Archives de l’auteur : Hervé Lebret

Naissance et mort de la Silicon Valley ?

A l’heure où la Silicon Valley semble plus puissante que jamais, où les GAFA et autres atteignent des valeurs difficiles à imaginer il y a encore quelques années, à l’heure où l’Intelligence Artificielle semble en effrayer plus d’un et en fasciner d’autres avec d’énormes levées de fonds pour l’openAI (10 milliards de dollars) ou Inflection AI ($1B) [sans oublier le français Mistral AI ($100M)], pourquoi voudrais-je parler de la mort de la Silicon Valley ?

La naissance et la croissance de la Silicon Valley

Avant de creuser plus loin, vous voudrez peut-être regarder la courte vidéo ci-dessus. Et au fait, quand est née la Silicon Valley ? Je prétends toujours que c’était en 1957 avec la fondation de Fairchild (La première start-up à 1000 milliards de dollars) et de l’industrie du semi-conducteur. C’est probablement un peu plus complexe comme vous le verrez dans la vidéo.

Maintenant, la figure ci-dessus ne contredit pas que la Silicon Valley a commencé vers cette année-là, mais la région était déjà développé avec les micro-ondes et des tubes de puissance, principalement pour des applications militaires, avec des sociétés telles que Litton Engineering Labs (1932), Hewlett-Packard (1939) ou Varian Associates (1948). J’ai copié la figure d’un livre que j’ai trouvé dans mes archives (mais que je n’ai pas encore lu – je ferai peut-être avec un autre article de blog) : Making Silicon Valley – Innovation and the Growth of High Tech, 1930-1970 par Christophe Lécuyer.

Assez avec l’Histoire et retour au présent. Si vous n’êtes pas convaincu par la puissance de la Silicon Valley, jetez un œil au tableau ci-dessous. Même si je suis conscient que Microsoft et Amazon, ni Tesla non plus, n’appartiennent pas géographiquement à la Silicon Valley, ils en font certainement partie d’un point de vue culturel. Et c’est pourquoi je parle de la mort de la Silicon Valley. D’un point de vue culturel.

La mort de la Silicon Valley d’un point de vue culturel

Il y a quelques jours, des amis du FMI m’ont envoyé des articles sur le départ à la retraite de Michael Moritz. Je ne serais pas surpris que vous ne le connaissiez pas, même si j’ai cité son nom sur ce blog dans le passé. Il était capital-risqueur et les capitaux-risqueurs ne sont pas les héros de la Silicon Valley. Bob Noyce, Steve Jobs, Larry Page et Sergey Brin l’étaient. Elon Musk probablement plus. « Regardez autour de vous qui sont les héros. Ce ne sont pas les avocats, ni même les financiers. Ce sont eux qui créent les entreprises » (voir ici).

Sa page Wikipédia anglaise mentionne « En juillet 2023, Moritz a quitté Sequoia après près de quatre décennies. » Il y est ajouté également que « ses investissements dans les sociétés Internet incluent Google, Yahoo!, […] PayPal, Webvan, YouTube, eToys et Zappos. » On peut aussi lire un article sur Techcrunch, Michael Moritz moves on, book-ending a long chapter at Sequoia Capital.

Moritz fait partie d’une longue liste d’investisseurs qui ont décidé de prendre leur retraite. La première génération a cessé d’être active il y a longtemps (Arthur Rock, Don Valentine, Tom Perkins et Eugene Kleiner font partie de cette liste) et la deuxième génération disparaît également (John Doerr qui a co-investi avec Moritz dans Google et siégeait avec lui au conseil d’administration de l’entreprise, a également pris sa retraite). Tous ces inconnus ont contribué à bâtir la Silicon Valley en soutenant financièrement les entrepreneurs les plus célèbres.

Ce n’est pas la première fois que j’exprime des doutes sur la Silicon Valley :
– une série de 3 articles sur Optimisme et désillusions dans la Silicon Valley en janvier 2023,
– un article de septembre 2021, La Silicon Valley aura bientôt 65 ans. Devrait-elle être mise à la retraite ? avec des références à Silicon Valley 2018: Les libertariens ont remplacé les hippies,
– ou les plus anciens (2013) Les promesses de la technologie. Décevantes ? et Les péchés capitaux de la Silicon Valley.

Il est vraiment étrange qu’une région puisse continuer à être aussi innovante depuis plus de 60 ans. Et cela continuera probablement pendant un certain temps. Ce qui est moins clair, c’est la continuité de cette culture unique qu’Olivier Alexandre a brillamment décrite dans son récent livre, La Tech.

Nous verrons…

nVidia, le nouveau géant

nVidia a récemment fait la une des journaux lorsque la valeur de son action a bondi de 25 % pour atteindre une valorisation proche de 1 billion de dollars (1 000 milliards de dollars) rejoignant un petit club d’entreprises généralement appelé GAFA(M) ou BigTech. Je connaissais nVidia comme une autre réussite de la Silicon Valley, une grande, mais juste une de plus. Elle appartient à ma liste de plus de 800 startups et voici mon tableau de capitalisation habituel.

Nvidia a été fondée en 1993 par Jen-Hsun « Jensen » Huang, Curtis Priem, et Chris Malachowsky et son siège est à Santa Clara, Californie.

Il y aurait tellement de petites choses typiques à mentionner sur son développement, mais en voici simplement quelques-unes :
– Les fondateurs étaient de jeunes ingénieurs (29, 33 et 33 ans), l’un de l’université de Stanford, les deux autres issus d’écoles solides même si moins connues. L’un est d’origine taïwanaise. Ils ont travaillé dans de grandes entreprises technologiques avant de fonder leur startup, et ils la dirigent toujours. Ils avaient une part égale de la startup à la fondation.
– Il y a eu un soutien classique de capital-risque, un total de 20 millions de dollars en 4 tours entre 1993 (la fondation) et 1997, suivi d’une introduction en bourse en 1999, moins de 6 ans après l’incorporation. Les VC étaient Sequoia (qui a également financé Apple et Google) et Sutter Hill. Le conseil d’administration comprenait des experts de Synopsys (son cofondateur) et d’Avid.
– Les employés détenaient au moins 20 % de l’entreprise grâce à des options d’achat d’actions (et peut-être même plus de 35 % grâce à des actions ordinaires supplémentaires).
– La startup est devenu public à une valorisation de 500 millions de dollars, plus que décente et était un leader des puces graphiques informatiques jusqu’à ce que nVidia applique sa technologie à l’IA. D’où sa popularité actuelle.

There would be so many little things to mention about how typical it is, but here are a few:
– The founders were young engineers (29, 33 and 33), one from Stanford University, the two others from solid even if lesser known schools. One is of Taiwenese origin. They worked in big tech companies before founding their startup, and they are still leading it. They had equal ownership at foundation.
– There was a typical support of venture capital, a total of $20M in 4 rounds between 1993 (the foundation) and 1997 (the IPO), followed by an IPO in 1999, less than 6 years after the incorporation. The VCs were Sequoia (which also funded Apple and Google), and Sutter Hill. The board included experts from Synopsys (its cofounder) and Avid.
– Employees owned at least 20% of the company through stock options (and maybe even 35%+ throug additional common shares).
– It went public at a $500M valuation, more than decent and was a leader in computer graphics chips until nVidia applied its technology to AI. Hence its current popularity.

Cormac McCarthy – la réalité et la vie des choses imaginaires

Je parle rarement de littérature sur ce blog. Cela s’est produit parfois lorsqu’il y avait des liens avec les startups, l’entrepreneuriat, l’innovation ou même les sciences et les mathématiques. C’est arrivé avec mon adoré Hopeful Monsters et il y a quelques similitudes avec Le Passager de Cormac McCarthy.

Cormac McCarthy est un auteur proche du génie et relativement célèbre, vous avez peut-être lu ou entendu parler de La Route, Non, ce pays n’est pas pour le vieil homme (No country for old men) ou encore le moins connu, mais vrai chef d’œuvre qu’est Suttree.

Je ne sais pas si Le Passager est un chef-d’œuvre, et je n’ai pas commencé son roman sœur Stella Maris. Mais j’aime l’histoire, sa profondeur et sa beauté. À près de 90 ans, McCarthy est à nouveau impressionnant. Voici un extrait qui, espérons-le, vous poussera à lire plus loin :

Je travaille tout le temps. C’est juste que je ne mets pas grand-chose par écrit.

Alors tu fais quoi ? Tu bulles et tu rumines les problèmes ?

Oui. Buller et ruminer. C’est tout moi.

En rêvant d’équations à venir. Alors pourquoi tu ne mets pas ça par écrit ?

Tu veux vraiment qu’on en parle ?

Ben ouais.

Très bien. Ce n’est pas seulement que je n’ai pas besoin de mettre ça par écrit. Il y a autre chose. Tout ce que tu écris devient figé. Soumis aux mêmes restrictions que n’importe quelle entité tangible. Ça bascule dans une réalité coupée du domaine de sa création. Ça n’est qu’une borne. Un panneau routier. Tu t’arrêtes pour prendre des repères, mais ça se paie. Tu ne sauras jamais jusqu’où l’idée aurait pu aller si tu l’avais laissée y aller. Dans toute hypothèse, on cherche les faiblesses. Mais parfois on a le sentiment qu’il faut attendre. Avec patience. Avec confiance. On a vraiment envie de voir ce que l’hypothèse elle-même va extraire du bourbier. Je ne sais pas comment on fait des maths. Je ne suis pas sûre qu’il y ait une méthode. L’idée lutte toujours contre sa concrétisation. Les idées ne vont pas de l’avant à toute blinde, elles émergent avec un scepticisme inné. Et ces doutes ont leur origine dans le même monde que l’idée elle-même. Et ce n’est pas un monde auquel on ait vraiment accès. Donc les objections que tu apportes, depuis le monde où tu te débats peuvent être complétement étrangères au parcours de ces structures émergentes. Leurs doutes intrinsèques sont des instruments directionnels alors que les tiens sont plutôt des freins. Bien sûr, l’idée finira par trouver sa conclusion. Une fois qu’une hypothèse mathématique est formalisée en une théorie elle a peut-être un certain panache mais à de rares exceptions près on ne peut plus nourrir l’illusion qu’elle offre un réel aperçu du cœur de la réalité. A vrai dire, elle n’apparait plus que comme un outil.

La vache.

Ouais.

Tu parles de tes exercices d’arithmétique comme s’ils avaient une volonté propre.

Je sais.

Tu y crois vraiment ?

Non. Mais c’est dur de résister.

Pourquoi tu ne retournes pas à la fac ?

Je t’ai déjà expliqué. Je n’ai pas le temps. J’ai trop à faire. J’ai postulé pour une bourse de recherche en France. J’attends des nouvelles.

Bigre . C’est sérieux ?

Je ne sais pas ce qui va se passer. Je ne suis pas sûre d’en avoir envie. Envie de savoir. Si je pouvais planifier ma vie je n’aurais plus envie de la vivre. Je n’ai sans doute pas envie de la vivre tout court. Je sais que les personnages de l’histoire peuvent être réels ou imaginaires et qu’une fois qu’ils sont morts, il n’y aura plus de différence. Si des êtres imaginaires meurent d’une mort imaginaire, ils n’en sont pas moins morts. On croit pouvoir créer une histoire de ce qui a été. Présenter des vestiges concrets. Une liasse de lettres. Un sachet parfumé dans le tiroir d’une coiffeuse. Mais ce n’est pas ce qui est au cœur du récit. Et le problème, c’est que le moteur du récit ne survit pas au récit. Quand la pièce s’obscurcit et que le bruit des voix s’estompe on comprend que le monde et tout ceux qu’il contient vont bientôt cesser d’exister. On veut croire que ça recommencera. On désigne d’autres vies. Mais leur monde n’a jamais été le nôtre.

Pour les non-encore convaincus, voici une magnifique critique de ce dyptique par le désormais mythique Philippe Garnier dans Libération. Cliquer ici.

La Tech – Quand la Silicon Valley refait le Monde (la fin)

Je fais la publicité de ce livre auprès de mon entourage. C’est sans doute le livre que j’aurais aimé écrire. Tout est dit, comme l’on dit parfois! On pourra retrouver les deux précédents articles sur ce livre ici et .

Les ouvriers de la Silicon Valley

Le chapitre 6 est consacré aux développeurs, aux codeurs. L’historien Alfred Chandler a mis en lumière la manière dont la centralisation des informations et des prises de décision par des top et head managers, situés au sommet de divisions distinctes, constituait un avantage comparatif pour les entreprises phares apparues au XIXe siècle dans les domaines des transports, de l’énergie et des communications. Les manageurs y prévalent en tant qu’intermédiaires entre des producteurs-offreurs et des clients-demandeurs. Ils incarnent et concentrent le pouvoir pour des raisons fonctionnelles, car ils permettent de faire circuler de manière cohérente, hiérarchique et verticale l’information et les prises de décisions au sein des entreprises.
A travers les écrits et les conclusions de F. Brooks ([dans
The Mythical Man-Month] transparait un modèle inverse. Selon lui, pour laisser libre cours au processus d’itération nécessaire à la production logicielle, le travail doit être coordonné de manière horizontale, pour favoriser l’accompagnement dans la continuité du développement du logiciel. Il plaide en faveur de petites équipes réunies autour d’un travailleur central, qu’il compare à un « chirurgien en chef » placé, non plus en amont et en surplomb comme dans les grandes entreprises analysées par A. Chandler, mais au cœur de l’action.
Ce mode d’organisation vise à s’adapter au type de produit que sont le logiciel et ses caractéristiques en termes de production. Les développeurs se projettent dans un travail sans en connaître l’issue, le temps nécessaire ou les propriétés finales du processus de production. La conception logicielle procède ainsi nécessairement via des projections. Si les développeurs peuvent s’appuyer sur des scénarios, des visions, des schémas, des diagrammes, ces derniers ne permettent pas une coordination durable et stable à la différence des scripts dans le cinéma ou des partitions dans le domaine de la musique. Cette dimension explique le rôle attribué aux manageurs dans les entreprises de la Silicon Valley. Il ne s’agit pas de faire circuler l’information entre des responsables situés à la tête de différentes divisions pour contrôler le travail de subordonnés mais de veiller à la cohérence et la coordination de l’équipe dans le cadre d’un projet.
[…] Si les développeurs ne peuvent s’appuyer sur des supports de continuité en aval, ils mobilisent une série d’outils en amont du processus de production [Pages 316-18].

Fonder son entreprise

Fonder son entreprises représente un choix plus radical. […] Ce passage à l’acte entrepreneurial s’avère paradoxal si l’on considère le traitement dont les développeurs sont gratifiés au sein des entreprises de la Silicon Valley et les faibles chances de conduire une entreprise au succès, soit, suivant les critères des investisseurs, une revente ou une entrée en Bourse. Pour ceux qui travaillent pour les grands noms de la Tech, démissionner pour fonder sa propre entreprise implique de renoncer pour une période indéterminée à un haut salaire, des bonus, une assurance maladie, des services de restauration et de transports gratuits, des congés maternité et paternité, des systèmes de garde d’enfants, etc., le tout pour une quantité de travail supérieure. De ce point de vue, la création d’entreprise ne remplit pas les critères de choix rationnel au sein d’un groupe professionnel pourtant attaché à l’objectivité, la raison et la logique.
Si beaucoup mentionnent la culture entrepreneuriale de la Silicon Valley pour justifier ce changement de cap, ils soulignent également la volonté de conserver le contrôle de la valeur possiblement générée par leur travail. En effet, la création d’entreprise s’avère pour les développeurs non pas le plus sûr moyen d’enrichissement mas celui qui représente le plus grand potentiel
[Page 335].

Burning man, un carnaval inversé

En commençant la lecture de la dernière partie de son ouvrage, je me suis demandé pourquoi Olivier Alexandre consacrait autant de pages à cet événement si particulier qu’est le festival de Burning Man. Le chapitre qui lui est consacré mérite donc une lecture attentive, à commencer par une note à la page 529 : « L’habitus est un ensemble de dispositions durables qui consiste en catégories d’appréciation et de de jugement et engendre des pratiques sociales ajustées aux positions sociales. Acquis au cours de la prime éducation et des premières expériences sociales, il reflète aussi la trajectoire et les expériences ultérieures : l’habitus résulte d’une intégration progressive des habitudes sociales. C’est ce qui explique que, placé dans des conditions similaires, les agents aient la même vision du monde, la même idée de ce qui se fait et ne se fait pas, les mêmes critères de choix de leurs loisirs et de leurs amis, les mêmes goûts vestimentaires ou esthétiques » [Anne-Catherine Wagner dans Les 100 mots de la sociologie].

Il est de ce point de vue remarquable que le terme « connexion » trouve au Burning Man des utilisations multiples : se connecter avec les autres, se reconnecter avec soi-même, se connecter avec le festival, connecter les différentes étapes de sa vie (ou selon la formule de Steve Jobs « connect the dots ») ou encore prendre de la MDMA ou du LSD pour mieux « sentir la connexion » (avec les autres personnes, l’environnement, etc.), etc. Ce mode d’engagement, qui repose sur l’immédiateté et l’interaction, conduit in fine à mettre en jeu les habitudes, les représentations stabilisées et incorporées, y compris en termes de représentation de soi. Cette mise en jeu des habitus procède d’une série d’épreuves [Pages 361-62].

Comme vu précédemment, la Silicon Valley se caractérise par un important renouvellement de travailleurs. Leur forte mobilité géographique fait peser une incertitude sur la pérennité des relations. L’idée qu’un départ presque du jour au lendemain, appartient au domaine des possibles demeure profondément ancrée dans les esprits. D’autant plus que la Silicon Valley compte parmi les taux de divorce les plus hauts du pays depuis les années 1980 et les expatriés ne voient que rarement leurs familles. Pour ces différentes raisons, le Burning Man représente pour certains participants une « famille » de substitution. En 2008, 67% des participants étaient en relation avec des Burners en dehors du festival [Page 380].

Pour les participants, le festival tend de différentes manière à enchanter un monde qu’ils contribuent le reste de l’année à désenchanter par la production d’outils numériques, d’instruments de mesure, de méthodes de calcul et d’une démarche rationaliste. L’art n’y est pas tenu pour un objet mais un support d’interaction. EN tant que composant d’un environnement, il permet le développement de compétences en amont, durant et en aval du festival. Ce dernier confronte les Burners à une série d’épreuves dont les apprentissages et expériences sont réinvestis durant le reste de l’année, dans le cadre de projets. En cela, le Burning Man ne constitue pas une simple fête, un festival ou un laboratoire, mais un dispositif qui rend possible l’interconnexion entre des individus, des répertoires de compétences et des communautés de pratiques. Il conduit à la construction d »un éthos orienté vers le changement. [Page 382]

La Silicon Valley, un projet politique ?

Olivier Alexandre termine son ouvrage par ce que représente la région d’un point de vue politique. Lieu d’expérimentation par excellence, cette région est aussi à l’origine ou au développement de mouvements tels que le libertarianisme, le transhumanisme et le long-termisme, dont la figure qui suit montre les influences et les relations (voir la page 361 et la source originale en date de 2013 sur le blog de Julia Galef). Eux-mêmes sont des mélanges ou une synthèse de l’anarchisme, le libéralisme et l’isolationnisme [Page 387]. Leur vision politique se caractériserait par un manque d’empathie ainsi que par la volonté de dépasser les frontières de l’esprit et du corps [Page 388].

A nouveau, Olivier Alexandre fait une description subtile de la région : on peut s’interroger légitimement sur la nouveauté, la cohérence de cette constellation au sein d’une région qui compte en majorité des progressistes pragmatistes, des libertariens pro-gouvernement, des libéraux votant en majorité démocrates, qui (tout comme Elon Musk) plébiscitent l’État investisseur tout en réclamant des baisses d’impôt. [Page 394] Et d’ajouter en note 12, page 501: Les libertariens ne comptent que pour une minorité au nord de la Californie. Le parti libertarien recensait 2600 inscrits sur les 468000 électeurs dans la ville de San Francisco au début des années 2010.

Je ne peux m’empêcher d’ajouter ici quelques références supplémentaires pour mes propres archives :
– The vast majority of tech entrepreneurs are Democrats — but a different kind of Democrat. A big new survey tells us a lot about Silicon Valley’s politics by Dylan Matthews, Sep 6, 2017
– Techno-féodalisme de Cédric Durand. Voir une critique de Jérémy Lucas sur Dygest.
– Mouvement syndical et critique écologique des industries numériques dans la Silicon Valley de Christophe Lécuyer dans Réseaux 2022/1 (N° 231), pages 41 à 70
– Quelques articles avec le tag #politique sur ce blog sont le récent ouvrage de Anthony Galluzzo qui a participé avec Olivier Alexandre à des émissions sur France Culture.

L’impact sur la région est connu et n’est pas nouveau même s’il s’est amplifié. L’attractivité de la région a de trop nombreux laissés pour compte et le constat existait déjà en … 1979. Voir par exemple Silicon Valley, more of the same que je publiai aux débuts de ce blog. L’extrait suivant mérite d’être recopié ici : “En 1979, j’étais étudiante à Berkeley et j’ai été l’une des premières universitaires à étudier la Silicon Valley. J’ai terminé mon programme de maîtrise en rédigeant une thèse dans laquelle j’ai prédit avec confiance que la Silicon Valley cesserait de croître. J’ai soutenu que le logement et la main-d’œuvre étaient trop chers et que les routes étaient trop encombrées, et même si le siège social et la recherche des entreprises pouvaient rester, j’étais convaincu que la région avait atteint ses limites physiques et que l’innovation et la croissance de l’emploi se produiraient ailleurs au cours des années 1980. Il s’avère que j’avais tort”

« Je ne blâme pas nécessairement les travailleurs. […] Dans l’ensemble les vraies gens de l’industrie de la Tech ne cherchent pas à faire du mal. En fait, ils cherchent à faire le bien, en tout cas de la manière dont ils le voient, surtout les anciens, les OP [Old Programmers]. Mais ils ne sont qu’un rouage d’un système plus vaste qui est sinistre. L’une des choses que j’essaie de faire comprendre aux gens avec qui je travaille à propos de cette industrie, c’est que l’un des meilleurs aspects de celle-ci est de travailler avec des personnes très intelligentes sur des projets auxquels on se consacre totalement. Quand on travaille comme ça, il y a quelque chose qui se passe… qui fait oublier tout le reste. C’est comme dans une guerre… ça amène les gens à développer une psychologie où ils deviennent myopes à ce qui les entoure. Ça c’est le travail passionné, et c’est merveilleux. Mais si vous devenez myope, vous ne pouvez rien voir en dehors de votre champ de vision parce que vous êtes immergé là-dedans. Du coup, ils ne sont pas contre le droit au logement, ou plus de justice sociale. C’est juste que ça ne fait pas partie de leur conscience, ils ne sentent pas qu’ils ont la capacité de s’en soucier ou d’y penser, parce qu’ils sont tellement concentrés sur la tâche qui est devant eux. Lorsque nous avons créé cette organisation, j’ai eu la chance de vivre quelques expériences qui m’ont ouvert les yeux sur l’influence corruptrice de l’argent. Donc nous n’organisons pas de galas à prix élevés, je ne m’adresse pas aux riches fondation familiales, aux entreprises ou autres pour collecter des fonds » [Page 438, Brian Basinger, Juillet 2016].

Il est difficile de finir la lecture d’un tel livre et d’en faire la recension. Je ne peux qu’en encourager une dernière fois la lecture. Je vais me contenter de quelques citations complémentaires : « Le douloureux paradoxe de la technologies moderne, c’est qu’elle a connu un succès fulgurant, mais qu’elle a aussi échoué lamentablement. Nous vivons dans ce paradoxe qui remet en question le sens même d’être moderne » [Page 455 de Lee Bailey dans The Enchantements of Technology].

Ce livre est une description d’un monde ultra-compétitif mais enchanté, balzacien en ceci que la grandeur des ambitions tutoie la fragilité des solutions. Son analyse servira à celles et ceux désireux de « changer le monde » tout autant qu’à leurs critiques décidés à penser de nouveaux modèles [Page 456].

Merci à Olivier Alexandre.

La Tech – Quand la Silicon Valley refait le Monde (la suite)

J’ai déjà dit tout le bien que je pensais de La Tech – Quand la Silicon Valley refait le Monde (voir mon post précédent). Voici une suite.

Olivier Alexandre explique dans son introduction qu’il a conduit 147 entretiens approfondis. Son ouvrage fourmille de témoignages qui en disent souvent plus, en tout cas autant, que les travaux statistiques (les deux se complètent à merveille). D’autant plus que dans la deuxième partie du livre, l’auteur décrit des ingrédients essentiels mais intangibles de la Silicon Valley : la confiance, la chance les attitudes sociales par exemple. Je continue donc avec quelques extraits.

« Google est arrivé à nous de différentes façons et chacun aura une histoire différente de la manière dont ça s’est déroulé. Ma version à moi, c’est celle-ci : j’ai commencé à interviewer tous les gens qui avaient un doctorat à Stanford et qui continuaient à y travailler dans les départements d’ingénierie. Ça faisait une cinquantaine de personnes. Ce sont les meilleurs et les plus brillants. Et je leur ai demandé à chacun d’entre eux : Qui est le meilleur avec la meilleure idée ? Et ils ont presque tous répondu : les deux gars qui bossaient sur Google. Et ce qui est intéressant dans cette histoire, c’est que cette manière de procéder est exactement la même que l’algorithme de Google ». [Page 195]

« En 2000, j’avais la vision de Facebook… Mais parce que t’as pas rencontré la bonne personne, ça l’a pas fait. J’ai tenté la chance jusqu’au bout. C’est la secrétaire de l’investisseur, qui te dit : Désolé, il peut pas te recevoir. Les types qui réussissent, y a le temps, la persévérance, mais aussi la chance. » [Page 210]

« Il n’y a pas de concept de caste ici, si tu arrives avec une bonne idée, tu vas pouvoir rencontrer des mecs, lever des fonds et t’asseoir à la table ; j’en suis la preuve vivante : nous on connaissait personne. On n’a pas levé 20 millions, ok ; mais on nous a donné une chance ; on s’est plantés, mais ça, c’est notre problème. Après si la question est de savoir si la Silicon Valley est une utopie : ce n’en est pas une, évidemment. Il y a des vieilles familles, des réseaux d’anciens, des diasporas, des nouveaux riches, qui aident leur potes et s’entraident ; bien sûr. Mais y quand même cette idée : on ne connait pas, mais on va te laisser une chance. » [Page 211]

Et plus drôle encore, ou plus tragique : « Ici tout est organisé en communautés… On est les premiers à souffrit d’être français à l’étranger. C’est jamais facile de créer une boîte, encore plus dur quand t’es pas chez toi. On souffre tous de ça. Parce que les codes sont différents. Et t’as besoin de les comprendre et t’es pas sûr de les comprendre tout seul. ET c’est utile de rencontrer quelqu’un qui te dit : T’es pas fou, je rencontre exactement le même problème et j’en pense ça… Et ça, ça prend énormément de temps. Ça m’a pris quatre ans. Les français sont d’une arrogance, quand ils arrivent. Ils le sont tellement qu’ils pensent qu’ils vont devenir américains. C’est : Oui moi je veux pas voir de Français. Donc ils vont vers les Américains. Mais sans avoir les codes… Moi je les compare à des Barbapapa. Ils sont intelligents, ils savent s’adapter, mais on les reconnait quand même. Par contre, lui le Barbapapa, il est persuadé d’être une voiture alors que tout le monde sait que c’est un Barbabapa. Ca ne marche pas du tout. Moi pendant quatre ans, j’ai mis ce temps à comprendre d’abord qu’il fallait pas essayer de les imiter, et ensuite que j’arriverais pas à les changer. […] Sauf que le Français, lui, il se fond déjà dans le décor, que physiquement, il leur ressemble, donc il va se fondre dans le machin, avec un surplus : la subtilité. Qui est en fait de l’exotisme. Les entrepreneurs français, les cadres dirigeants du CAC40 qui viennent ici, je leur dis : Vous êtes des Sénégalais en boubou qui arrivez de votre village de brousse. Vous vous foutez de la gueule des mecs du Moyen-Orient qui viennent en rendez-vous business en tenue traditionnelle ? Mais vous, vous êtes pareils. Vous venez en cravate… Vous avez vu des gens en cravate, ici ? Donc il faut accepter et te dire : Je suis un sénégalais qui vient d’arriver à Paris, je suis noir et j’ai un accent de merde, je m’habille pas comme eux, et je peux pas rentrer au village, parce que sinon je suis la honte du village, alors que tout le monde croit en moi. Eux, c’est pareil : ils sont la lumière de la France ; quand tu réalises ça, que tu es un rêve projeté en fait, tu fais comment quand tu es ce type-là ? Et bien tu rebootes. Tout ce que j’ai fait avant compte pas. Donc c’est pas une renaissance italienne. Pas du tout. C’est une rebirth, c’est à dire que tout ce que j’ai fait ne compte pas. Toutes les personnes que j’ai rencontrées ne comptent plus et je dois me construire un nouveau projet et une nouvelle identité. » [Pages 208-210]

Ce qui est assez étonnant avec ce long extrait, c’est que la Silicon Valley n’a pas changé entre la fin des années 80 et 2016 où Olivier Alexandre a réalisé la plupart de ses interviews. La culture est absolument la même ! (Voir le Post-Scriptum en fin d’article).

Les pages 217 à 234 sur l’expérience entrepreneuriale sont peut-être les plus extraordinaires que j’ai lues depuis le début de l’ouvrage. Il faudrait les citer intégralement, alors tous à vos liseuses ! Il y est question de montagnes russes, de vertus de simplicité et de sincérité, et de capital énergétique. L’illusion méritocratique est un élément de plus qui ajoute de la complexité à la vue d’ensemble. Avec, en fin de passage, « Progressivement l’articulation entre l’individu et le collectif tend à se renverser : les entrepreneurs deviennent l’empreinte de leur environnement plutôt qu’ils ne l’impactent. L’entreprise constitue le principal véhicule de leur dialectique. »

Une évolution permanente en quête de talents

Dans la Silicon Valley, les entreprises sont donc caractérisées par un syndrome de Protée, appelées à une évolution constante. […] La conviction des entrepreneurs, dirigeants et investisseurs de la Silicon Valley est que le changement est non seulement souhaitable mais aussi « inévitable ». Cet horizon d’attente conduit à faire des routines, ces dispositifs de prévisibilité au fondement de l’efficacité des bureaucraties et des grandes entreprises, des objets repoussoirs. […] Cette dialectique du changement, souhaité et organisé pose une série de problèmes au sein des organisations : rester efficace malgré l’instabilité, maintenir une cohérence en dépit des évolutions.
[…] Dans le secteur des nouvelles technologies, les entreprises, quelle que soit leur taille, cherchent à se montrer innovantes. Or l’innovation suppose des phases de développement différenciées. Les premiers temps d’un projet sont caractérisées par des phases d’essais-erreurs, via des échanges serrés et rapprochés avec les utilisateurs ; la valeur d’usage demeurant indéterminée. Cette phase repose sur l’implication des passionnés, à la croisée de l’amateurisme, de la recherche et du monde de l’entreprise, dans des espaces en clair-obscur, à la frontière de l’espace public et de l’espace privé. Les cliques formées à cette occasion comptent nombres d’occurrences dans l’histoire de la Silicon Valley : les amateurs (« hobbyists ») dans le domaine de la radiodiffusion, les hackers du MIT bidouillant à la dérobée des ordinateurs DEC et IBM, les participants du Homebrew Computer Club durant les années 70, Nolan Bushnell programmant son premier jeu « Computer Space » dans la chambre de sa fille avant de créer Atari, les brogrammers de dortoir à l’origine de Facebook, etc. Au bout de plusieurs années, un produit aux propriétés stables émerge. Une seconde phase s’ouvre alors.
La croissance du nombre d’utilisateurs et l’ajout de nouvelles fonctions nécessitent l’implication de travailleurs présentant un haut niveau de compétences techniques. Or, développer une solution, augmenter ses capacités et le nombre de ses applications, résoudre les problèmes qui surviennent, sont autant d’objectifs qui nécessitent d’embaucher. Les profils recherchés sont désignés dans la Silicon Valley suivant une appellation métonymique courante dans les domaines de création, les « talents ».
[…] Cette seconde phase est déterminante en ceci qu’elle laisse envisager une bascule sur le plan financier. L’organisation est alors prête à s’engager dans une troisième phase, qui la rapproche des secteurs traditionnels : une technologie opératoire, un marché structuré et clairement identifié, avec des moyens de production , dont la contrepartie est une dynamique d’innovation ralentie. En effet, une fois une niche commerciale investie et balisée, les équipes tendent vers la systématisation des procédures et de l’organisation se caractérise par des effets de bureaucratisation?. Ces entreprises à développement « lent » (désignées les « slow moving organizations » dans la Silicon Valley) sont souvent puissantes mais déconsidérées car les effets d’apprentissage y sont limités. Pour maintenir une dynamique d’innovation, les grandes entreprises recourent couramment à une stratégie de croissance dite externe, en embauchant ou en achetant des entreprises afin d’intégrer leurs innovations ou leurs équipes. L’histoire récente des grandes entreprises témoigne de la constance de cette stratégie : Apple a réalisé 100 acquisitions entre 1976 et 2020, Microsoft 225 en quarante-cinq ans d’existence, Amazon 88 en vingt-cinq ans, Facebook 82 en quinze ans, Google 236 en vingt ans, soit en moyenne une acquisition par semaine. Au cours de ces trois phases, le destin des organisations repose en grande partie sur le facteur humain. [Pages 242-5]

Des cultures d’entreprise

Face à ces défis permanents, il semble que la Silicon Valley ait développé une culture assez unique. La sincérité et la simplicité reviennent avec le fameux pitch : « Dans les présentations, il y a beaucoup de déchets, beaucoup de gens ne savent pas de quoi ils parlent et ça se voit tout de suite. le discours est incohérent et ils ne savent pas exprimer ce qu’ils font de manière précise. Et ça c’est le premier signe qu’ils vont se planter. Ils savent pas expliquer dun paragraphe concis ce qu’ils font. c’est qui n’est juste seulement un problème de cohérence intellectuelle. La communication orale et écrite est une des compétences fondamentales d’un entrepreneur qui réussit. Un entrepreneur doit pouvoir lever des fonds. S’il n’est pas capable d’exprimer clairement, de manière concise, ce qu’il fait, pourquoi c’est intéressant et en quoi c’est nouveau, il n’y arrivera pas » [Page 272].

Établir clairement une mission permet de conserver un cap quelles que soient les circonstances et ce durablement, en fournissant une motivation pour dépasser les difficultés, relativiser les souffrances et opérer des choix [Page 270]. Serait-ce une explication à la quasi-absence de syndicats ?

Pour autant, chaque entreprise est différente, même au sein d’un même secteur. L’ouverture et la circulation de l’information chez Google, la mise en relation chez FAcebook, la concurrence chez Uber, le design chez Apple, etc. […] Dans les années 2010, Lyft se faisait un nom en promouvant une culture d’ouverture et d’inclusion, à l’opposé d’Uber [Page 268].

Avec un certain risque : « La culture d’entreprise c’est notre baratin à nous dans la Silicon Valley. […] Mais ça reste du bullshit dans le sens où ça devient vite artificiel si ce n’est pas incarné. le truc est donné par le fondateur et ça marche tatn qu’il est là, c’est lui qui l’incarne, qui la porte. […] Mais le jour où il part, les valeurs ça devient des cases dans une grille d’évaluation » [Page 283].

Post-Scriptum : des notes personnelles en rapport avec la deuxième partie du livre :
– Olivier Alexandre donnent des statistiques très intéressantes notamment aux pages 170-72. Je mentionne mes propres données sur des startup issues de Stanford et sur d’autres ayant préparé une entrée en bourse, dans ce post récent. Sur l’âge des fondateurs – 45 ans -, le nombre de fondateurs – 75% sont plus de 3 – ou sur les serial entrepreneurs – 60% le sont, j’ai construit des data sets similaires.
– Pour ceux que le sujet des acquisitions de startup intéressent, voici deux liens du blog : L’A&D de Cisco et Google in the Plex. Un dernier article montre que même les sociétés cotées en bourse sont souvent acquises après leur entrée en bourse.
– Mais comme je l’ai dit auparavant, les statistiques sont une chose. La description par une multitude de cas en est une autre et les deux se complémentent parfaitement, je crois. Je me suis souvenu d’un voyage effectué dans la Silicon Valley en 2006. Le rapport que nous en fîmes est confidentiel en raison des témoignages non anonymisés. Mais j’en extrais la partie non secrète :

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La Tech – Quand la Silicon Valley refait le Monde

J’ai eu la chance de participer à un débat sur France Culture avec Olivier Alexandre l’auteur de La Tech – Quand la Silicon Valley refait le Monde. Je dis bien « chance » car j’ai pu découvrir un livre qui est, selon moi, un des meilleurs sur ce sujet mal connu et fantasmé qu’est cette région d’innovation et de startups. D’ailleurs Fred Turner spécialiste de la région a écrit sur LinkedIn : « If you read French, you should read this book — a rich, up-close view of Silicon Valley by an outsider who became an insider long enough to learn the system. Highly recommended » (Si vous lisez le français, vous devriez lire ce livre – une vue riche et détaillée de la Silicon Valley par un étranger qui est devenu un initié assez longtemps pour comprendre le système. Hautement recommandé.)

C’est peut-être parce qu’Olivier Alexandre n’était pas un spécialiste de la région au début de sa carrière de sociologue que son ouvrage est passionnant. Le recul dont il fait preuve (ce qui n’est pas toujours le cas des analystes qui prennent souvent un point de vue trop négatif ou trop positif) et la variété des sujets qu’il étudie (alors que je n’en suis qu’au tiers de la lecture) me confortent dans ce jugement que j’espère confirmer quand je serai arrivé à la dernière page. En voici quelques illustrations.

Des joueurs plus que des acteurs

Pour rendre compte de cet état d’esprit et des conditions qui le favorisent, il faut donc opérer un détour phénoménologique. Les entrepreneurs, investisseurs et ingénieurs cherchent à changer le monde, c’est à dire à le mettre en jeu. Le terme de jeu ne s’entend pas ici au sens de l’oisiveté (les passe-temps) ou de phénomène ludique (l’amusement), mais recouvre une portée mondaine, soit la volonté de modifier l’organisation du monde au moyen de nouvelles technologies. Pour cette raison, on ne qualifiera pas les travailleurs de la Silicon Valley d’« agents », d’« actants » ou d’« acteurs » mais de joueurs, une notion dont l’équivalent anglais y est souvent mobilisée (« players », qu’ils soient « new », « big » ou « global »). Elle ne désigne pas une catégorie professionnelle spécifique, mais une mentalité en même temps qu’un régime d’action. [Page 28]

« On était tous plus ou moins en doctorat au MIT. Mes cofondateurs ont fait la tournée [roadshow] des VCs. On était encore étudiants, on trouvait ça cool, de prendre un avion, de se retrouver dans des bureaux à parler de recherche pour avoir de l’argent de gens qui te disent : Super, vas-y, prends cet argent, et tu repars avec vers l’aéroport. C’était beaucoup plus excitant que la vie du reste de nos potes à l’université. Pour un gamin de 25 ans, te retrouver avec 2 ou 3 millions en banque, c’est super grisant. On est allés à un distributeur de billets, voir la balance de notre compte en banque… Et on projetait : de quoi on allait avoir besoin, comment évaluer les risques de ce qu’on faisait… On commençait à se payer, ce qui représentait pour un étudiant un paquet de fric assez dingue, dans les 80000 dollars par an, par rapport au 25000 d’un thésard. Et on a emménagé dans la baie… Pour faire une start-up, tu dois avoir une idée… Mais le truc, c’est que les gens vont changer, ton idée va changer, il faut être prêt à ça. Et nous, on était pas prêts à ça. On se disait qu’on était super intelligents et que notre techno était super cool, ce qui n’était pas la bonne manière de faire [rires]. Après plusieurs mois, on est arrivés à la conclusion qu’on était différents, dans nos personnalités, nos agendas, sur ce que c’était pour nous une entreprise ou ce qu’elle n’est pas… Donc, au final, l’un est parti chez Google, un autre est reparti à la fac, et nous on a recommencé quelque chose à deux. Les VCs nous ont dit : OK vous avez tout cramé, mais voici de l’argent, 2-3 millions, on croit en vous. » [Page 96]

« Ici, tu vois deux choses : des gens intelligents et de l’argent. L’argent, il y en a beaucoup et depuis longtemps. Est-ce que c’est une bulle ou pas ? C’est pas le problème. L’enjeu, c’est la concentration. Quand tu vas sur Sand Hill Road [rue où sont situées les principales enseignes de capital-risque], sur quelques kilomètres, tu as une quantité de fric insensée qui est concentrée… Le capital-risque dans le monde c’est 87 milliards de dollars, les deux-tiers c’est aux États-Unis, et la moitié de ça, c’est dans la Silicon Valley. Quand tu prends conscience de ça, tu te dis Waouh … ça veut dire que les deux ressources de la réaction chimique pour entreprendre de grandes choses sont disponibles ici. Paul Graham [fondateur de l’accélérateur Y Combinator] dit que c’est suffisant. Mais il n’y a pas que ça. C’est un peu comme à Hollywood, avec des universités qui jouent intelligemment leur rôle dans une économie à la fois globale et locale : il y a des labos qui font de la recherche, des gens spécialisés, etc. Dans l’industrie du cinéma, il y a des gens qui sont capables de faire de la conciergerie de haut niveau, d’acheter ou liquider une boîte, de négocier des contrats à six, sept, huit zéros. C’est la même chose ici. Il y a cette économie de services spécialisés, qui est sous la surface, qui est cet élément invisible mais déterminant. C’est de cela dont dépend la capacité de valoriser une boîte, c’est à dire lui attribuer une valeur, ou la liquider. Dans tous les sens du terme ; et c’est infiniment précieux, les avocats, les banques spécialisées, les VCs, les cabinets RH spécialisées dans les start-up, etc. » [Page 70]

C’est une autre façon éclairante de décrire Les ingrédients d’un écosystème entrepreneurial comme les évoquent Nicolas Colin, Martin Kenney ou encore Paul Graham. L’auteur montre également que deux lois importantes, la loi de Moore et la loi de Metcalfe ont eu un fort impact dans la création d’un cercle vertueux de prophéties auto-réalisatrices. [Pages 47-52]

Un capitalisme à l’envers

Dans la Silicon Valley, trois caractéristiques rendent particulièrement complexe la tenue d’une juste comptabilité : la gratuité partielle des services, la pratique de l’échange, et la proportion d’échecs. [Page 89] … La valeur d’échange correspond à la valeur d’usage. Il en va toutefois autrement des services immatériels, dont la consommation peut être collective. Pour cette raison, les économistes qualifient les biens immatériels de biens publics. [Page 90]

« Sur mes deux premières start-up, on n’a jamais trouvé le market fit. Jamais. » [Page 93] La paternité de « market fit » est attribuée à l’un des premiers capital-risqueurs de la région, Don Valentine. Marc Andreessen contribua à la populariser dans les années 2000, à travers un billet sur son blog. A propos des inégalités de succès des start-up, il identifie trois facteurs : l’équipe, le produit et le marché, en soulignant que le plus important de ces trois éléments pour la réussite d’une entreprise est le troisième terme, le marché (ou « market fit ») justifiant cette position ainsi : « Dans un grand marché – un marché avec beaucoup de clients potentiels réels -, le marché tire le produit de la start-up. Le marché doit être satisfait et le marché sera satisfait par le premier produit viable qui se présentera. Le produit n’a pas besoin d’être génial, il doit juste fonctionner. Et le marché ne se soucie pas de la qualité de l’équipe, tant que l’équipe peut produire ce produit viable. En bref, les clients frappent à votre porte ; l’objectif principal est de répondre au téléphone et à tous les e-mails des personnes qui veulent acheter. Et lorsque vous avez un excellent marché, il est remarquabelement facile de faire évoluer l’équipe à la volée. » Traduit par l’auteur à partir de web.stanford.edu/class/ee204/ProductMarketFit.html [Note 14 page 497] On retrouve ici ainsi les fondamentaux recherchés par les VCs, comme indiqué dans En quoi le capital-risque de la Silicon Valley est-il unique ?

Je me devais de nuancer Olivier Alexandre, mais c’est au niveau du détail, tant la première partie de ce livre est réussie ! « Kleiner Perkins connait plusieurs années difficiles, avant de réaliser un conséquent retour sur investissement avec Sun Microsystems et Lotus Development au début des années 1980. En dépit de leur rivalités, elles [Sequoia et Kleiner Perkins] réalisent, un investissement conjoint dans Google en juin 1999, à l’initiative du micro-investisseur Ron Conway, contre 5% des parts de l’entreprise. » [Page 125] Alors mes nuances sont les suivantes :
– le premier fonds de KP fut particulièrement performant, dès 1972, comme indiqué dans A propos du premier fonds de Kleiner Perkins,
– je pense que et KP ont investi $25M pour 34% de Google lors du series B et que Ron Conway n’est arrivé qu’après ; je pense que Andy Bechtolsheim était le business angel mais je peux me tromper. Mais là on est dans le micro-détail. Par contre Pierre Lamond chez Sequoia m’avait détrompé en m’indiquant que malgré leur rivalité, KP et Sequoia avaient assez souvent investi ensemble. La fameuse co-opétition de ce monde, on est en concurrence mais on collabore… Voir When Kleiner Perkins and Sequoia co-invest(ed).

Les cultures de la Silicon Valley

La Silicon Valley est plutôt pauvre dans le domaine de la culture (les arts et autres manifestations de l’activité intellectuelle humaine considérées collectivement) et Olivier Alexandre le montre en comparant le nombre de cinémas, de librairies et de galeries d’art à San Francisco et dans d’autres villes du monde. Les musées de la Silicon Valley à l’exception d’un sur le campus de l’université de Stanford ne sont pas vraiment impressionnants.

La culture de la Silicon Valley est par contre unique. Alexandre mentionne l’éloge du faire, la liberté au travail, une société ouverte, une tradition d’accueil, une élite progressiste. « Ce qui m’a tout de suite marqué, c’est qu’ils discutaient de ce qu’ils faisaient, ils parlaient, sans se cacher, partageaient de l’information, parlaient de leur business… Des gens qui pour moi étaient a priori concurrents… Là où j’étais passé, à Paris, à New York, tu devais rester cachotier. Aujourd’hui, ça fait sept ans que je suis là, je sais maintenant que c’est un trait culturel typique d’ici. Si tu compares à ailleurs, sur le plan des traits culturels, psychologiques, il y a cette capacité à dire les choses. » [Page 156] Comment ne pas penser au méconnu Wagon Wheel Bar.

In fine, la prévalence des notions d’écosystème et de communauté illustre les ambiguïtés de cette industrie, certes localisée mais à vocation globalisée : ouverte à l’intégration des nouveaux entrants ; mais sélective et darwinienne. [Page 165]

J’espère vous avoir donné envie de découvrir ce livre passionnant. Et sans doute à suivre… (en fait ici)

La Silicon Valley Bank et le capital-risque

J’ai été très surpris par la faillite de la Silicon Valley Bank (SVB). La finance de Silicon Valley était (et, je pense, est toujours) fondée sur le capital-risque et non sur les banques, sur les prises de participations et non sur les prêts ou les dettes. Alors comment est-il possible qu’une banque fasse faillite en servant des startups ?

Quand j’étais dans le capital-risque, et c’était il y a 20 ans, les startups empruntaient marginalement de l’argent. Les banques n’avaient en effet pas confiance en ces entités fragiles et elles avaient statistiquement raison. Bien sûr, les startups pouvaient emprunter de l’argent si elles disposaient de garanties solides comme du matériel et c’est pour cela que la Silicon Valley Bank et ses pairs étaient utilisées par les startups : pour le leasing par exemple (espace de bureau, équipement pouvant être réutilisé).

Apparemment, les choses ont changé comme je l’ai appris récemment. Certains capital-risqueurs ont réussi à convaincre la banque d’aller plus loin. L’argent était bon marché et si des VC « puissants » finançaient une startup, alors la SVB pensait que la startup était solide.

Comme le dit l’article du New Yorker ci-dessous, cela semble avoir été une combinaison de gestion incompétente, de réglementation laxiste et de personnes puissantes de la Silicon Valley criant au feu dans un théâtre bondé.

Vous pouvez lire des documents supplémentaires du New Yorker avec
The Old Policy Issues Behind the New Banking Turmoil – Les vieux problèmes de gouvernance derrière la nouvelle tourmente bancaire (13 mars)
Why Barney Frank Went to Work for Signature Bank – Pourquoi Barney Frank est allé travailler pour Signature Bank (15 mars)
Un autre article intéressant est In Their Own Words: What Silicon Valley Bank Meaning To The Valley – Dans leurs propres mots : ce que la Silicon Valley Bank signifie pour la vallée.

Il y a aussi cette interview sur le rôle de Peter Thiel dans l’effondrement de la SVB

Certaines citations incluent :
« La Silicon Valley a un problème d’image mais reste extrêmement populaire. »
« Le problème n’est pas que les VCS sont puissants, mais pas aussi intelligents qu’ils le pensent ».

Enfin, il n’y a aucun doute que l’argent était devenu très facile, en trop grande quantité comme l’indique la page Wikipedia de SVB. La fin des megarounds et la récente nouvelle crise des startup a joué son rôle.

Enfin un entretien avec Emmanuelle Auriol, professeure à l’école d’économie de Toulouse, montre même que la Silicon valley Bank n’était pas mal gérée, mais a été victime d’un bank run. Voir ici.

Cela doit probablement être aussi regardé sur le long terme. Lorsque j’ai écrit mon livre, j’ai examiné les corrélations entre l’indice Nasdaq, les levées de fonds du capital-risque et la crise économique. Voici ce que ça a donné :

et voici ce que cela donne en 2022 avec entre autres la crise de 2008

Je poste cet article car j’ai été invité à débattre de la Silicon Valley, du Capital Risque et comment les startups technologiques peuvent avoir un impact sur le système bancaire sur France Culture, dans l’émission Entendez-vous l’éco ?. Il ne me reste plus qu’à lire l’ouvrage de mon co-invité, Olivier Alexandre, La tech. Quand la Silicon Valley refait le monde (Seuil, 2023) qui semble très intéressant. Probablement un article à venir.

Gordon Moore (1929-2023) – L’entrepreneur par accident

Gordon Moore est décédé le vendredi 24 mars 2023. Il était le dernier des Huit traîtres et il n’y a plus qu’un seul père fondateur vivant de la Silicon Valley, Arthur Rock.

J’ai pu créer une courte vidéo d’eux deux à partir du grand film documentaire Something Ventured.

Le texte est intéressant et drôle. Tout au long des années 1960, Fairchild perdait ses talents. L’attrait des stock options et de l’indépendance inspirait de nombreux jeunes ingénieurs brillants à partir et à créer leur propre entreprise.
Mais Gordon Moore et Bob Noyce, ses deux fondateurs les plus importants, étaient restés fidèles à leur entreprise jusqu’en mai 1968, lorsque la direction de la côte Est de Fairchild a commis une erreur fatale.

[Moore] Noyce était le candidat interne logique pour être le prochain C.E.O. Mais ils ont décidé qu’ils allaient regarder à l’extérieur.
Cela a changé tout le jeu. Noyce a dit : « Je vais partir. Es tu intéressé? »
Alors j’ai dit: « D’accord. Faisons-le. »

[Rock] Ils avaient besoin de financement, et ils m’ont appelé pour savoir si je serais intéressé.
Ils sont venus me voir sans plan d’affaires, sans rien d’autre que ce qu’ils m’avaient dit vouloir faire.
Arthur a dit qu’il avait besoin de quelque chose pour parler aux investisseurs potentiels.
Juste pour donner quelque chose.

[Moore] Nous avons rédigé un plan d’affaires, et il faisait une page – en double interligne, et c’était tout.
Cela disait simplement que nous allions faire des choses avec du silicium et des appareils électroniques intéressants.

[Rock] Il contenait beaucoup de fautes de frappe. Je pense que Bob l’a tapé lui-même.
Ce n’est pas un document très profond, mais c’était vraiment joli.
J’ai dit: « De combien d’argent avez-vous besoin? »
Et ils ont dit : « Deux millions et demi de dollars. »
Et j’ai dit: « D’accord. »
« Quel pourcentage de l’entreprise pensez-vous que vous seriez heureux d’abandonner pour deux millions et demi de dollars ? »
Et ils ont pensé et ont dit: « Eh bien, que diriez-vous de la moitié? »
Et j’ai dit: « C’est bien. » Et en un jour et demi, j’avais levé deux millions et demi de dollars.

[Narrateur] Intel a ouvert ses portes en juillet 1968,
[Moore] Nous sommes allés en bourse le même jour que Playboy. Au même prix.
Et quelques années plus tard, l’un des analystes déclara : « Le marché a parlé. Ce sont les mémoires face à aux mammaires, à 10 contre 1. »

La loi de Moore
(Traduit de la page Wikipedia en anglais sur Gordon Moore – voir ci-dessus)

En 1965, Moore travaillait comme directeur de la recherche et du développement (R&D) chez Fairchild Semiconductor. Electronics Magazine lui a demandé de prédire ce qui allait se passer dans l’industrie des composants semi-conducteurs au cours des dix prochaines années. Dans un article publié le 19 avril 1965, Moore a observé que le nombre de composants (transistors, résistances, diodes ou condensateurs) dans un circuit intégré dense avait doublé environ chaque année et a émis l’hypothèse qu’il continuerait à le faire pendant au moins le dix prochaines années. En 1975, il a révisé le taux prévu à environ tous les deux ans. Carver Mead a popularisé l’expression « loi de Moore ». La prédiction est devenue une cible de miniaturisation dans l’industrie des semi-conducteurs et a eu un impact généralisé dans de nombreux domaines de changement technologique.

L’importance de Moore et de sa loi pour l’innovation technologique

Cette « loi » n’a rien de scientifique, mais elle est devenue une prédiction auto-réalisatrice, un objectif à atteindre, en donnant aux ingénieurs et à la Silicon Valley une forte confiance en l’avenir. On peut ainsi comprendre en partie les cycles réguliers de croissance et de bulles spéculatives qui l’ont accompagnée pendant 60 ans, dans le semi-conducteur (dès les années 60), dans les ordinateurs et les logiciels (dès les années 70), dans les réseaux et l’Internet (dès les années 80), dans le commerce électronique et la téléphonie mobile (années 90) puis les réseaux sociaux (années 2000). La fin de la loi fut annoncée plusieurs fois dès cette décennie et on peut se demander si elle n’aura pas l’effet inverse tant l’innovation technologique semble avoir ralenti ces dernières années. Je vous renvoie à un article récent sur les désillusions de la Silicon Valley et un article scientifique qui illustre ce possible ralentissement : Papers and patents are becoming less disruptive over time.

Il y a tant et tant de choses sur Gordon Moore que j’ai un peu douté avant d’ajouter les PDFs qui suivent. Mais voici ce que j’ai retrouvé dans mes archives:
– l’article de 1965 à l’origine de la loi de Moore,
– un article sur l’impact de Fairchild (1998)
– une interview de Gordon Moore (2000)

moore Moore-Fairshield Moore

En quoi le capital-risque de la Silicon Valley est-il unique ?

Des amis du FMI m’ont envoyé un lien vers un article très intéressant intitulé How Unique is VC’s American History?. Vous pouvez y avoir accès ici ou . C’est une analyse d’un livre de Tom Nicholas, VC: An American History que je n’ai pas (encore) lu. Mais l’article est assez fascinant quant au manque de réponses sur le caractère unique du capital-risque et sur les raisons de son succès.

Permettez-moi de le résumer en le citant et en soulignant :

1- Un thème tout au long du livre est que le développement de l’industrie du capital-risque et la structure et la gouvernance des investissements en capital-risque peuvent être compris à travers le prisme de l’attrait des rendements à longue traine (long tail) et très asymétriques, où les succès rares doivent compenser un multitude d’échecs. Nicholas soutient que les gains biaisés et à longue traine sont une caractéristique distinctive du VC et de ses antécédents américains et suggère qu’une partie du succès comparatif de l’Amérique dans le VC peut être due à l’affinité relative des Américains pour de tels gains. […] Comme les investissements modernes en capital-risque, les voyages baleiniers du XIXe siècle étaient des projets à long terme qui faisaient face à d’énormes risques. Les navires pourraient être perdus en mer ou ne pas trouver de baleines, et même les voyages terminés pourraient avoir des charges utiles décevantes. Le résultat a été une distribution asymétrique et à longue traine des rendements similaires à celle du VC moderne. […] Nous sommes d’accord avec la conclusion de Nicholas selon laquelle les précédents historiques américains tels que le financement de la chasse à la baleine et de la technologie de la filature du coton, et d’autres détaillés dans le livre, sont étroitement proches au VC moderne. Il ne fait également aucun doute que le capital-risque américain a connu un succès unique dans le monde. Cependant, il est moins clair pour nous que le précédent historique soit unique aux États-Unis, ou même particulièrement un succès, ce qui rend difficile d’établir un lien de causalité entre l’histoire américaine de VC et le succès du capital-risque américain moderne. En particulier, les Néerlandais des XVIe et XVIIe siècles ont établi des entreprises commerciales en Asie de l’Est à grande échelle pour l’époque. Comme la chasse à la baleine, ces expéditions antérieures partagent de nombreuses similitudes avec la VC moderne, notamment des retours biaisés et à longue traine et des mécanismes de gouvernance complexes. Pourtant, une industrie moderne du capital-risque avec un succès similaire aux États-Unis n’a pas vu le jour aux Pays-Bas.

2- Nous convenons également que les rendements positivement biaisés et à longue traîne sont en effet une caractéristique du capital-risque. Mais les rendements à longue traine ne sont en aucun cas uniques au VC. Comme nous le verrons dans la section 4 ci-dessous, les rendements à longue traîne résultent naturellement des détentions à long terme d’actifs risqués plus généralement, y compris par exemple les rendements des actions cotées si elles sont détenues pendant de nombreuses années. Ainsi, il est difficile d’attribuer une trop grande partie de la gouvernance et de la structure du capital-risque à la nature à long terme de ses rendements.

3- Nicholas décrit la position unique dont jouit aujourd’hui la Silicon Valley en raison de l’agglomération au fil du temps d’un certain nombre de facteurs, notamment les rendements d’échelle des innovations académiques (en grande partie de l’Université de Stanford), les investissements militaires, la présence des premières entreprises influentes qui ont contribué aux retombées entrepreneuriales, au climat, aux immigrants et bien sûr au développement du secteur du VC. Ce qui est beaucoup moins clair, c’est si l’agglomération est simplement due au hasard. Par exemple, William Shockley a fondé Shockley Semiconductor dans la Silicon Valley parce qu’il souhaitait retourner dans la région de la baie de San Francisco depuis la côte Est pour s’occuper de sa mère malade. Les employés qui quittèrent Shockley Semiconductor ont à leur tour fondé Fairchild Semiconductor, Intel et la société de capital-risque Kleiner Perkins, entre autres. Si Shockley Semiconductor avait plutôt été formé sur la côte Est, à bien des égards un endroit plus naturel à l’époque, l’évolution de la Silicon Valley aurait facilement pu être très différente.

Nicholas décrit également la genèse de certains des partenariats de capital-risque les plus anciens et les plus éminents de la Silicon Valley. Il souligne les différents styles d’investissement des VC fondateurs. Par exemple, Arthur Rock de Davis & Rock (plus tard Venrock) a mis l’accent sur l’investissement dans les personnes, Tom Perkins de Kleiner Perkins s’est concentré sur la technologie et Don Valentine de Sequoia Capital a mis l’accent sur les marchés. Chacun de ces VC a connu un tel succès qu’ils sont maintenant des légendes dans la communauté VC. Pourtant, étant donné la disparité des styles, il est difficile de tirer des conclusions définitives sur l’étoffe d’un bon VC. De plus, conformément à la distribution à longue traîne des rendements, la réputation de chacun de ces VC a été cimentée en grande partie sur la base de quelques investissements « homerun », tels que l’investissement initial de Kleiner Perkins dans Genentech. Il est difficile d’exclure la possibilité que ces quelques premiers succès aient impliqué une grande partie de la chance, qui s’est auto-entretenue en raison de l’accès accru aux meilleures nouvelles entreprises (Nanda, Samila et Sorenson 2020). Si tel est le cas, comme l’éminence de la Silicon Valley elle-même, le succès précoce de ces VC de premier plan a peut-être été un hasard (sérendipité).

Tout cela est probablement bien connu mais je l’ai trouvé particulièrement convaincant dans sa brièveté synthétique.

L’importance des migrants selon Philippe Mustar

Un article qui date un peu (novembre 2022) est venu me rappeler l’importance du sujet. L’article publié par le monde, « Tous les immigrés sont des entrepreneurs », est réservé aux abonnés et je ne peux en citer que le début:

Une récente étude de la National Foundation for American Policy (NFAP, 2022) sur l’origine des créateurs des « licornes », ces jeunes entreprises non cotées en Bourse et évaluées à plus d’un milliard de dollars (960 millions d’euros), montre non pas l’importance mais bien le rôle prédominant des immigrés dans la création de ces dernières. Aux Etats-Unis, plus de la moitié d’entre elles (319 sur 582, soit 55 %) ont été fondées ou cofondées par un ou des immigrés. Si l’on prend en compte non seulement les immigrés mais aussi leurs enfants, ce pourcentage monte à 64 %. Et lorsqu’on élargit le spectre en ajoutant les immigrés non fondateurs mais occupant un poste-clé de direction dans l’entreprise (PDG ou vice-président de la technologie), il atteint 80 %. L’immigration joue bien un rôle massif dans les succès de l’entrepreneuriat aux Etats-Unis.

Cela d’autant plus que l’analyse de ces 319 entreprises souligne que 58 % d’entre elles avaient un ou plusieurs fondateurs immigrés et aucun fondateurs natifs, que 28% comptaient une majorité de fondateurs immigrés ou un nombre égal de fondateurs immigrés et natifs, et que seules 14 % avaient une majorité de fondateurs natifs. Comme l’étude l’indique : « Etant donné que chaque cofondateur contribue à la réussite d’une start-up, il semble probable qu’aucune de ces entreprises d’un milliard de dollars ayant au moins un fondateur immigré n’existerait ou n’aurait été créée aux Etats-Unis si le fondateur né à l’étranger n’avait pas été autorisé à venir aux Etats-Unis. »

Le sujet de l’importance des migrants dans l’entrepreneuriat n’est pas nouveau. Vous pouvez regarder le tag Immigrant et en particulier:
– Mars 2016 : Les migrants et les licornes.
– Juin 2013 : AnnaLee Saxenian, Migrations, Silicon Valley, et Entrepreneuriat.

Je ne ferai pas de longs commentaires si ce n’est remercier Philippe Mustar pour son article et en effet insister sur l’importance des migrants dans le monde des startup.