J’ai déjà dit tout le bien que je pensais de La Tech – Quand la Silicon Valley refait le Monde (voir mon post précédent). Voici une suite.
Olivier Alexandre explique dans son introduction qu’il a conduit 147 entretiens approfondis. Son ouvrage fourmille de témoignages qui en disent souvent plus, en tout cas autant, que les travaux statistiques (les deux se complètent à merveille). D’autant plus que dans la deuxième partie du livre, l’auteur décrit des ingrédients essentiels mais intangibles de la Silicon Valley : la confiance, la chance les attitudes sociales par exemple. Je continue donc avec quelques extraits.
« Google est arrivé à nous de différentes façons et chacun aura une histoire différente de la manière dont ça s’est déroulé. Ma version à moi, c’est celle-ci : j’ai commencé à interviewer tous les gens qui avaient un doctorat à Stanford et qui continuaient à y travailler dans les départements d’ingénierie. Ça faisait une cinquantaine de personnes. Ce sont les meilleurs et les plus brillants. Et je leur ai demandé à chacun d’entre eux : Qui est le meilleur avec la meilleure idée ? Et ils ont presque tous répondu : les deux gars qui bossaient sur Google. Et ce qui est intéressant dans cette histoire, c’est que cette manière de procéder est exactement la même que l’algorithme de Google ». [Page 195]
« En 2000, j’avais la vision de Facebook… Mais parce que t’as pas rencontré la bonne personne, ça l’a pas fait. J’ai tenté la chance jusqu’au bout. C’est la secrétaire de l’investisseur, qui te dit : Désolé, il peut pas te recevoir. Les types qui réussissent, y a le temps, la persévérance, mais aussi la chance. » [Page 210]
« Il n’y a pas de concept de caste ici, si tu arrives avec une bonne idée, tu vas pouvoir rencontrer des mecs, lever des fonds et t’asseoir à la table ; j’en suis la preuve vivante : nous on connaissait personne. On n’a pas levé 20 millions, ok ; mais on nous a donné une chance ; on s’est plantés, mais ça, c’est notre problème. Après si la question est de savoir si la Silicon Valley est une utopie : ce n’en est pas une, évidemment. Il y a des vieilles familles, des réseaux d’anciens, des diasporas, des nouveaux riches, qui aident leur potes et s’entraident ; bien sûr. Mais y quand même cette idée : on ne connait pas, mais on va te laisser une chance. » [Page 211]
Et plus drôle encore, ou plus tragique : « Ici tout est organisé en communautés… On est les premiers à souffrit d’être français à l’étranger. C’est jamais facile de créer une boîte, encore plus dur quand t’es pas chez toi. On souffre tous de ça. Parce que les codes sont différents. Et t’as besoin de les comprendre et t’es pas sûr de les comprendre tout seul. ET c’est utile de rencontrer quelqu’un qui te dit : T’es pas fou, je rencontre exactement le même problème et j’en pense ça… Et ça, ça prend énormément de temps. Ça m’a pris quatre ans. Les français sont d’une arrogance, quand ils arrivent. Ils le sont tellement qu’ils pensent qu’ils vont devenir américains. C’est : Oui moi je veux pas voir de Français. Donc ils vont vers les Américains. Mais sans avoir les codes… Moi je les compare à des Barbapapa. Ils sont intelligents, ils savent s’adapter, mais on les reconnait quand même. Par contre, lui le Barbapapa, il est persuadé d’être une voiture alors que tout le monde sait que c’est un Barbabapa. Ca ne marche pas du tout. Moi pendant quatre ans, j’ai mis ce temps à comprendre d’abord qu’il fallait pas essayer de les imiter, et ensuite que j’arriverais pas à les changer. […] Sauf que le Français, lui, il se fond déjà dans le décor, que physiquement, il leur ressemble, donc il va se fondre dans le machin, avec un surplus : la subtilité. Qui est en fait de l’exotisme. Les entrepreneurs français, les cadres dirigeants du CAC40 qui viennent ici, je leur dis : Vous êtes des Sénégalais en boubou qui arrivez de votre village de brousse. Vous vous foutez de la gueule des mecs du Moyen-Orient qui viennent en rendez-vous business en tenue traditionnelle ? Mais vous, vous êtes pareils. Vous venez en cravate… Vous avez vu des gens en cravate, ici ? Donc il faut accepter et te dire : Je suis un sénégalais qui vient d’arriver à Paris, je suis noir et j’ai un accent de merde, je m’habille pas comme eux, et je peux pas rentrer au village, parce que sinon je suis la honte du village, alors que tout le monde croit en moi. Eux, c’est pareil : ils sont la lumière de la France ; quand tu réalises ça, que tu es un rêve projeté en fait, tu fais comment quand tu es ce type-là ? Et bien tu rebootes. Tout ce que j’ai fait avant compte pas. Donc c’est pas une renaissance italienne. Pas du tout. C’est une rebirth, c’est à dire que tout ce que j’ai fait ne compte pas. Toutes les personnes que j’ai rencontrées ne comptent plus et je dois me construire un nouveau projet et une nouvelle identité. » [Pages 208-210]
Ce qui est assez étonnant avec ce long extrait, c’est que la Silicon Valley n’a pas changé entre la fin des années 80 et 2016 où Olivier Alexandre a réalisé la plupart de ses interviews. La culture est absolument la même ! (Voir le Post-Scriptum en fin d’article).
Les pages 217 à 234 sur l’expérience entrepreneuriale sont peut-être les plus extraordinaires que j’ai lues depuis le début de l’ouvrage. Il faudrait les citer intégralement, alors tous à vos liseuses ! Il y est question de montagnes russes, de vertus de simplicité et de sincérité, et de capital énergétique. L’illusion méritocratique est un élément de plus qui ajoute de la complexité à la vue d’ensemble. Avec, en fin de passage, « Progressivement l’articulation entre l’individu et le collectif tend à se renverser : les entrepreneurs deviennent l’empreinte de leur environnement plutôt qu’ils ne l’impactent. L’entreprise constitue le principal véhicule de leur dialectique. »
Une évolution permanente en quête de talents
Dans la Silicon Valley, les entreprises sont donc caractérisées par un syndrome de Protée, appelées à une évolution constante. […] La conviction des entrepreneurs, dirigeants et investisseurs de la Silicon Valley est que le changement est non seulement souhaitable mais aussi « inévitable ». Cet horizon d’attente conduit à faire des routines, ces dispositifs de prévisibilité au fondement de l’efficacité des bureaucraties et des grandes entreprises, des objets repoussoirs. […] Cette dialectique du changement, souhaité et organisé pose une série de problèmes au sein des organisations : rester efficace malgré l’instabilité, maintenir une cohérence en dépit des évolutions.
[…] Dans le secteur des nouvelles technologies, les entreprises, quelle que soit leur taille, cherchent à se montrer innovantes. Or l’innovation suppose des phases de développement différenciées. Les premiers temps d’un projet sont caractérisées par des phases d’essais-erreurs, via des échanges serrés et rapprochés avec les utilisateurs ; la valeur d’usage demeurant indéterminée. Cette phase repose sur l’implication des passionnés, à la croisée de l’amateurisme, de la recherche et du monde de l’entreprise, dans des espaces en clair-obscur, à la frontière de l’espace public et de l’espace privé. Les cliques formées à cette occasion comptent nombres d’occurrences dans l’histoire de la Silicon Valley : les amateurs (« hobbyists ») dans le domaine de la radiodiffusion, les hackers du MIT bidouillant à la dérobée des ordinateurs DEC et IBM, les participants du Homebrew Computer Club durant les années 70, Nolan Bushnell programmant son premier jeu « Computer Space » dans la chambre de sa fille avant de créer Atari, les brogrammers de dortoir à l’origine de Facebook, etc. Au bout de plusieurs années, un produit aux propriétés stables émerge. Une seconde phase s’ouvre alors.
La croissance du nombre d’utilisateurs et l’ajout de nouvelles fonctions nécessitent l’implication de travailleurs présentant un haut niveau de compétences techniques. Or, développer une solution, augmenter ses capacités et le nombre de ses applications, résoudre les problèmes qui surviennent, sont autant d’objectifs qui nécessitent d’embaucher. Les profils recherchés sont désignés dans la Silicon Valley suivant une appellation métonymique courante dans les domaines de création, les « talents ». […] Cette seconde phase est déterminante en ceci qu’elle laisse envisager une bascule sur le plan financier. L’organisation est alors prête à s’engager dans une troisième phase, qui la rapproche des secteurs traditionnels : une technologie opératoire, un marché structuré et clairement identifié, avec des moyens de production , dont la contrepartie est une dynamique d’innovation ralentie. En effet, une fois une niche commerciale investie et balisée, les équipes tendent vers la systématisation des procédures et de l’organisation se caractérise par des effets de bureaucratisation?. Ces entreprises à développement « lent » (désignées les « slow moving organizations » dans la Silicon Valley) sont souvent puissantes mais déconsidérées car les effets d’apprentissage y sont limités. Pour maintenir une dynamique d’innovation, les grandes entreprises recourent couramment à une stratégie de croissance dite externe, en embauchant ou en achetant des entreprises afin d’intégrer leurs innovations ou leurs équipes. L’histoire récente des grandes entreprises témoigne de la constance de cette stratégie : Apple a réalisé 100 acquisitions entre 1976 et 2020, Microsoft 225 en quarante-cinq ans d’existence, Amazon 88 en vingt-cinq ans, Facebook 82 en quinze ans, Google 236 en vingt ans, soit en moyenne une acquisition par semaine. Au cours de ces trois phases, le destin des organisations repose en grande partie sur le facteur humain. [Pages 242-5]
Des cultures d’entreprise
Face à ces défis permanents, il semble que la Silicon Valley ait développé une culture assez unique. La sincérité et la simplicité reviennent avec le fameux pitch : « Dans les présentations, il y a beaucoup de déchets, beaucoup de gens ne savent pas de quoi ils parlent et ça se voit tout de suite. le discours est incohérent et ils ne savent pas exprimer ce qu’ils font de manière précise. Et ça c’est le premier signe qu’ils vont se planter. Ils savent pas expliquer dun paragraphe concis ce qu’ils font. c’est qui n’est juste seulement un problème de cohérence intellectuelle. La communication orale et écrite est une des compétences fondamentales d’un entrepreneur qui réussit. Un entrepreneur doit pouvoir lever des fonds. S’il n’est pas capable d’exprimer clairement, de manière concise, ce qu’il fait, pourquoi c’est intéressant et en quoi c’est nouveau, il n’y arrivera pas » [Page 272].
Établir clairement une mission permet de conserver un cap quelles que soient les circonstances et ce durablement, en fournissant une motivation pour dépasser les difficultés, relativiser les souffrances et opérer des choix [Page 270]. Serait-ce une explication à la quasi-absence de syndicats ?
Pour autant, chaque entreprise est différente, même au sein d’un même secteur. L’ouverture et la circulation de l’information chez Google, la mise en relation chez FAcebook, la concurrence chez Uber, le design chez Apple, etc. […] Dans les années 2010, Lyft se faisait un nom en promouvant une culture d’ouverture et d’inclusion, à l’opposé d’Uber [Page 268].
Avec un certain risque : « La culture d’entreprise c’est notre baratin à nous dans la Silicon Valley. […] Mais ça reste du bullshit dans le sens où ça devient vite artificiel si ce n’est pas incarné. le truc est donné par le fondateur et ça marche tatn qu’il est là, c’est lui qui l’incarne, qui la porte. […] Mais le jour où il part, les valeurs ça devient des cases dans une grille d’évaluation » [Page 283].
Post-Scriptum : des notes personnelles en rapport avec la deuxième partie du livre :
– Olivier Alexandre donnent des statistiques très intéressantes notamment aux pages 170-72. Je mentionne mes propres données sur des startup issues de Stanford et sur d’autres ayant préparé une entrée en bourse, dans ce post récent. Sur l’âge des fondateurs – 45 ans -, le nombre de fondateurs – 75% sont plus de 3 – ou sur les serial entrepreneurs – 60% le sont, j’ai construit des data sets similaires.
– Pour ceux que le sujet des acquisitions de startup intéressent, voici deux liens du blog : L’A&D de Cisco et Google in the Plex. Un dernier article montre que même les sociétés cotées en bourse sont souvent acquises après leur entrée en bourse.
– Mais comme je l’ai dit auparavant, les statistiques sont une chose. La description par une multitude de cas en est une autre et les deux se complémentent parfaitement, je crois. Je me suis souvenu d’un voyage effectué dans la Silicon Valley en 2006. Le rapport que nous en fîmes est confidentiel en raison des témoignages non anonymisés. Mais j’en extrais la partie non secrète :