Voici ma deuxième contribution à Entreprise Romande après un article sur la difficulté à innover.
Droits d’auteurs, brevets, marques. Jamais la propriété intellectuelle («PI») n’a fait autant parler d’elle, mais serait-elle victime de son succès ? Elle devient en effet l’outil quasi-exclusif des puissants et pire, elle est peut-être un frein à l’innovation qu’elle est censée encourager.
En juillet 2011, un consortium réunissant Apple, Microsoft, Sony rachetait 6 000 brevets du défunt Nortel pour $4.5 milliards, En août 2011, Google répliquait en rachetant les brevets de Motorola Mobile pour $12,5 milliards. Enfin en septembre 2011, les Etats-Unis annonçaient une réforme majeure de leur loi sur les brevets, l’America Invents Act. Ces trois événements en un seul été viennent confirmer la place de plus en plus prépondérante de la PI dans le monde des affaires. Pourtant je crois qu’il s’agit plutôt de mauvaises nouvelles!
Nouveaux privilèges
Si un dépôt de brevet ne coûte que quelques centaines de dollars et quelques dizaines de milliers à maintenir sur 20 ans, en garantir la protection en cas de litige juridique se comptera en millions de dédommagements et frais d’avocats. Toute entreprise aux reins fragiles pourra être morte bien avant d’obtenir réparation ou de prouver son innocence. Malheur aux faibles ! Les grandes entreprises ne sont pas les seules à l’avoir compris, puisque sont apparues depuis quelques années des sociétés spécialisées dans la valorisation de portefeuilles de PI («patent trolls») sans la moindre ambition de vendre des produits ou services autour de celle-ci. Et les européens ne doivent pas croire que le problème n’est qu’américain comme l’illustre la récente bataille entre Nokia et l’Allemand IPCom.
On est loin de l’origine des brevets et du droit d’auteur consolidés par les révolutions de la fin du XVIIIème siècle. Il était question de mettre fin au monopole du corporatisme et de soutenir inventeurs et créateurs. Loin de moi l’idée de pousser à la disparition de la propriété intellectuelle. Je ne citerai que l’exemple du laser dont la saga des brevets a au moins permis un magnifique livre, plus proche du thriller que de la physique ardue d’où il est né, Laser: The Inventor, the Nobel Laureate, and the Thirty-year Patent War. Mais je ne suis plus du tout convaincu que la PI pourrait aujourd’hui permettre ce qui avait été possible il y a presque 50 ans avec le laser. Et déjà au XIXème siècle, des mouvements abolitionnistes étaient apparus, conscients des limites d’un système instaurant de nouveaux privilèges.
Freins
L’autre débat autour de la PI est parfaitement résumé par un récent article de la ParisTech Review : « les brevets freinent-ils l’innovation ? » L’histoire est-elle aussi ancienne : Boldrin et ses co-auteurs [1] affirment que les développements de la machine à vapeur ont été freinés par des brevets déposés en 1769. Sait-on que le microprocesseur d’Intel ne fut jamais protégé, ni même bien sûr l’Internet ; et c’est plus ou moins contraint que Bell Labs accorda des licences sur le transistor, événement qui est peut-être à la naissance de culture de la Silicon Valley : « Dans les années 70 et 80, de nombreux ingénieurs de chez Fairchild, National et autres se rencontraient autour d’une bière pour parler des problèmes qu’ils rencontraient dans la production ou la vente de semi-conducteurs. Le Wagon Wheel Bar était un lieu de rencontres où même les concurrents les plus vifs échangeaient des idées. » Ayant récemment visité LinkedIn, j’y ai entendu des ingénieurs raconter comment ils résolvent certains problèmes avec leurs collègues chez Facebook. Discuter avec Apple ou Google semble beaucoup plus difficile.
La propriété intellectuelle n’est pas la réponse à tout et dans son évolution actuelle, elle pose plus de nouveaux problèmes qu’elle n’en résout. La réforme des brevets américains suscite déjà maintes critiques. Quant à l’Europe, elle semble bloquée dans ses égoïsmes nationaux puisqu’il n’existe pas de brevet européen et son refus des brevets sur le logiciel ou les modèles d’affaire ne lui donnent pas le moindre avantage. Dans un monde dématérialisé et globalisé, la PI doit protéger le créatif, pour mieux permettre la diffusion des idées et des techniques. Le mouvement « open source » dans le logiciel et les récentes expériences de diffusion d’œuvres artistiques exclusivement sur Internet montrent que de nouvelles approches sont possibles sans tuer ni les affaires, ni l’innovation. Mais il semble que les craintes des acteurs établis l’emportent sur la passion et la prise de risque des créateurs.
-[1] Do Patents Encourage or Hinder Innovation? The Case of the Steam Engine. Patent Law Is Highly Controversial. Michele Boldrin, David K. Levine, and Alessandro Nuvolari.
– Laser: The Inventor, the Nobel Laureate, and the Thirty-year Patent War. Taylor, Nick (2000). New York: Simon & Schuster
– Les brevets freinent-ils l’innovation ? Paristech Review, septembre 2011
PS: Au moment d’écrire ce texte, je n’avais pas encore pris la mesure de la guerre Apple-Samsung…