Archives mensuelles : février 2019

Technocritiques par François Jarrige

J’écris de temps en temps et peut-être même de plus en plus souvent sur cette autre facette de l’innovation et de l’entrepreneuriat (qui reste ma passion, positivement) une facette qui est plus sombre, plus négative, une vision plus critique de l’impact de l’innovation sur la société. Je lis en ce moment Technocritiques – Du refus des machines à la contestation des technosciences de François Jarrige. C’est un livre riche, âpre, exigeant, mais exceptionnel pour tous ceux que le sujet intéresse.

Sous des apparences extrêmement critiques, le livre montre que les aspects positifs et négatifs du progrès se sont toujours développés en parallèle. Ma lecture la plus proche de ce travail fut sans doute celle de Bernard Stiegler, Dans la disruption – Comment ne pas devenir fou ? sans oublier les travaux de Libero Zuppiroli, telles que Les utopies du XXIe siècle. Merci à lui pour m’avoir mentionner ce livre remarquable.

Voici une copie intégrale d’un long passage passionnant aux pages 87-88. Il pourrait décrire notre monde, il en décrit un plus ancien.

« Si nous devions caractériser notre temps par une seule épithète, nous ne le nommerions pas âge héroïque, religieux, philosophique ou moral ; mais l’âge mécanique, car c’est là ce qui le distingue entre tous les autres. » [1] Carlyle incarne la dénonciation romantique du « mammonisme » (c’est-à-dire le culte religieux du dieu Argent), dont le déferlement mécanique de son temps est l’une des manifestations. Pourquoi toujours s’efforcer, grâce aux mécaniques, de vendre « à plus bas prix que toutes les autres nations et cela jusqu’à la fin du monde », pourquoi ne pas « vendre à prix égal », demande-t-il ? [2] Il invite les « hommes ingénieux » à trouver le moyen de distribuer plus équitablement les produits plutôt qu’à chercher toujours les moyens de les réaliser au plus bas coût : « un monde composé de simples machines à digérer brevetées n’aura bientôt rien à manger : un tel monde s’éteindra et de par la loi de la nature il faut qu’il s’éteigne. »

A la même époque, Michelet, le grand historien romantique français, découvre le gigantisme du machinisme lors d’un voyage en Angleterre en 1834. Il met également en scène l’ambivalence des effets des machines. Impressionné par les « êtres d’acier » qui asservissent « l’être de sang et de chair », il est persuadé néanmoins que l’on continuera de préférer aux « fabrications uniformes des machines les produits variés qui portent l’empreinte de la personnalité humaine ». Si la machine est indéniablement un « puissant agent du progrès démocratique » en « mettant à la portée des plus pauvres une foule d’objets d’utilité », elle a aussi son revers terrible : elle crée un « misérable petit peuple d’hommes-machines qui vivent à moitié [et] qui n’engendrent que pour la mort ». [3]

L’inquiétude à l’égard des machines s’atténue à l’époque victorienne, avec l’expansion de la prospérité de la période impériale, le déclin des violences ouvrières, la montée en puissance de l’économie politique. Elle continue toutefois de susciter les craintes de certains moralistes, comme John Stuart Mill, penseur radical complexe, libéral fasciné par la socialisme et féministe justifiant l’impérialisme. Dans ses Principles of Political Economy (1848), Mill propose un état des lieux de l’économie politique de son temps. Il prend ses distances à l’égard des économistes qui donnent une image trop optimiste du changement technique, il exprime des réticences à l’égard des effets bénéfiques de la division du travail et considère que l’État doit compenser les effets néfastes du machinisme. Mais sa critique dépasse ces questions classiques car John Stuart Mill propose une théorie de « l’état stationnaire » qui rompt avec l’économie classique. Il décrit cet « état stationnaire des capitaux et de la richesse » comme « préférable à notre situation actuelle », marquée par la lutte de tous contre tous. Il l’envisage comme un monde façonné par la « prudence » et la « frugalité », où la société serait composée « d’un corps nombreux et bien payé de travailleurs » et de « peu de fortunes énormes » ; ce monde « stationnaire », où chacun aurait suffisamment pour vivre, laisserait une place à la solitude et à la contemplation « des beautés et de la grandeur de la nature ». Dans ce monde, les « arts industriels » ne s’arrêteraient évidemment pas, mais « au lieu de n’avoir d’autre but que l’acquisition de la richesse, les perfectionnements atteindraient leur but, qui est la diminution du travail. » [4]

A suivre, peut-être….

Sources:

[1] Thomas Carlyle, “Signs of the Times”, Edinburgh Review vol. 49, 1829, p. 439-459
Were we required to characterise this age of ours by any single epithet, we should be tempted to call it, not an Heroical, Devotional, Philosophical, or Moral Age, but, above all others, the Mechanical Age. It is the Age of Machinery, in every outward and inward sense of that word; the age which, with its whole undivided might, forwards, teaches and practises the great art of adapting means to ends.
http://www.victorianweb.org/authors/carlyle/signs1.html

[2] Thomas Carlyle, “Past and Present” (1843), trad fr Cathédrales d’autrefois et usines d’aujourd’hui. Passé et présent, trad. fr. de Camille Bos, Editions de la Revue Blanche, Paris, 1920, p.289
I admire a Nation which fancies it will die if it do not undersell all other Nations, to the end of the world. Brothers, we will cease to undersell them; we will be content to equal-sell them; to be happy selling equally with them! I do not see the use of underselling them.
A world of mere Patent-Digesters will soon have nothing to digest: such world ends, and by Law of Nature must end, in ‘over-population;’

P. 229-31, http://www.gutenberg.org/files/26159/26159-h/26159-h.htm

[3] Jules Michelet, « Le peuple ». Flammarion. Paris, 1974 [1846]

[4] John Stuart Mill, « Principes d’économie politique », trad. fr. de Léon Roquet, Paris 1894 [1848] Pages 138-142.

La créativité selon Isaac Asimov

Lors de mon voyage aux États-Unis en janvier, il m’a été mentionné un essai écrit par Isaac Asimov en 1959, « Comment les gens ont-ils de nouvelles idées ? » – J’en ai lu la version publiée en anglais par le MIT Technology Review).


Isaac Asimov par Andy Friedman (Source: MIT Technology Review)

J’ai toujours été sceptique sur la façon d’enseigner la créativité ou même de l’encourager. Je me sens du coup beaucoup plus en accord avec ce qu’avait écrit Asimov il y a 60 ans. Laissez-moi en donner quelques extraits:

– la méthode de génération [d’idées] n’est jamais claire même pour les « générateurs » eux-mêmes,

– il faut non seulement des personnes ayant une bonne expérience dans un domaine particulier, mais également des personnes capables de faire une connexion entre un point 1 et un point 2, points qui pourraient ne pas sembler normalement liés,

– une fois la connexion croisée établie, cela devient évident,

– la connexion croisée nécessite une certaine audace,

– une personne disposée à se lancer contre la raison, l’autorité et le bon sens doit être une personne dotée d’une grande assurance; puisque cela ne survient que rarement, il/elle doit sembler excentrique (du moins à cet égard) au reste de nous autres,

– mon sentiment est que pour ce qui est de la créativité, l’isolement est nécessaire; la personne créatrice, en tout cas, travaille continuellement; son esprit est en train de mélanger des informations à tout moment, même s’il/elle n’en a pas conscience,

– la présence des autres ne peut qu’empêcher ce processus, car la création est embarrassante; néanmoins, une réunion de telles personnes peut être souhaitable pour des raisons autres que l’acte de création lui-même,

– le nombre optimal de personnes du groupe [i.e. de telles personnes juste au-dessus] ne doit probablement pas très élevé. J’imagine que moins de cinq est souhaitable.

C’est assez fascinant: pour Asimov, la créativité est un acte isolé; rendre les connexions possibles peut-être aidé par de petits groupes, mais même de cela, Asimov n’est pas totalement convaincu… J’ai souvent lu des articles intéressants sur la créativité dans l’art, la science, la technologie et l’idée que la liberté de penser combinée à une obsession de résoudre ou de faire quelque chose pourrait être beaucoup plus critique que les interactions sociales.

Pourquoi la société ne se laisse pas mettre en équations

Mon ancien collègue Boris m’a conseillé de lire le livre Pourquoi la société ne se laisse pas mettre en équations de Pablo Jensen et je dois le remercier de ce conseil 🙂

L’auteur Pablo Jensen – sa page personnelle et celle de wikipedia vous en diront plus sur lui – est un physicien et son livre tente d’expliquer pourquoi les équations en sciences sociales (et même en physique d’ailleurs) peuvent être délicates. La vérité est un sujet compliqué. Mais alors qu’il existe une certaine vérité dans les sciences de la nature, qui peut toujours être réexaminée, le concept de vérité dans les sciences sociales est encore plus difficile, simplement parce que le comportement humain est rempli de boucles de rétroaction de sorte que ce qui est vrai aujourd’hui, pour ne pas dire hier pourra être pris en compte par l’homme pour modifier l’avenir…

Jensen mentionne comment Galilée s’est débattu avec les mécanismes de la chute des corps [pages 42-5].


Source: Galileo’s notes on motion, Folio 116, Biblioteca Nazionale Centrale, Florence; Istituto e Museo di Storia della Scienza, Florence; Max Planck Institute for the History of Science, Berlin

Galileo n’a jamais publié ses données car il ne comprenait pas pourquoi elles paraissaient fausses. La réponse est qu’une balle qui glisse n’a pas la même vitesse que celle qui roule. La rotation absorbe une fraction de l’énergie (apparemment √ (5/7) ou 0,84) qui était proche de l’erreur apparente de Galilée.

Ensuite, Jensen nous rappelle combien il est difficile de prévoir les conditions météorologiques et les changements climatiques (chapitre 4). Alors, lorsqu’il se lance dans l’analyse des sciences sociales, il est assez convaincant sur les raisons pour lesquelles la modélisation mathématique peut être une tâche très difficile. Sur une analyse de tweets pour prédire le succès, il écrit ce qui suit : Le résultat de leur étude est clair: même si l’on connaît toutes les caractéristiques des messages et des utilisateurs, le succès reste largement imprévisible. Techniquement, seule 20% de la variabilité du succès des différents messages est expliquée par ce modèle, portant très complexe, et d’ailleurs incompréhensible, comme cela arrive souvent pour les méthodes utilisant l’apprentissage automatique. Il est intéressant de noter qu’on peut doubler le niveau de prédiction en ajoutant une seule variable supplémentaire. Il s’agit du succès passé de l’utilisateur. de son nombre moyen de retweets jusque-là. […] La vie sociale est intrinsèquement imprédictible, de par les fortes interactions entre les personnes. […] La masse des données permet d’opérationnaliser des vieux dictions comme « qui se ressemble s’assemble », « dis-moi ce que tu lis, je te dirai qui tu es » et surtout « je suis qui je suis ». [Chapitre 12, Prédire grâce au big data? – Pages 150-3].

Un exemple encore plus frappant de la nature incompréhensible du machine learning concerne la reconnaissance d’images : le meilleur moyen de prédire la présence de rideaux dans une pièce est d’y trouver un pied de lit. Tout simplement parce que la plupart des chambres ont les deux [Pages 154-5]. Jensen critique également le classement des universités et des chercheurs (pages 246 à 253), un sujet que j’avais déjà abordé dans La crise et le modèle américain. Au chapitre 20 – Sommes-nous des atomes sociaux? – il ajoute à propos des être humains [Page 263] : pour le moment, on ne connaît pas de caractéristiques internes à la fois pertinentes et stables », sans lesquelles l’analyse des êtres humains en tant que groupe devient problématique.

Déjà au chapitre 13, Jensen explique qu’il existe quatre facteurs essentiels qui rendent les simulations de la société qualitativement plus difficiles que celles de la matière: l’hétérogénéité des humains; le manque de stabilité de quoi que ce soit; les nombreuses relations à prendre en compte, aussi bien au niveau temporel que spatial; la réflexivité des humains, qui réagissent aux modèles qu’on fait de leur activité. […] Aucun facteur isolé ne produit quoi que ce soit tout seul […] En sciences sociales, il faut un réseau dense de conditions causales pour produire un résultat. […] Rien ne garantit que la conséquence [d’un facteur] sera la même dans d’autres situations qunad on le combinera à d’autres facteurs causaux. La seule réponse possible est « ça dépend ». [Pages 162-4]

Pour discuter de la plus ou moins grande stabilité qu’on peut attendre de ces caractéristiques internes, il faut remonter à leur origine. Pour les physiciens, la réponse est claire : l’origine des forces entre atomes est à chercher dans les interactions entre ces particules vraiment stables que sont les noyaux et les électrons. […] L’origine des actions humaines est au cœur de la sociologie. Son intuition première a été de chercher les déterminants des pratiques non dans le for intérieur des personnes étudié par la psychologie, ni dans une nature humaine universelle, ais dans les influences sociales. [Page 264] Le social ressemble plus à un fluide tourbillonnant qu’à de nettes combinaisons de briques. […] Bien sûr cette image est trop simple, car elle néglige la mémoire, la viscosité forte du social. Mais elle montre les limites de la vision statique de l’économie ou de la physique sociale, qui partent d’individus déjà faits, prêts à fonctionner, à générer de la vie sociale par association, sous l’impulsion de leurs natures indépendantes. [Page 270] La vie sociale ne consiste pas donc en une suite d’interactions ponctuelles comme le supposent la formule ou les simulations. Il faut plutôt la concevoir comme résultant du déploiement de relations. La distinction entre interaction et relation est cruciale, car cette dernière implique une série d’interactions suivies, entre des personnes qui se connaissent et gardent la mémoire des échanges passés. Dans une relation, chaque interaction repose sur les interactions passées et influencera à son tour celles qui viendront. Une relation n’est donc pas une simple suite d’interactions ponctuelles, mais un processus en création continue, de la relation et par conséquent des personnes impliquées. [Page 271]

Jensen ne dit pas que la société ne peut être analysée qualitativement ou quantitativement. Il propose une analyse subtile de la complexité de la société et des comportements sociaux qu’il convient de toujours garder à l’esprit avant de considérer comme des faits des analyses souvent trop simplistes issues du big data …