mais suivent une loi de puissance, donc attention aux moyennes et %). Par conséquent, de manière plus anecdotique, mais toujours importante, voici quelques exemples célèbres :

Startups célèbres – 2 fondateurs à parts égales
Adobe
Akamai
Apple
Atlassian
Broadcom
Cisco
Genentech
Google
Intel
Netscape
Riverbed
Skype
Soitec
Spotify
Tivo
Yahoo
Zalando

Startups célèbres – 3 fondateurs à parts égales
Airbnb
Checkpoint
Compaq
DoubleClick
Equinix
Marimba
nVidia
Palantir
Revolut
RPX
WeWork

Startups célèbres – plus de 3 fondateurs à parts égales
AMD
Regulus
ROLM
Xiaomi

Startups célèbres – fondateurs à parts non égales
Cypress
DropBox
Etrade
Eventbrite
Facebook
Lyft
Microsoft
Mysql
Oracle
Pinterest
Salesforce
Sun Microsystems
Twitter
Uber

Un été avec … Marguerite Yourcenar, la connaissance et l’ignorance, la littérature, la philosophie… et les mathématiques !

« Autrefois, quand je fréquentais les mosquées,
je n’y prononçais aucune prière,
mais j’en revenais riche d’espoir.
Je vais toujours m’asseoir dans les mosquées,
où l’ombre est propice au sommeil. »

Omar Khayyam

Cer article de blog a d’abord été motivé par la lecture de Marguerite Yourcenar cet été. Mémoires d’Hadrien et L’œuvre au noir sont des romans magnifiques, à très forte dimension philosophique. La lecture de la biographie de cette femme exceptionnelle m’a appris qu’elle avait rêvé d’ajouter aux biographies d’Hadrien et de Zénon celle d’un mathématicien assez méconnu, Omar Khayyam. Je reviendrai plus bas sur les travaux de ce personnage. Cet été fut aussi l’occasion de découvrir la magnifique série de Podcasts de Radio France, Un été avec.

Tout l’été fut parcouru par les interventions de Cynthia Fleury (déjà mentionnée sur ce blog) sur Vladimir Jankélévitch. J’ai ensuite découvert les étés précédents consacrés à Montaigne et Pascal. Ce qui est assez fascinant c’est de voir s’exprimer les proximités entre tous ces philosophes, y compris Cynthia Fleury et Marguerite Yourcenar en tant que romancière, dans leur quête de la compréhension de la connaissance et de l’ignorance, et le courage (voire la souffrance) que cela implique.

J’aurais tellement aimé lire ce que Marguerite Yourcenar aurait écrit sur ce mathématicien poète. Il semble qu’elle n’osa pas se lancer dans l’aventure. Elle confessa « une autre figure historique (que celle de l’empereur Hadrien) m’a tentée avec une insistance presque égale : Omar Khayyam… Mais (sa) vie… est celle du contemplateur, et du contempteur pur » tout en ajoutant, avec une humilité qui fait défaut à beaucoup de « traducteurs », « D’ailleurs, je ne connais pas la Perse et n’en sais pas la langue ». Wikipedia dit assez peu de choses sur Khayyam mais donne l’exemple d’un problème qu’il résolut:

La référence est celle du livre : Une histoire des mathématiques : Routes et dédales, Amy Dahan-Dalmedico et Jeanne Peiffer, 1986, pp. 94-95.

Les autrices consacrent en effet les deux pages suivantes à Omar Khayyam:

On peut comprendre que Marguerite Yourcenar fut intéressée par ce personnage errant… Si vous êtes arrivé.e.s jusque-là, vous pourriez vous dire qu’il y a peu de lien avec les startup. Il n’y en a pas, mais je fais régulièrement des articles sur les mathématiques. Ah je pourrais ajouter que les entrepreneurs écrivent leurs premières idées sur un coin de table. C’est ce que j’ai fait pour (re)résoudre le problème de Khayyam.

Et parce que le livre de Dahan-Dalmedico et Peiffer est passionnant, je me permets un second exemple de démonstration faite par un mathématicien arabe.

Des nouvelles données (intéressantes?) sur les startup françaises.

Il y a un mois, je publiai des données sur les startups françaises. J’avais été surpris de découvrir que l’accès aux données sur les entreprises non cotées était enfin possible gratuitement dans mon cher pays. J’ai donc regardé quelques (célèbres) licornes françaises en m’intéressant à la structure de l’actionnariat et au montant d’argent qu’elles avaient levé globalement, ainsi qu’à leurs tours de financement d’amorçage et A. Vous trouverez le détail des données dans un pdf en fin de post.

Mais avant de passer à cette analyse, je vais mentionner un excellent article sur la levée de fonds en amorçage, qui donne des conseils et des informations assez riche. Il est intitulé La levée de fonds seed ou amorçage. Voici donc les résultats :

Dans ce premier tableau, j’ai analysé leur âge et leurs levées de fonds. Pour donner une règle simple, à propos de celles qui sont encore privées, elles ont environ 5 à 15 ans, elles ont levé environ 200 millions d’euros, avec des tours d’amorçage de 0,5 million d’euros et des « rounds A » de 2 à 3 millions d’euros. La capitalisation boursière devrait être (par définition) supérieure à un milliard d’euros, mais apparemment ce n’est pas toujours le cas (disons que la valeur d’une entreprise privée est une mesure très volatile !) et le rapport de cette valeur au montant levé semble être aller de 5 à 15…

J’ai ensuite regardé à quelle dilution correspondent les tours d’amorçage et A ainsi que l’âge des entreprises pour ces tours. Encore une fois, sans tenir compte des valeurs extrêmes (« outliers »), les tours d’amorçage et A semblent induire une dilution de 25 %, par conséquent, avec des tours de 0,5 M € et 2-3 M € respectivement, la valeur en « seed » est d’environ 2M€ et au tour A est 8-12M€. Enfin les startups ont moins de 1-2 ans au seed et moins de 4 ans au « A round ».

Le dernier tableau concerne la structure de l’actionnariat ou du capital ainsi que des données sur les fondateurs. Les fondateurs conservent 25 à 30 % de leurs startups, les investisseurs 60 à 65 % et les salariés 5 à 10 %.

Il y a environ deux fondateurs par startup, ils ont étonnamment souvent moins de 30 ans avec un âge médian et moyen de 29 ans et malheureusement pas une seule femme.

Equity List – French Unicorns

De nouvelles données sur le transfert de technologie universitaire aux startups

Nathan Benaich est très mécontent du transfert de technologie au Royaume-Uni et il a probablement raison de l’être. Pendant de nombreuses années, j’avais remarqué que les institutions universitaires britanniques prenaient souvent plus de 25 % des parts d’une startup en échange d’une licence de propriété intellectuelle, alors que le chiffre standard aux États-Unis et en Europe continentale se situe plutôt entre 5 et 10 %. Il avait publié un article très intéressant en mai 2021, Rewriting the European spinout playbook où il se plaignait d’un manque de transparence et de processus très frustrants.

Il travaille actuellement sur un nouvel ensemble de données fournies par les fondateurs qu’il met gratuitement à disposition sur spinout.fyi. Il demande de l’aide et tout fondateur intéressé devrait en fournir un peu. J’ai téléchargé ses données et fourni ici ma propre analyse bien que Nathan ait la sienne ici. Vous devriez le lire. Voici une première série de tableaux :

Si vous n’aimez pas les tableaux et même si vous les aimez, voici d’autres illustrations :

Et parce que j’avais fait une recherche similaire il y a quelques années, publiée ici sous le titre Que demandent les universités aux start-up pour une licence de propriété intellectuelle ?, j’ai fait l’exercice de combiner ses données et les miennes. Il s’agit d’un ensemble de plus de 190 entreprises ! Vous verrez ici la prise d’equity selon les domaines et les géographies (j’avais très peu de données sur les royalties, la transparence est encore moindre sur ce sujet).

Alors, quelles leçons en tirer? Le Royaume-Uni est clairement dans une situation aberrante, mais ce qui est plus frappant, c’est la volatilité des chiffres. Et pourquoi ? Certains professionnels affirment que chaque startup est différente. Je ne suis pas d’accord. Vraiment pas ! Le manque de transparence des politiques de transfert est la raison principale de la volatilité. Les fondateurs savent rarement comment ils seront traités. C’est pourquoi j’étais si heureux que l’EPFL publie sa politique. Voir mon récent article sur le sujet : Le transfert de technologie selon l’EPFL et les règles pour les startups.

J’espère vraiment que les efforts de Nathan Benaich aideront à apporter une transparence indispensable de ces chiffres !