Xavier Comtesse vient de publier un excellent rapport intitulé La santé de l’innovation suisse – Pistes pour son renforcement, dont il fait un résumé sur son blog, L’innovation en Suisse: c’est d’abord le domaine de la Santé! Il s’agit d’un rapport très intéressant et stimulant pour moi car il « démontre » que la Silicon Valley n’est pas et ne doit pas être un modèle pour l’innovation en Suisse: dans son introduction il affirme que « le succès de la Suisse dans ce domaine reste largement et pour beaucoup de gens une énigme, et ceci d’autant plus que le seul modèle réellement connu et étudié est celui de la Silicon Valley et qu’il ne correspond pas, comme nous allons le démontrer, à celui de la Suisse. Bien que ce modèle californien ait fait l’envie de tous, il semblerait n’avoir été finalement copié intégralement par personne. »
Mais comme Comtesse est un peu « Contrarien » (comme je le suis d’ailleurs – mes amis me reprochent souvent de débattre avec moi même!), il ne peut se satisfaire de la bonne santé de l’innovation suisse. « Aussitôt que les lignes de force du modèle suisse se dégageront, on verra aussi apparaître ses faiblesses. Cela nous permettra de proposer des modifications à la situation actuelle pour une évolution réussie au futur. »
Il commence par montrer la force de la R&D issue du privé – 75% des 16 milliards dépensés en Suisse. Il ajoute que Roche et Novartis dans la pharma représentent une grande part de cette somme (environ 30% de toute la R&D Suisse) et investissent plus encore à l’étranger.
Un premier point de divergence, la R&D n’est pas l’innovation… En simplifiant, l’innovation c’est la création, plus proche de l’entrepreneuriat que de la R&D. Apple a toujours innové bien mieux et plus que d’autres entreprises, mais sa part de R&D est cependant très faible.
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Il compare alors la Silicon Valley et la Suisse: « la Silicon Valley encourage massivement l’émergence de nouveaux acteurs (start-up) dans le domaine des technologies de l’information et de la communication (TIC) tandis que le modèle suisse favorise plutôt les grandes entreprises historiques du domaine de la santé. » [page 20] et même [page 25] « la Silicon Valley a choisi délibérément les nouvelles technologies de l’information, de la communication et des télécommunications (dont Internet) comme axe innovant de son développement. » en concluant « On peut dire que la Suisse est à la santé ce que la Silicon Valley est aux TIC. »
Un second point de divergence, la Silicon Valley n’est pas la Mecque des TIC, mais celle de l’entrepreneuriat high-tech. Ainsi Genentech et Chiron furent des leaders de la biotech avant d’être rachetés par Roche et Novartis respectivement. Intuitive Surgical est un leader des technologies médicales, Tesla Motors pourrait devenir un grand acteur de l’industrie automobiles et il y a des centaines d’autres start-up dans les domaines de l’énergie (massivement financées par des fonds tels que Khosla ou KP), des technologies propres ou de la santé. De plus la Silicon Valley a elle aussi de grandes entreprises établies comme HP ou Intel qui ne sont plus des start-up.
Comtesse pense que la Suisse est moins fragile. « Aussi étonnant que cela puisse paraître, le modèle suisse est plus robuste et plus performant sur le long terme que celui de la Silicon Valley, car il est moins dépendant des rivalités planétaires comme la Silicon Valley peut l’être sous la menace de la Corée, de la Chine ou de toute autre région du monde. La Suisse l’est moins car le ticket d’entrée, dans le domaine de la santé, à savoir les investissements colossaux à réunir pour la formation supérieure, les hôpitaux universitaires, les centres de recherches, la création d’entreprises produisant des blockbusters (des produits atteignant le milliard de chiffres) est tellement élevé pour figurer parmi les régions qui comptent que peu de régions peuvent rivaliser sur ce terrain. »
Troisième point de désaccord: je ne vois pas bien en quoi la Corée (à travers Samsung et LG) devenue en effet une menace pour la Silicon Valley ne pourrait pas l’être dans le domaine de la santé. Les investissements dans l’électronique ou la téléphonie furent eux aussi colossaux. De plus la réticence des pays émergents face à la protection intellectuelle (brevets) sur les médicaments et l’émergence de fabricants de produits génériques me semble tout aussi déstabilisante.
Enfin Comtesse décrit aussi les faiblesses de la Suisse: « Mais la question à laquelle aucun politicien n’a voulu vraiment répondre était celle du manque de bons projets. Si l’on pose cette question la réponse n’est évidemment pas la constitution de parcs scientifiques ou technologiques, ni même le transfert technologique, et encore moins le coaching. C’est bien la créativité qui fait défaut. Comment faire pour que les Suisse et en particulier les jeunes issus des grandes écoles soient plus créatifs? » Neil Rimer, associé de Index Ventures dit des choses similaires: «Il y a de l’innovation en Suisse, mais peu d’entrepreneurs prêts à conquérir le monde» et « Pour attirer […], il faut une masse critique de start-up afin qu’il y ait d’autres options envisageables en cas d’échec. […] La Suisse et ses cantons cherchent à attirer des entreprises traditionnelles ou les centres administratifs de grandes sociétés. […] Mon grand souhait serait que les autorités encouragent la création de postes d’ingénieurs, de designers, de marqueteurs et de managers. C’est ainsi que nous attirerons une masse critique de professionnels capables de créer et de faire grandir les start-up en Suisse. » (Cf L’innovation en Suisse d’après Neil Rimer).
Notez la nuance. Neil Rimer ne parle pas de bons ou mauvais projets, mais d’ambition. Il disait même sur ce blog il y a quelques mois: « Je continue à être sidéré par le propos qu’il n’y a pas suffisamment d’aide en Suisse pour les projets ambitieux. Nous, et d’autres investisseurs européens sommes perpétuellement à la recherche de projets d’envergure mondiale émanant de la Suisse. A mon avis, il y a trop de projets manquant d’ambition soutenus artificiellement par des organes— qui eux aussi manquent d’ambition— qui donne l’impression qu’il y a suffisamment d’activité entrepreneuriale en Suisse. »
Comtesse revient alors sur le rôle de l’état en distinguant innovation incrémentale et innovation de rupture. « En effet ce qui compte pour une nation, c’est sa capacité globale d’innovation et notamment aussi, celle de rupture. Mais si l’État ne prend pas tous les risques, alors personne ne le fera à sa place. C’est pourquoi, il est urgent de donner de nouvelles instructions ou guidelines à la CTI. Financer l’incrémental ne devrait plus être sa tâche, ou alors seulement de manière marginale. » [Page 27] « La Commission pour la technologie et l’innovation (CTI) a tendance à soutenir des projets d’innovation incrémentale peu risqués et facile à mettre en œuvre. Ces derniers devraient être l’apanage des entreprises, et ne devraient donc pas bénéficier du soutien des pouvoirs publics. Tout au contraire, l’innovation de rupture à l’image de la recherche fondamentale devrait être largement l’affaire des pouvoirs publics. » [page 30] « Ainsi d’un côté notre système d’innovation est porté par les grandes entreprises, et de l’autre, les PME bien qu’innovantes, n’atteignent pas une masse critique suffisante pour faire souvent la différence. L’idée serait non plus de financer des projets isolés comme le fait en général la CTI, mais des programmes multipartenaires avec à leur tête l’une ou l’autre des grandes entreprises suisses. » [Page 28] « Cette approche n’interdit pas l’éclosion de nouvelles start-up mais ces dernières seraient placées sous l’aile protectrice de moyennes et de grandes entreprises suisses. Cela éviterait que les entreprises naissantes soient d’emblée vendues aux Américains (phénomène dit «born to be sold») ou qu’elles n’arrivent jamais à grandir. Il faut rappeler que plus de 80 % de nos start-up ne périssent pas dans les 7 ans alors que le taux «normal» est de 50 % (on pourrait ainsi dire que le «never die» est un autre phénomène suisse). » [page 31]
Je suis en accord avec lui sur le constat, moins sur les solutions à apporter. Je trouve intéressante la réflexion sur la priorité à donner à l’innovation de rupture par la puisse publique. Je retrouve là l’excellente analyse de Mariana Mazzucato sur l’Etat entrepreneurial. Je resterai beaucoup plus prudent sur l’idée de consortium de grandes entreprises pour développer et protéger nos start-up. Je comprends la volonté de diminuer le risque de la vente, mais je ne crois pas trop au réalisme du concept. Quel véritable entrepreneur souhaite être protégé, voire contrôlé par un grand frère même s’il est bienveillant… J’ai aussi quelques doutes sur la capacité et l’envie entrepreneuriale des grands groupes.
Par une espère de tour de passe-passe, Comtesse ajoute l’idée d’un crédit d’impôt innovation pour les entreprises. « Le système fiscal suisse ne prévoit pas explicitement d’encouragements destinés aux entreprises qui font de la R&D. La solution la plus simple reste le crédit d’impôt pour l’innovation qui consisterait, selon différentes modalités, d’alléger la charge d’impôts pour les entreprises concernant leurs dépenses pour l’innovation. De nombreux grands pays (États-Unis, Canada, Angleterre, Espagne et France) ont déjà mis en place un tel instrument. Il ne s’agit cependant pas d’encourager tel ou tel secteur par cet outil mais de créer plutôt une émulation à long terme pour l’innovation dans le pays. Ce dispositif doit donner aux entreprises, notamment aux PME, plus de liberté de manœuvre face aux processus d’innovation. » (voir le blog de Comtesse). »
Là je peux parle de désaccord complet. Lisez aussi mon analyse sur Mazzucato qui dénonce l’optimisation fiscale en la matière. Je n’ai jamais cru à l’incitation fiscale et je peux me tromper. Je comprends la plus grande efficacité de l’approche, mais je crois qu’il y a plus d’effets pervers que de résultats positifs. Il suffit de regarder la situation dramatique de la fiscalité américaine des grands groupes de technologie.
Malgré mes critiques, ce rapport est excellent. Comme tous les Contrariens, je focalise plus sur les désaccords mais il y a dans cette analyse des points passionants à approfondir sur les mythes et réalités de l’innovation suisse. Simple rappel pour finir. Comtesse a publié il y a quelques mois une présentation Prezi sur le même sujet, vous pouvez en lire mes commentaires sur Le modèle de l’innovation suisse: est-il le meilleur?