Excellent numéro de la célèbre revue Esprit sur l’idéologie de la Silicon Valley. Vous y trouverez des contributions de Emmanuel Alloa, Jean-Baptiste Soufron, Fred Turner, Shoshana Zuboff, Antonio Casilli, Jean-Pierre Dupuy.
J’ai surtout été frappé par l’étonnant entretien avec Fred Turner: Ne Soyez pas malveillants. Utopies, frontières et brogrammeurs. C’est en fait une traduction originellement publiée par LogicMag, que vous pouverz aussi découvrir en anglais: Don’t Be Evil. La lecture en vaut vraiment la peine. C’est son explication des racines de la Silicon Valley qui m’ont le plus étonné et comment elles influencent encore aujourd’hui cette région qui en définitive n’est pas très idéologique, même si les autres auteurs ont des points de vue variés.
Par exemple: « Pour trouver son origine, il faut remonter au communautarisme des années 1960. Il y avait en fait deux courants dans la contre-culture. L’un, la nouvelle gauche (New Left), faisait de la politique pour changer la politique, en étant fortement axée autour des institutions, sans vraiment se méfier de la hiérarchie. L’autre – et c’est dans ce courant que le monde de la technologie a trouvé son élan –, c’est ce que j’appelle les néo-communautaristes. Entre 1966 et 1973 a eu lieu la plus grande vague de développement de communautés qu’ait connue l’Amérique. Ces gens -s’appliquaient à abandonner la politique et la bureaucratie pour se tourner vers un monde dans lequel ils pouvaient modifier leur conscience. » Puis « Quant à savoir si cette tradition techno-utopique est aussi ancrée dans l’industrie technologique aujourd’hui qu’elle ne l’a été par le passé, cela varie selon l’entreprise. À certains égards, Apple est très cynique. La marque commercialise sans arrêt des idées utopiques. Elle commercialise ses produits comme étant des outils de transformation utopique et ce, dans un esprit de contre-culture. Dès la naissance de l’entreprise, Apple a repris toute une série d’emblèmes de la contre-culture. Dans d’autres entreprises, en revanche, c’est sincère. J’ai récemment passé beaucoup de temps chez Facebook, et ils veulent sincèrement construire ce que Mark Zuckerberg appelle un monde plus connecté. Je ne saurais pas dire si leurs pratiques correspondent à leurs convictions. Il y a environ une dizaine d’années, j’ai passé beaucoup de temps chez Google. Ce que j’y ai observé est une boucle intéressante. Celle-ci commençait par : « Ne soyez pas malveillants. » La question se posait alors de savoir : « D’accord, qu’est-ce qui est bien ? » L’information donne aux individus des moyens pour agir, elle les autonomise. Il est donc bon de fournir de l’information. Qui fournit cette information ? Ah d’accord, c’est Google qui la fournit. Donc vous vous retrouvez avec cette boucle, où ce qui est bon pour les individus est bon pour Google, et vice versa. C’est un espace difficile à vivre. L’élan pour sauver le monde est tout à fait sincère, mais les gens ont tendance à confondre cet élan avec celui qui consiste à faire le bien de l’entreprise. C’est une vieille tradition protestante. »
Jean-Pierre Dupuy dans « La nouvelle science des données » explique brillamment qu’il n’y a pas de science des données. La science concerne les causes, les données concernent davantage les corrélations qui ne peuvent pas vraiment aider aux prévisions (j’espère avoir compris son message!). Permettez-moi de citer une phrase: « L’idéologie qui accompagne le big data, quant à elle, annonce l’advenue de nouvelles pratiques scientifiques qui, faisant passer l’exigence théorique au second plan, mettent en péril l’avancée des connaissances et, plus grave encore, minent les fondements mêmes d’une éthique rationnelle. »
Je ne peux que vous encourager à vous procurer cette excellente publication.