Magnifique livre que La vie solide d’Arthur Lochmann qui tombe à point nommé quand la France se pose la question de réparer la charpente de Notre Dame. A partir la page 182, il fait une analyse brillante du patrimoine et de l’innovation. Il y parle de durée et de temps, qui m’a fait immédiatement penser à toutes les activités que j’ai mis des années à maîtriser (capital-risque, recherche sur les startups, hobbies plus personnels sur le Street Art). Sans la durée, pas de maîtrise. Voici donc mes derniers extraits de ce bel ouvrage.
A l’autre bout du spectre frétille l’innovation. En quelques décennies, celle-ci a remplacé l’idée de progrès dans les discours publics. Le succès de la rhétorique de l’innovation est l’une des expressions les plus palpables du phénomène d’accélération du temps dans l’espace moderne. Aujourd’hui on parle de disruption pour désigner les innovations radicales ayant pour effet de casser les structures sociales existantes. Comme le monte Bernard Stiegler dans un ouvrage récent [1] cette disruption a pour principe de fonctionnement même le fait de prendre la société de vitesse sans lui laisser le temps de s’adapter. […] Comme le résume l’auteur, pour les « seigneurs de la guerre économique […] il s’agit d’aller plus vite que les sociétés pour leur imposer des modèles qui détruisent leurs structures sociales ». Comment ne pas devenir fou : tel est le sous-titre de cet ouvrage qui s’intéresse aux effets sur les individus et les groupes sociaux dans le désert nihiliste qui naît de ces constantes mutations.
Le physicien et philosophe Etienne Klein a comparé les conceptions du temps qui sous-tendent respectivement les notions e progrès et d’innovation. Le progrès, perspective structurante depuis les Lumières, repose sur l’idée d’un temps constructeur., « complice de notre liberté ». Le futur est crédible et désirable, c’est lui qui nous permet de consentir des sacrifices de temps personnel présent pour rendre possible un meilleur avenir collectif. L’innovation, en revanche, projette une tout autre conception du temps : il est corrupteur, abîme les choses. C’était déjà le cas avant les Lumières, chez Bacon notamment, pour qui la notion d’innovation désignait les menues modifications nécessaires pour conserve la situation en l’état. C’est de nouveau le cas aujourd’hui, d’une manière un peu différente : face à la catastrophe climatique en cours, qui est encore capable d’imaginer un quelconque avenir ? En somme, l’innovation est la notion qui a pris la place du progrès quand ce dernier est devenu impossible faute d’avenir. Comme le patrimoine, mais d’une façon inversée, c’est une forme d’immobilisation dans le présent. En somme, la conservation du patrimoine et le culte de l’innovation sont deux aspects d’une même chose : l’abolition de la durée par l’avènement d’un temps détemporalisé. [Pages 185-7]
« Une société liquide est celle dans laquelle les contextes d’action de ses membres changent en moins de temps qu’il n’en faut aux modes d’action pour se figer en habitudes et en routines », écrivait Zygmunt Bauman dans La Vie liquide [2]. Dans le capitalisme de l’innovation, chaque jour apporte son lot de nouveaux changements. Les structures sociales, de même que les liens amicaux et amoureux, ont perdu leur ancienne rigidité pour devenir fluides. Tout va toujours plus ite et le temps file au point de n’être plus qu’un présent sans perspective. L’effet paradoxal de l’accélération, c’est la pétrification du temps et l’effacement de la durée. [Page 191]
Ce n’est pas un hasard si la figure de l’artisan connaît ces dernières années un retour en grâce, aussi bien du côté de la critique sociale d’un Richard Sennett ou d’un Matthew B. Crawford qu’auprès des enthousiastes que sont les makers des fablabs ou les « premiers de la classe » en reconversion. D’abord parce que l’artisanat est très vivant et fait constamment voler en éclats l’opposition apparente entre tradition et modernité Sur un chantier de charpente, il n’y a pas le choix entre les anciennes techniques et les nouvelles. Il y a toujours un savant mélange des unes et des autres. La pratique de la charpente, en particulier, nous enseigne qu’être à la pointe de la modernité n’implique pas de renoncer aux techniques vieilles de plusieurs siècles. Les savoirs du passé ne sont pas dépassés, ils sont enrichis par les nouvelles méthodes de travail, et parfois même par d’autres plus anciennes que l’on redécouvre. [Pages 193-4]
[1] Bernard Stiegler, Dans la disruption : Comment ne pas devenir fou ? Paris, Les liens qui libèrent, 2016.
[2] Zygmunt Bauman, La Vie Liquide, traduit par Christophe Rosson, Paris, Albin Michel, 2013, p. 7 (traduction modifiée]