Les gens qui me sont proches se fatiguent parfois (souvent ?) de mon enthousiasme pour la Silicon Valley. C’est bien connu, l’énergie créatrice dans l’innovation est assez unique et la création de valeur qui en découle assez énorme. Cette énergie est communicative et comme disait Steve Jobs : « Si vous regardez un peu en arrière, il y a deux ou trois choses. Le mouvement Beatnik a commencé à San Francisco. C’est une chose assez intéressante à noter. C’est le seul endroit des États Unis où le Rock’n’roll a vraiment eu lieu. N’est-ce pas ? La plupart des groupes du pays, Bob Dylan dans les années 60, je veux dire, ils sont tous venus d’ici. Je pense à Joan Baez, Jefferson Airplane, les Grateful Dead. Tout est venu d’ici, Janis Joplin, Jimmy Hendrix, tous. Pourquoi ? Vous avez aussi Stanford et Berkeley, deux universités extraordinaires qui attirent les gens brillants de toute la planète et leur font découvrir une région belle et ensoleillée, où ils trouvent d’autres gens intelligents et aussi une nourriture excellente. Et aussi beaucoup de drogue à une certaine époque. Alors ils sont restés. Il y a beaucoup de richesse humaine qui se déverse dans la région. Des gens très brillants. Les gens semblent plutôt brillants ici en comparaison au reste du pays. Ils sont plutôt plus ouverts aussi. Je crois que la région est unique et elle a une histoire qui le montre bien. Tout cela attire plus de monde. Je donne aussi un grand crédit, peut-être le plus grand crédit, à Stanford et Berkeley. » Un vrai paradis ? Voilà une jolie question ! Je vais donc essayer d’aborder un sujet moins connu, les côtés sombres de cette région, ses péchés capitaux.
Tous ces avantages au travail ne sont pas sans conséquences négatives. Reuters/Erin Siegal
extrait de Those cool Silicon Valley offices? More like secretly evil empires
Une dévotion unique à l’intérêt personnel
Le sujet n’est pas du tout nouveau. En 1984, les auteurs de Silicon Valley Fever consacrèrent deux chapitres aux difficultés de la région, l’un intitulé « Styles de vie » et l’autre « Problèmes au paradis ». A la page 184, ils indiquent : « en 1980, les premières fissures firent leur apparition » et concluent (page 202) que « peut-être la plus grande menace de toutes est la dévotion unique à l’intérêt personnel au détriment du bien commun. »
Je pense qu’il s’agit du problème le plus grave de la Silicon Valley. Dans un article récent du Nouvel Observateur, La face cachée des oligarques du Net, Natacha Tatu critique des entrepreneurs richissimes qui « s’enrichissent parfois au mépris des intérêts américains. » En effet, les grandes sociétés de la technologie (Intel, Oracle, Google, Apple, etc) ont constitué de véritables trésors de guerre hors des États Unis et préfèrent ne pas les rapatrier pour ne pas payer des impôts qu’elles considèrent excessifs. « Le taux d’impôt effectif des géants de la high-tech est seulement de 16% en 2011. A ce petit jeu, le champion est Amazon, dont les impôts se sont élevés à seulement 3,5% des bénéfices en 2011, suivi par Xerox (7,3%) et Apple (9,8%). » selon BFM TV dans Comment Google, Apple & Co utilisent les paradis fiscaux. Et d’ajouter « En 2004, George W. Bush, magnanime, avait accordé un tel « tax holliday », où les profits rapatriés furent taxés à seulement 5%, au lieu de 35%, que HP en profita pour rapatrier 16 milliards de dollars; IBM 12 milliards; Intel 7,6 milliards; Oracle 3,3 milliards; et Microsoft 1 milliard. » Cet égoïsme fiscal peut expliquer en partie le délabrement des infrastructures (transports publics, autoroutes, écoles, services de santé), vice typiquement américain mais pas unique à la Silicon Valley. Il n’en reste pas moins que l’écart entre la richesse de la région et la pauvreté du système public est des plus extrêmes.
Une région hors de prix et de grandes inégalités
Je cite cette fois Chris Schrader dans What’s The Dark Side Of Silicon Valley? « Le niveau de richesse dans la région a entraîné une hausse du prix des maisons (à proximité des lieux de travail) à des niveaux astronomiques ». Si l’on ajoute le coût de la santé et de l’éducation, vivre dans la Silicon Valley est un cauchemar si l’on n’a pas de revenus confortables. Je ne parle pas des pauvres ou « working poor » dont la situation est des plus difficiles en admettant que leur situation soit légale. Sans oublier qu’une grande partie de la production de produits est sous-traitée dans des pays émergents aux conditions de travail plus difficiles encore. Inutile de revenir sur l’exemple de Foxconn en Chine qui fournit l’essentiel des produits Apple.
Workaholics
C’est connu. Dans la Silicon Valley. On travaille. Pas seulement pour l’argent, sans doute, mais les considérations matérielles semblent être l’unique préoccupation commune à tous. C’est sans doute la conséquence de cette dévotion à l’intérêt personnel et à une région hors de prix. Pour se payer maison, santé et éducation, il faut travailler comme un fou. Mais cela va plus loin, et cela est sans doute lié à la culture protestante du travail et aussi à la recherche de la richesse que les start-up laissent espérer. la vie sociale y est du coup sacrifiée et j’ai le souvenir que nombre d’étudiants à Stanford ne pensait qu’à leurs études, ce qui est tout de même assez triste…
Cette culture de geek ne contribue pas à faire de la Silicon Valley une société très équilibrée. Les discriminations, les inégalités y restent fortes. Noyce, le fondateur d’Intel, avait peur des syndicats et pensait que leur arrivée tuait les entreprises. Le travail au noir existe et les conditions de travail sont loin d’être aussi idyllique qu’on le décrit parfois. Plus simplement, les comportements sont souvent arrogants, hypocrites ou superficiels.
Une qualité de vie dégradée
Les auteurs de Silicon Valley Fever mentionnent quelques conséquences négatives des points précédents : l’absence de temps libre a des conséquences évidemment négatives sur la vie de famille, qui est sacrifiée à l’autel du dieu travail. peu de vacances, peu de curiosité aussi. En plus du stress lié à ces vies de familles dégradées et sans oublier un fort taux de divorce, toutes ces contraintes financières impliquent un système de transport en souffrance puisque l’on habite en général loin de chez soi. Les embouteillages y sont si déraisonnables que Chris Schrader dit: « je dois établir mon horaire en fonction du trafic domicile-travail qui me fait généralement quitter la maison bien avant 7 heures et rentrer souvent vers 20 heures. Quitter le travail à 17 heures n’a tout simplement pas de sens, parce que j’arriverais au même moment que si je partais à 19h. » Je ne parle même pas des transports en commun quasi-inexistants en comparaison des villes européennes ou même des régions métropolitaines de la côte Est des États Unis.
La sécurité n’est pas le sujet de préoccupation principale de la région de la Baie de San Francisco, mais il y a des poches d’insécurité considérables à East Palo Alto ou Oakland. Je vous laisse découvrir la photo que j’ai prise il y a quelques années.
Une vie socioculturelle pauvre
Contrairement à ce que je citais des affirmations de Steve Jobs plus haut, la Silicon Valley ne brille pas par sa vie culturelle. Peu de grands créateurs (en comparaison de la richesse de la région). Athènes, Rome, Florence dans un lointain passé ou Paris, Londres, Vienne et aujourd’hui New York ont fait beaucoup mieux à leur apogée. Pas de grand musée dans la région. Relativement peu de grands artistes. Pas de grande figure de la politique ou des sciences humaines malgré deux grandes universités. Si vous allez à New York, Washington, Chicago ou Los Angeles, je suis assez peu près sûr que vous y trouverez une vie culturelle plus riche.
Des comportements moutonniers
Je suis loin d’avoir fait une liste exhaustive des éléments négatifs de la région, mais je souhaite finir par un point qui crée certainement beaucoup de frustration pour les innovateurs et les créateurs. Les modes y sont si fortes qu’il est difficile de pouvoir s’y exprimer ou pire y réussir s’il l’on nage à contre-courant. Cette « herd mentality » fait que l’on écoute rarement ceux qui viennent avec des idées en apparence farfelue. Même les fondateurs de Google auront dû se débattre plusieurs mois avant de convaincre qui que ce soit. Plus récemment Elon Musk n’a pas utilisé pour Tesla Motors les investisseurs habituels de la Silicon Valley pour financer son rêve de véhicules électriques, néanmoins il est devenu la dernière coqueluche de la région. L’argent pourtant coule à flots dans des dizaines de projets similaires et souvent assez pue innovants… Les employés des start-up suivent ces modes et n’ont aucun attachement ou fidélité pour leur employeurs. Cela a sans doute quelques bons côtés (l’exigence est de mise), mais la superficialité des relations sociales en général peut devenir problématique.
Je ne renie en aucune manière mon enthousiasme pour la Silicon Valley qui reste dans mon esprit une des régions les plus dynamiques et créatrices de la planète. J’y ai trouvé inspiration et enthousiasme à des moments critiques de ma vie et la beauté de la nature environnante, l’enthousiasme (même artificiel) de la population et la douceur de vie (quand on a les moyens) en font une région des plus agréables et stimulantes. Elle n’est en est pas pour autant un paradis et il y a clairement de la place pour les améliorations.
Intéressante coincidence de voir mon collègue Burton Lee mentionner The Psychological Price of Entrepreneurship (http://www.inc.com/magazine/201309/jessica-bruder/psychological-price-of-entrepreneurship.html) alors que je publiai cet article