Régulièrement, je fais un retour aux sources en essayant de découvrir ce que la Silicon Valley a à nous (re)dire de nouveau. Cette fois, je suis revenu un peu plus déboussolé que les fois précédentes. La région reste le centre de l’entrepreneuriat et de l’innovation high-tech, mais elle semble toucher aux limites de la folie. Tout va trop vite (sauf le trafic automobile trop souvent congestionné), tout est trop cher, et nombreux sont ceux qui espèrent une crise afin de revenir à une situation normale. Certes les projets les plus fous sont financés et difficile de dire ce que cela donnera (Tesla ou SpaceX bien sûr, mais que dire de MagicLeap ou encore des explorations de Google et autres dans l’intelligence artificielle et l’homme augmenté ?)
Cependant des connaisseurs avertis de la Silicon Valley s’inquiètent aussi. Ainsi Michael Malone dans Of Microchips and Men: A Conversation About Intel, publiée par le New Yorker pour son nouveau livre The Intel Trinity : « Le phénomène le plus intéressant des trois ou quatre dernières années est que les grandes entreprises de la Vallée comme Facebook et Google et Apple ont tant de liquidités que le jeu est maintenant le suivant : vous atteignez une certaine taille et cherchez à être acheté. Regardez Mark Zuckerberg. Il achète Instagram et puis il achète WhatsApp. Il dépense dix-neuf milliards de dollars pour WhatsApp. Voilà un montant ahurissant pour une start-up. Pour la première fois, les acquisitions sont plus attrayantes que les entrées en bourse (IPO). Nous allons donc entrer dans cette époque intéressante où peut-être les entreprises choisiront de ne plus faire d’IPO, qui avait toujours été la stratégie de sortie la plus rentable, mais plutôt d’aller faire la danse du ventre devant Mark Zuckerberg dans l’espoir d’obtenir ces évaluations indécentes. Quel est votre avis sur les ambitions globales des nouvelles entreprises de haute technologie? Je suis un peu gêné par l’hypocrisie présentée par la nouvelle génération des leaders de la Silicon Valley. Ils sont les auteurs de code, et le logiciel est différent du matériel. Avec les gens de logiciels, il y a cette philosophie romantique et ambitieuse « Do no evil » (ne pas faire le mal) – pourtant elle est toujours associée à une sorte de duplicité. Ces gens-là qui dirigent l’ère du réseau social, se comportent vraiment comme des oligarques: « Vous connaissez la raison pour laquelle nous avons du succès ? C’est que nous sommes spéciaux. Nous sommes plus intelligents que les autres. » Vous ne voyiez pas cela dans la première génération de leaders de la Silicon Valley. Ils étaient les enfants de cols bleus et de familles de travailleurs. Ils travaillaient avec leurs mains. Et en conséquence, ils ne cherchaient pas à être toute votre vie. Ils ne construisaient pas un campus pour y vivre vingt-quatre heures sur vingt-quatre, comme dans une cité universitaire. Ils s’attendaient à vous voir rentrer à la maison dans votre famille. Ils avaient une admiration pour les ouvriers. Vous ne voyez plus cela dans le monde des réseaux sociaux. La moyenne des gens dans la vallée, en particulier les personnes pauvres, ont un sentiment très fort que ces gens-là ne se soucient pas d’eux. Et je pense que cela se manifeste de toutes sortes de façons, comme travailler avec la NSA et le perpétuel effort de monétiser notre information privée. C’est un monde très différent. »
Il y a eu aussi un très intéressant échange oral entre George Packer et Ken Auletta, deux autres grands connaisseurs de la Silicon Valley, même s’il a déjà deux ans :
George Packer and Ken Auletta on Silicon Valley.
A titre plus anecdotique, j’ai retenu ce qui suit de mon voyage:
– le capital-risque est en pleine transformation en raison du départ des anciennes générations et ils ne financent plus les domaines traditionnels du semiconducteur
ou du hardware, trop risqués au niveau du produit, ni même les cleantech/greentech (qui ne furent qu’une autre bulle). Ce sont les industriels qui financent l’innovation dans ces secteurs,
– les accélérateurs sont avant tout une nouvelle source de projets et talents pour les investisseurs, pas forcément un meilleur modèle pour les entrepreneurs,
– les entrepreneurs sont stressés par les coûts et la concurrence qui poussent à la surenchère,
– la région arrive en conséquence saturée, aussi parce que son centre de gravité s’est déplacé vers San Francisco
– en conséquence ma conviction (toujours forte) qu’il faut connaître les dynamiques de cette région pour innover et entreprendre dans la high-tech est modulée par toutes ces contraintes et il y a sans doute une opportunité pour attirer talents, projets et entreprises petites et grandes en Europe…
Alors y aura-t-il beaucoup de dégâts comme le prédit le Guardian dans Silicon Valley braces itself for a fall: ‘There’ll be a lot of blood’. Ou bien commettons nous la même erreur qu’AnnaLee Saxenian: « En 1979, j’étais étudiante à Berkeley et j’étais l’un des premiers chercheurs à étudier la Silicon Valley. J’avais terminé mon programme de Master en écrivant une thèse dans laquelle je prédisais avec assurance que la Silicon Valley allait cesser de se développer. Je soutenais que les coûts du travail et du logement étaient excessifs et que les routes étaient trop encombrées, et tandis que le siège social et la recherche des entreprises pourraient y rester, j’étais convaincue que la région avait atteint ses limites physiques et que la croissance de l’innovation et de l’emploi se produirait ailleurs durant les années 1980. Et il se trouve que je m’étais trompée. » (Source: A climate for Entrepreneurship – 1999)
PS: un bref ajout (en date du 12 février 2016) sur la folie des licornes. Regardez simplement la jolie infographie qui suit…
Source: Licornes et dragons font resurgir le spectre d’une bulle Internet