Je ne sais plus combien j’ai fait de posts sur le Cygne Noir de Taleb. Toujours est-il qu’il m’a été demandé d’ajouter une contribution pour l’EPFL sur son lien avec les start-up. Il s’agit de ma 8ème contribution sur les start-up pour l’EPFL. Voici donc:
08.05.13 – Qu’y a-t-il d’analogue entre une grande catastrophe et un succès industriel hors du commun dans le domaine high-tech? Ils échappent aux statistiques, mais leur impact n’en est pas moins gigantesque. Tel est le concept fécond du «Cygne noir».
Le concept de Cygne Noir a été créé Nassim Nicholas Taleb dans ses travaux sur le hasard, et popularisé par un best seller vendu à plus de 3 millions d’exemplaires. Taleb l’introduit comme suit : «Il y a deux classes de statistiques très distinctes. La première définit le Mediocristan, la seconde définit l’Extremistan. Sans entrer dans les détails, au Mediocristan, des exceptions se produisent, mais ne elles portent pas à de grandes conséquences. Ajoutez la personne la plus lourde de la planète à un échantillon de 1’000 personnes, le poids total sera à peine changé. En Extremistan, des exceptions peuvent avoir un tout autre impact (et avec le temps, leur impact sera nécessairement gigantesque). Ajoutez Bill Gates à votre échantillon: la richesse totale peut augmenter d’un facteur 10’000. Dans le premier type, il s’agit de familles de «Gauss-Poisson», à longue traîne; dans le second de familles non linéaires, fractales ou mandelbrotiennes, à traîne épaisse. Mais il faut ajouter ici un problème épistémologique: il y a une catégorie « je ne connais pas », tout simplement parce que je ne connais pas grand chose de sa structure probabiliste ou du rôle de certains grands événements.»
Les Cygnes Noirs sont les événements inconnus, en Extremistan. Ils sont rares, très rares même, et imprévisibles. Mais à leur impact est énorme. Paradoxalement, nous avons tendance à les rationaliser après coup. La chute du mur de Berlin, les événements du 11 septembre, l’accident de Fukushima sont des exemples de Cygnes Noirs.
Le monde de l’entrepreneuriat high-tech est particulièrement bien décrit pas le concept de Taleb. Nous avons des centaines de start-up en Suisse, et il s’en créée des milliers dans le monde chaque année. Mais un faible nombre croît et survit. Un plus petit nombre va connaître un grand succès. En Suisse, citons Logitech, Swissquote ou Actelion. Mais s’il ne s’agissait que de cela, l’emploi du concept de Cygne Noir serait galvaudé.
Par contre, Google ou Apple sont deux cygnes noirs. L’ampleur du succès et de l’impact de ces deux ex-start-up était tout simplement imprévisible. De multiples ouvrages ont tenté de l’expliquer a posteriori. En vain, je crois. Apple pèse presque deux fois plus en bourse qu’aucune autre société. Steve Jobs, entrepreneur improbable, la créa en 1976 à l’âge de 21 ans et, plus incroyable encore, la sauva de la catastrophe par son retour en 1997. Quant à Google, lisez le récent ouvrage I’m Feeling Lucky, et vous comprendrez l’extraordinaire exceptionnalité des fondateurs Brin et Page. Google a moins de 15 ans, plus de 50’000 employés et près de $40B de chiffre d’affaires.
Taleb est très controversé et provocateur. Il dénonce les excès de la discipline statistique, qui nous fait parfois croire à l’élimination des risques. Il déteste la «sagesse» des savants au point de s’attaquer à eux personnellement. Je me souviens d’une conférence où le président de la session me «reprocha» mon extrême passion pour les start-up high-tech, qui selon lui ne représentent qu’une fraction des entreprises. Je ne cherchai pas à dissimuler mon biais. Mais j’expliquais que leur impact est par contre loin d’être marginal, et tout aussi fascinant par la difficulté à l’anticiper. La passion l’emporte parfois sur la raison…
Taleb enfonce le clou avec la publication en novembre dernier d’Antifragile, qui a pour sous-titre «des choses qui tirent profit du désordre». C’est un livre multiforme, parfois bordélique, éloge de l’artisan, du souk, et de l’expérimentateur face à l’expert trop rationnel. Là encore, les idées de Taleb s’adaptent parfaitement à l’innovation. «La fragilité de toutes les start-up est nécessaire pour que l’économie soit antifragile, et c’est ce qui fait, entre autres choses, la réussite de l’esprit d’entreprise: la fragilité des entrepreneurs individuels et leur taux de défaillances nécessairement élevé.»
Le cygne noir a peut-être une explication assez simple. Il a souvent son origine dans les faiblesses (pour les catastrophes) et le génie (pour les merveilles) de l’espèce humaine. Albert Einstein, Léonard de Vinci, Lionel Messi et Steve Jobs sont des créateurs de génie. Il est possible de quantifier grâce à la science et à la technique de nombreux phénomènes, mais il reste toujours difficile de mesurer les capacités humaines.
Un ami a réagi à ce post et je résume son message: « J’ai lu ton article, cela me fait encore réfléchir. Oui, la chute du mur et surtout le 11 septembre sont des cygnes noirs. Fukushima, je ne le pense pas. Reprenons le « paradoxe » du cygne noir à la lettre. Ayant vu toujours des cygnes blanc, l’induction (logique) nous pousse à extrapoler faux et dire que les cygnes noirs n’existent pas. Maintenant, nous découvrons des cygnes noirs (plusieurs !) en Australie. On fait amende, et on admet que les cygnes noirs existent. Plus que cela ! On admet que ça soit tout à fait normal qu’ils puissent exister. Maintenant, nous exterminons tous les cygnes noirs. Quid de l’affirmation « tous les cygnes sont blancs » à partir de ce moment ? On ne l’accepterait pas. On a vu une fois que les cygnes noirs peuvent exister, et donc on ne se sentirait pas à l’abri d’en retrouver un jour un quelque part (pour des raisons xy) Même si les cygnes noirs ont disparu, notre compréhension et nos certitudes ont changé radicalement. Dans le cas du 11 septembre, les mesures de sécurité prises ensuite font raisonnablement penser que nous avons tué les cygnes noirs (4 avions + les futurs) et que il n’y aura pas d’autres. Mais on sait que cela peut arriver, malgré le fait que les mesures restent en place. Aujourd’hui nous semble même presque naturel que on puisse dérouter un avion pour se jeter dans une tour s’il n’y pas des contrôles! Alors qu’avant, pas du tout. Le cygne noir a disparu, mais il a changé radicalement notre compréhension, puisque la menace du cygne noir est toujours la. » Puis « Fukushima n’a pas créé un effet « cygne noir ». « Oui mais, c’est au Japon » « Ici on n’aura pas de tsunami ». C’est l’optimisme humain (Fukushima) associé à la démission (« vaut mieux ne pas y penser ») qui font que on ne voit pas les cygnes noirs? Pour cela, Google, Apple, Amazon ne sont peut-être pas des cygnes noirs non plus. D’ailleurs, tout le monde explique que les start-up ne créent pas d’emplois (!) Amazon vient d’ouvrir un centre de distribution à Piacenza : 150 emplois, 400 l’année prochaine. Les teles se sont rendu sur place, pour étudier ce miracle. Dans la tête des italiens, c’est toujours fiat et siemens qui embauchent, pas amazon ou easyjet. »
Et j’ai réagi au message précédent ainsi: « Ouah! Intéressant. Oui je suis d’accord, la définition d’un cygne noir reste difficile de la même manière que les statistiques gaussiennes et non gaussiennes peuvent parfois se ressembler terriblement. D’ailleurs le maitre de Taleb, Mandelbrot, ne m’a jamais trop impressionné avec ses fractales. Poincaré avait déjà tout fait avec son travail sur le non-linéaire. Cette théorie est peut-être surfaite. Même Taleb n’est pas toujours clair malgré sa thèse sur le domaine. Mais il faudrait reprendre ces définitions, séparer ce qui est rare mais pas lié à l’humain du reste (astéroïde tombant sur la planète par exemple.) Ce qui m’avait frappé et surtout permis de placer une intuition ancienne dans un cadre plus théorique, c’est que l’exception est souvent plus importante que la règle, soit symboliquement, soit physiquement. Le 11 septembre, c’est plutôt symbolique. A peu près le même nombre de morts que l’accident du Bengladesh. Fukushima me semblait autant « prévisible » que le 11 septembre, ou que la chute du mur, mais tant que ça n’est pas arrivé ça reste « improbable » (mais il faudrait à nouveau définir improbable). La France est bien placée dans la négation des risques nucléaires. Les dizaines de milliers d’emplois créés par les « cygnes noirs » start-up entrent dans quelle catégorie? Pas si facile. Mais Taleb mentionne la Silicon Valley (je crois) comme un exemple de cygne noir. Et il me semble que les milliers de start-up qui restent à 1-5 employés (donc cumulativement max. 100’000 emplois) ne se justifient que parce l’une ou deux d’entre elles vont créer autant d’emplois. La gravité symbolique ou réelle des 11 sept ou Fukushima est égale ou supérieure au cumulé de toutes les autres dans le même registre. Est-ce que ça rentre dans le gaussien? »